Vie pratique

En ce temps surréaliste de confinement, les grands-parents disent, sans retenue, leur tristesse et leur frustration de ne pas serrer leurs petits-enfants dans leurs bras. À leur façon, les jeunes enfants expriment, eux aussi, leur manque des êtres qui leur sont chers hors cellule familiale nucléaire. Voici trois regards pour mieux embrasser cette réalité.
Dans une vidéo destinée à la tribu élargie, Pomme, bientôt 3 ans, demande à Corona de partir. Parce que, pour elle, ce n’est pas chouette… de rester avec ses parents. Elle veut « retourner chez [ses] grands-mères » et voir ses amis « tout près, tout près, tout près ». Après un échange en vidéoconférence avec ses grands-parents, Salomé, 3 ans, a mis ses chaussures et s’est installée dans sa poussette, puis elle a pleuré en se postant devant la porte d’entrée.
Les premiers jours du confinement, Agathe, 5 ans, les assimilait à des vacances. « On est à quatre tout le temps, on mange à quatre… Mais, très vite, on se rappelle tout ce qui est bien en temps normal : la complicité avec les copines, les sorties à la plaine de jeux… », raconte son papa. Chaque matinée, son frère Félix, 2 ans et demi, et elle ont un rendez-vous vidéo avec leurs cousins et cousines organisé par leur grand-mère qui les convie à un bricolage. Bien avant l’heure, Agathe trépigne d’impatience. Le soir, place à une séance vidéo d’histoires racontées : les enfants adorent.
► Reine Vander Linden, psychologue :
les enfants ont une vie psychique propre
Étonnantes, ces manifestations enfantines ? « Le contexte actuel invite pas mal de parents à prendre conscience, de façon aiguë, que leur enfant, même très jeune, a une vie psychique propre. Lorsqu’il a déjà la parole, l’enfant peut dire : ‘J’aime untel’ ou ‘Je veux voir mon copain’. Vivant le confinement ici et maintenant, il sent très concrètement le manque, le manque de liens physiques - voir de tout près ses proches, les toucher. C’est quand même incroyable qu’un petit enfant dise : ‘Je ne veux plus voir mes parents’. Évidemment, cela ne signifie pas qu’il les rejette, mais il exprime par là qu’il a envie d’autre chose, qu’il a besoin d’une ouverture », explique Reine Vander Linden, psychologue clinicienne.
Pour nombre de parents, c’est rassurant de noter que leur enfant a une vie en dehors d’eux. La socialisation est « une nécessité pour grandir, pour avoir un retour sur sa personne, sa valeur, pour apprendre le langage… Les contacts humains nourrissent l’enfant et le font évoluer », rappelle Reine Vander Linden.
C’est clair, les systèmes de vidéoconférence (Zoom, Skype, WhatsApp...) aident à garder le lien avec les proches en cette période de confinement. Et si les plus jeunes comprennent pas mal de choses aux contacts virtuels, tout ne va pourtant pas de soi. « Quand on leur demande de donner un bisou, la plupart d’entre eux vont, dans un premier temps, coller leurs lèvres sur l’écran. Logique : donner un bisou, c’est d’abord une affaire de contact tactile ».
Prendre le temps d’observer son enfant
Alors, nos petits loups s’adaptent-ils aux nouvelles technologies ? Pour donner un élément de réponse, Reine Vander Linden aime se référer à une étude sur l’apprentissage des langues réalisée avec des bébés. Celle-ci révèle que cet apprentissage doit être multimodal pour être optimal : entendre les sons, voir l’expressivité et les mimiques de l’interlocuteur ; c’est l’interaction réelle qui le favorise.
« Cette expérience est intéressante parce qu’elle montre que le langage s’apprend dans un échange où il y a du jeu, du plaisir, quelque chose de ‘tactilement visuel’, ai-je envie de dire ». Et la psychologue d’ajouter : « Les petits enfants cherchent la nuance et le détail dans leurs interactions avec les autres. Ils sont beaucoup plus observateurs que les adultes ».
Et si les parents profitaient du confinement pour observer leur enfant, suggère encore Reine Vander Linden : « Quand on prend le temps de le faire, on découvre souvent des choses qui, en période habituelle, passent à travers les mailles du filet ».
► Jean-Michel Longneaux, philosophe :
odeurs et toucher à retrouver
Jean-Michel Longneaux est philosophe à l’université de Namur. Quelle réflexion lui inspirent ces vécus d’enfants relatés ?
« Dès leur plus jeune âge, les enfants ne se réduisent pas à être le fils ou la fille de leur maman et de leur papa. Ils sont aussi le petit-fils ou la petite-fille de leurs grands-parents, le copain ou la copine de leurs amis… Leur vie en dehors des parents est riche. En tant que parent, il est donc illusoire de croire que ce n’est pas grave si son enfant ne voit plus ses grands-parents ou ses amis parce que le principal, ‘c’est moi, la mère’ ou ‘c’est moi, le père’. Pour l’enfant, être d’un coup privé de certains proches (comme dans le cadre du Covid-19), ce n’est pas perdre quelque chose d’accessoire, c’est perdre quelque chose qui définit son identité, ni plus ni moins. Car ce qu’on est résulte, en partie, des relations qu’on a avec les autres. Si on est privé d’une relation avec une personne - imaginons, lors d’un décès -, on a raison de dire : ‘C’est une partie de moi qui meurt’. Bref, il ne faut pas sous-estimer le manque, voire la souffrance, qu’exprime l’enfant qui ne voit soudain plus ses grands-parents, par exemple ».
