Société

Pôles territoriaux vers une école plus inclusive : les craintes des parents

Beaucoup de parents déplorent le nouveau système qui va être mis en place. Une pétition est en train de se préparer et un recours va probablement être déposé. Nous avons relayé les craintes des parents auprès du secteur et de la ministre de l’Éducation, Caroline Désir (PS). Voici leurs réponses.

Delphine est la maman de Sophie, 6 ans et demi, atteinte du syndrome Ehlers-Danlos, une maladie du tissu conjonctif qui provoque une fatigue intense, des gros problèmes de proprioception, une digestion avec un reflux gastroœsophagien important, un transit intestinal problématique et des articulations susceptibles de se déboîter à tout moment. « Par contre, au niveau intellectuel, elle n’a aucun souci, mis à part quelques problèmes de dyspraxie et des troubles attentionnels ».

Jusqu’au mois d’avril dernier, Sophie était dans l’enseignement ordinaire grâce à l’intégration. Delphine a ensuite été obligée de la transférer vers l’enseignement spécialisé, car les cours allaient trop vite et la fatigue était trop importante.

Pour la maman, ce passage dans le spécialisé n’est que temporaire. Elle souhaite plus que tout que sa fille réintègre l’enseignement ordinaire à moyen terme. C’est pourquoi, la réforme l’inquiète sur plusieurs points.

« Au moment où l’intégration fonctionne, on fait marche arrière »

Delphine est logopède de formation et connaît un peu l’historique de l’intégration. « Quand j’étais étudiante, cela faisait déjà vingt ans que mes professeur·e·s d’université parlaient d’intégration et cherchaient à mettre en place ce système. Un long combat a été mené, car les enseignant·e·s avaient du mal à accepter d’avoir une personne extérieure pour les aider dans leur classe. Aujourd’hui, on y est enfin et cela fonctionne. Mais les pouvoirs politiques décident de changer le concept. C’est vraiment malheureux ».

La première question de Delphine est légitime : pourquoi modifier un système alors qu’il semble bien fonctionner ? Plusieurs acteurs et actrices du secteur nous ont aidés à répondre à cette question. Si la majorité d’entre eux/elles a émis des réserves sur le projet, ils et elles ont tou·te·s fini par l’accepter.
Patrick Lenaerts, secrétaire général adjoint du Secrétariat général de l'enseignement catholique (SeGec), nous éclaire sur la raison la plus évidente : le budget. « Ces dernières années, la demande en matière d’intégration a totalement explosé. Alors qu’en 2009, environ 500 élèves bénéficiaient d’une intégration, en septembre 2020, ils étaient 11 416. Entre 2019 et 2020, le nombre d’élèves en intégration a augmenté de 84 %. Par conséquent, le budget consacré à ce système a, lui aussi, éclaté ».

La ministre de l’Enseignement, Caroline Désir (PS), nous révèle d’ailleurs quelques chiffres : « Le budget est passé de 15 millions d’euros en 2014 à plus de 100 millions d’euros aujourd’hui ».
Dominique Luperto, le secrétaire général adjoint du Conseil de l’enseignement des communes et des provinces (CECP), met en lumière une des conséquences de la facilité de ce système. « Le nombre d’intégrations pour les enfants de type 1 et 8 (soit les enfants avec un retard mental léger et les enfants qui ont des troubles de l’apprentissage) a augmenté alors que ce sont des enfants qui ne sont a priori pas destinés à être orientés vers l’enseignement spécialisé. Mais les enseignant·e·s adhéraient beaucoup plus facilement au système étant donné la difficulté à gérer ce genre de trouble. L’intégration est devenue, en quelque sorte, un moyen pour les enseignant·e·s de soulager leur travail ».

La ministre ajoute qu’en raison de ces « petites » dérives, « les objectifs initiaux de l’intégration n’étaient pas remplis. À la base, celle-ci visait avant tout à permettre aux élèves à besoins spécifiques (EBS) qui étaient dans l’enseignement spécialisé de revenir dans l’ordinaire. Or, alors que la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) allouait de plus en plus de moyens à l’intégration, cela n’avait pas d’impact sur la diminution des élèves dans l’enseignement spécialisé ».

Enfin, Gil-Olivier Dumont, directeur de l’École Intégrée à Woluwe-Saint-Lambert (Bruxelles), précise que l’intégration est devenue une solution pour beaucoup de parents et d’enseignant·e·s. Mais aussi que d’autres jeunes, qui n’ont pas de familles soutenantes, n’ont pas la chance de bénéficier de ces aides.
« Il reste encore de nombreuses écoles où 50% des élèves sont à besoins spécifiques, mais ne profitent pas des avantages de l’intégration ». La ministre complète : « Le dispositif d’intégration était inégalitaire en fonction des zones d’enseignement et des indicateurs d’enseignement (ndlr : comprenez les milieux socio-économiques) des élèves. Il ne permettait pas de prendre en charge tou·te·s les élèves de la FWB qui se trouvaient dans la même situation en termes de besoins spécifiques ».

