Développement de l'enfant

Aldo Naouri : « Un bébé ne s’élève pas comme une vache ou un cochon »

À quel moment faut-il commencer à éduquer son enfant, lui poser des limites, lui apprendre certaines règles? À cette question, le pédiatre français Aldo Naouri répond : au berceau. Le Ligueur l'a rencontré lors d'une conférence organisée par l'université de Jérusalem-Belgique.

Éduquer, ça commence au berceau, cela veut dire quoi ?
Aldo Naouri :
« C'est un état d'esprit qui prend comme point de départ que le bébé qui vient au monde ne connaît pas d'autre univers que celui dans lequel il vit. Si on lui présente le monde comme un environnement qui est entièrement à son service et dans lequel on satisfait à tout ce qu'il demande, il n'aura aucune espèce de raison de considérer qu'il existe quelqu'un d'autre que lui. Cet enfant, au bout d'un certain temps, quand il doit commencer à avoir des échanges sociaux - ne seraient-ce que des camarades de jeux, d'école, les autres parents - va apparaître comme ce qu'il est, c'est-à-dire un enfant-roi, tyran, impossible à vivre.
En revanche, si on l'introduit dans un monde dans lequel on lui signale qu'il y a des limites, c'est cela que j'appelle l'état d'esprit, il va accepter ces limites. Elles seront pour lui extraordinairement sécurisantes et tout ce que ses parents lui intimeront l'ordre de faire sera exécuté sans aucune espèce de problème. »

Tout se joue avant 4 ans

Quel est l'intérêt de commencer si tôt à éduquer son enfant ?
A. N. : « L'éducation, quand on est dans cet état d'esprit de poser des limites, à 3 ans et demi-4 ans, c'est terminé. Et pour la vie ! On met l'enfant sur des bons rails pour faire de lui un être social qui va échanger avec les autres. Mais pour cela, il aura fallu qu'il apprenne à lutter contre ses élans, contre ses pulsions, contre ce qui s'exprime spontanément chez lui. Et c'est seulement parce qu'il aura appris cela qu'il fera une place à l'autre. De la frustration naît le 'désir de'. Et il acceptera cette frustration d'autant plus facilement que lui, ce qui lui importe, c'est l'amour de ses parents. Il comprendra très facilement que s'il accepte la frustration, il aura l'amour. Nous sommes, si vous voulez, dans une forme de conditionnement, qui est tout à fait important. Mais pour qu'il puisse produire des effets, il est fondamental donc que les parents soient dans cet état d'esprit. Lorsqu'un parent, vers 3 ans et demi, va dire à son enfant que le biberon ou la sucette c'est fini, la sérénité avec laquelle il va le dire, dans le ton des échanges habituels, va faire que cela va être accepté sans problème. »

Sur quoi se fonde votre discours ?
A. N. : « Sur quarante années de pratique, d'observations et sur des bases scientifiques connues. À la fin de sa 1re année, alors qu'il s'était cru un morceau de sa mère, il découvre qu'il est lui. Il se construit alors un scénario où sa mère est toute-puissante, il se dit : 'Ma mère peut me faire vivre, mais si elle ne veut pas, elle peut me faire mourir. Alors je ne vais pas me laisser faire, je vais m'opposer à elle par ma propre toute-puissance : moi aussi je sais crier, moi aussi je sais la faire tourner en bourrique'. C'est sur cette phase-là que porte essentiellement l'éducation. Si on a affaire à une mère qui a compris cela, elle ne se laisse pas déborder et l'éducation fonctionne. Mais si c'est une mère qui idolâtre son enfant, qui ne veut surtout pas qu'il soit traumatisé, le rapport s'inverse totalement et on rate l'éducation. On va se retrouver avec un individu qui, pour la vie entière, ne sera jamais éduqué. Cela va faire que cet enfant deviendra ce qu'on appelle en psychanalyse un pervers, c'est-à-dire quelqu'un qui passera son temps à contourner les lois. »