Point positif : contrairement à un décès, le confinement impose à l’enfant un changement qui est normalement réversible, souligne le philosophe. Il peut espérer retrouver les personnes qui lui manquent. « La question est, dès lors, de savoir comment l’aider à vivre ce temps d’absence, à patienter ».
Là, le philosophe est partisan d’une démarche à la Dolto : « Mettre des mots là-dessus. Car, quand on ne dit rien, le risque est grand que l’enfant imagine tout et n’importe quoi (‘Ma grand-mère ne m’aime plus’…), c’est la porte ouverte aux angoisses. Même s’il ne comprend pas grand-chose à ce qu’on lui dit, il tirera quelque chose de rassurant du fait même qu’on lui parle ».
« J’existe toujours »
Les systèmes de vidéoconférence sont, pour Jean-Michel Longneaux, « un détour pour préserver et entretenir la relation ». Un peu comme lorsque, jadis, on correspondait par lettres. « Une façon de dire à l’autre : ‘J’existe toujours’ ». Donc, Skype, Zoom et compagnie permettent de « continuer à exister face à la personne pour qui on a envie de continuer à exister. On se voit et on discute en direct - ce qui est un progrès par rapport au courrier d’autrefois -, mais on ne converse jamais qu’avec une personne réduite à son statut d’image ». Il y a là un appauvrissement. Que perd-on dans l’affaire ? « D’une part, les odeurs, d’autre part, le toucher, répond le philosophe. On est dans une relation d’image à image. On a, en face de soi, quelqu’un qui devient virtualisé, désincarné ».
Afin de bien comprendre ce qui se joue là, le philosophe revient à la base : « Pour qu’un enfant puisse se construire à part entière, ce n’est pas simplement comme pur esprit ou pure conscience qu’il doit apprendre à exister, mais c’est aussi comme individu avec un corps. Cela se passe toujours dans la relation à l’autre qui, lui aussi, est un esprit et un corps. C’est en étant touché, en étant confronté à d’autres corps qui ont d’autres odeurs qu’on prend conscience que soi-même, on a une odeur, une peau. Que soi-même on vit des sensations positives et négatives et qu’on existe comme être incarné, conscient des limites de son corps. Et donc, pour exister pleinement comme petit-fils ou petite-fille de son grand-père ou de sa grand-mère, l’enfant doit non seulement les voir, mais il doit aussi être pris dans leurs bras, les sentir, avoir une relation en direct et de corps à corps avec eux (une relation qui peut, d’ailleurs, être négative) ».
Cela explique pourquoi, malgré internet et les précieux moyens de communication actuels, les enfants éprouvent tant le besoin de « se frotter » à leurs grands-parents et aux autres enfants de leur entourage.
► Jacques Marquet, sociologue :
variations sur un même thème
Pour Jacques Marquet, sociologue de la famille à l’UCLouvain, une mise en perspective est utile. Si la socialisation des jeunes enfants par l’institution scolaire semble aujourd’hui essentielle et de l’ordre de l’évidence, ça n’a pas toujours été le cas. « La question a, par exemple, fait débat dans les années 1970 et 1980 : alors que certains encourageaient l’entrée à l’école dès 3 ans, d’autres s’en inquiétaient - on allait arracher les enfants à leur sphère familiale ».
Mais beaucoup de travaux ont aussi montré les bienfaits d’une socialisation précoce, insiste Jacques Marquet. « Le petit enfant apprend que les règles peuvent être différentes d’un lieu à l’autre. Il a la possibilité de multiplier ses liens : avec les grands-parents, avec les enfants de la crèche ou de l’école… Et parce qu’ils sont récurrents, ces liens sont souvent forts ». Aujourd’hui, « le fait que les jeunes enfants les réclament est la preuve de leur importance pour eux ».
Mamy-câlin ou mamy distante ?
Quelle place avaient les systèmes de vidéoconférence dans la famille avant le confinement ? Voilà, pour le sociologue, une question à se poser pour savoir quelle place ils occupent maintenant. « L’utilisation des outils technologiques d’interaction est très variable d’un groupe social à l’autre ». Ici, l'utilisation était contrôlée, limitée ? Elle a tendance à le rester. Là, elle était libre et abondante ? Elle demeure semblable. Tout est question de continuité.
« Et, bien sûr, pour savoir si les rendez-vous virtuels sont une réponse adéquate au manque physique d’une personne, il faut aussi se demander quel était le lien tissé avec elle avant le confinement. Si l’enfant a une mamy qu’il voyait peu, il est probable que l’écran soit suffisant. Mais si sa grand-mère est une mamy-câlin, qui a l’habitude de le prendre sur ses genoux pour lui raconter des histoires et de faire des pâtisseries avec lui, il est certain que l’écran ne va jamais combler son absence. »
Martine Gayda