Faire tourner sa mère en bourrique

La mission des parents est, à vos yeux, très exigeante !
A. N. : « Il n'y a pas besoin pour les parents d'être ‘outillés’ pour se mettre dans cet état d'esprit. Il leur suffit de savoir que les choses doivent se passer ainsi pour qu'ils puissent le faire. Eux-mêmes ont été dans ces conditions-là, lorsqu'ils étaient petits enfants. Le problème que nous rencontrons aujourd'hui, c'est que nos sociétés ont décidé qu'il en allait autrement. Au motif que la démocratie est le système idéal, on l'applique aussi au cercle familial, alors que c'est quelque chose qui intéresse la masse. Au niveau familial, la relation est toujours verticale. Parce que le parent a l'âge qu'il a et que l'enfant est démuni et a besoin de tout apprendre. Il n'y a pas de relation horizontale au niveau de la famille.
Il y a une évidence très basique : vous avez 30 ans, vous mesurez 1m78 et vous pesez 74 kg et vous avez affaire à un bébé de 2 jours qui a 50 cm et pèse 3 kg. Il faut savoir que le rapport entre lui et vous est un rapport proportionné où votre intervention va être phénoménalement importante sur lui. Il suffit de prendre le guide de façon correcte et de se dire : ‘Je n'élève pas mon bébé comme j'élèverais un cochon ou une vache, je vais regarder le long terme et faire ce qu'il faut. Je vais le changer, le laver, le nourrir, mais aussi lui dire qu’il y a des limites.’ Le bébé qui naît a des capacités limitées : il dispose certes des instruments pour devenir un être social, mais il faut lui apprendre à s'en servir. Il doit apprendre à réfléchir, à réprimer ses envies, à attendre, lui apprendre que l'autre existe. Tout cela ne se fait pas comme ça si facilement.
J'en profite également pour rappeler que l'éducation incombe aux parents, ce sont eux qui sont capables de la mettre en place. Des individus autres que les parents ne peuvent pas faire ce que le parent devrait faire et ne fait pas. Il n'y pas de compensation possible. Ceux qu'on appelle, d'un mauvais mot d'ailleurs, les éducateurs, je parle des enseignants, sont là pour délivrer un savoir et en aucun cas pour éduquer un enfant. »

Il a beaucoup été question de la mère. Qu'en est-il du père alors ?
A. N. : « Dans le processus de destruction de la famille qu'ont entrepris nos sociétés, on est passé par une phase cruciale, radicalement nocive au sens où précisément on a cessé d'apporter le soutien aux pères. C'est-à-dire cessé de dire : un père, c'est différent d'une mère et il a besoin d'être soutenu par l'environnement social. Pourquoi ? Pour une raison simple : la mère a une puissance intrinsèque qui lui vient du fait qu'elle porte les enfants, qu'elle les met au monde et qu'elle laisse une trace sur eux ad vitam aeternam. Le père, lui, n'est père de son enfant que désigné par la mère. Elle en fait quelqu'un d'important pour elle. C'est fondamental en ce que dans la hiérarchie qui va s'instaurer en père et mère au moment de la naissance d'un enfant, on va voir se confronter deux logiques qui sont totalement hétérogènes. Pour l'enfant, la mère est une cascade de oui, en réponse à ses besoins. Le père, lui, n'est qu'une métaphore, il est celui qui fait obstacle à la cascade de oui en confisquant à l'enfant la toute disponibilité de la mère pour en faire sa femme, son objet sexuel. On a là le substratum sur lequel se construisent toutes les frustrations. »

Quand on est père ou mère pour la première fois, c'est normal qu'on tâtonne, qu'on ne sache pas forcément comment faire. Pour le deuxième enfant, c'est différent. ?
A. N. : « Oui, parce qu'on a pris plus d'assurance, on est beaucoup moins inhibé. Et surtout, on a appris que l'enfant est un être extraordinairement solide et que les craintes que l'on a pour lui sont des craintes imaginaires. Plus simplement, on pourrait dire que les parents ont simplement à se faire confiance, à condition qu'ils ne s'excluent pas l'un l'autre. De manière générale, il y a une chose qu'il faut bien garder en tête et qui est universelle. Quelle que soit la façon d'agir, quoi qu'il se passe, il n'y a pas de parent parfait, pas plus qu'il n'y a d'enfant parfait. »



Propos recueillis par Romain Brindeau

EN SAVOIR +

Aldo Naouri est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Éduquer ses enfants. L'urgence aujourd'hui (Odile Jacob) ou encore Les belles-mères, les beaux-pères, les brus et les gendres.

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