« Les quatre heures d’accompagnement par semaine vont diminuer, pour être supprimées en 2026 »

Quand elle était dans l’enseignement ordinaire, Sophie, la fille de Delphine, était accompagnée dans sa classe par une logopède à hauteur de quatre heures par semaine.

« Elle permettait à Sophie de préparer certaines activités avec plus d’autonomie. Elle aidait l’institutrice et lui expliquait quelles étaient les difficultés de ma fille, car peu d’instituteurs ou d’institutrices savent exactement ce qu’est la dyspraxie. Maintenant, il n’y aura plus d’aidant·e dans les classes. Certes, il y aura les aménagements raisonnables, mais il n’y aura plus d’accompagnement humain. J’ai peur que l’inclusion ne fonctionne pas et que les EBS soient plus vite orientés vers le spécialisé. »

La réforme va, de fait, diminuer progressivement les heures d’accompagnement des EBS avant de les supprimer en 2026. Les enseignant·e·s auront donc moins de soutien pour permettre aux EBS d’évoluer. Comment combler alors la disparition de cet accompagnement humain pour ces enfants ?

« Les pôles territoriaux auront deux missions principales : permettre aux équipes pédagogiques de l’enseignement ordinaire de mieux appréhender l’hétérogénéité des classes […] et accompagner individuellement les élèves présentant des besoins spécifiques en cas de nécessité […], répond la ministre. Je souhaite que chaque élève bénéficie de l’enseignement qui corresponde à ses besoins. Pour une partie d’entre eux, l’enseignement spécialisé joue ce rôle à merveille […]. Mais pour d’autres élèves ayant un handicap ou un trouble d’apprentissage, l’enseignement ordinaire peut être une voie enrichissante. »

« Le spécialisé va être surchargé »

Étant donné que sa fille est actuellement dans le spécialisé, Delphine a aussi les échos de sa directrice. Cette dernière « redoute un afflux énorme d’enfants. Dans le spécialisé, les enseignant·e·s ont des toutes petites classes de six à sept élèves maximum. Avec quinze élèves, cela risque d’être beaucoup plus compliqué, d’autant plus qu’ils ne sont à priori pas financés pour cela ».

Devant ces doutes, la ministre se montre assez claire : « Les normes de programmation dans l’enseignement spécialisé sont spécifiques à chaque type d’enseignement, c’est ce qu’on appelle le ‘nombre guide’. Il n’est pas question de le modifier. Les classes garderont leur taille actuelle. Notre enseignement spécialisé, même si certains le décrient, est de qualité. Il n’est pas question dans mon chef de le supprimer ».

« J’ai peur pour l’avenir »

Plus tard, Sophie souhaite devenir médecin, et Delphine pense qu’elle en est tout à fait capable. « On peut trouver comment faire si on en a l’envie. Je connais des enfants dyspraxiques qui sont allés jusqu’au bout du secondaire, qui sont allés à l’université et qui s’en sont sortis. C’est beaucoup plus difficile, mais cela marche. Je voudrais que ma fille puisse réussir son parcours scolaire ».

Véronique Lekien, conseillère et directrice du centre psycho-médicosocial libre de Soignies, a les mêmes appréhensions que celles de Delphine concernant l’avenir. « Nous avons généralement de très bons résultats d’intégration des EBS dans l’enseignement ordinaire. Certains sont parvenus à passer leur 6e professionnelle et technique de qualification alors qu’ils étaient arrivés en intégration sans savoir déchiffrer un texte. Certes, cela coûte très cher à l’État, mais c’est un investissement pour la vie. Ces élèves ne sont pas retournés dans le spécialisé, ils ont décroché une qualification et ils seront implantés dans le marché du travail ».

Face à ces doutes, Caroline Désir répond de façon laconique et peut-être un peu trop succincte pour rassurer les parents et les professionnel·le·s. « L’objectif des pôles est de maintenir le plus possible d’élèves à besoins spécifiques dans l’ordinaire pour leur permettre de mener à bien leur scolarité. […] La transition d’un système à l’autre est prévue sur cinq ans. Une évaluation annuelle est prévue pour permettre un ajustement, le cas échéant ».

Cette évaluation, beaucoup d’acteurs et actrices du secteur comptent dessus. Véronique de Thier, chargée de mission à la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (Fapeo), l’attend également. « Nous avons soutenu cette réforme, car ses objectifs sont louables et les moyens déployés sont considérables. Certes, ce n’est jamais assez. Mais par rapport au budget structurel de l’enseignement, c’est une partie conséquente. Après, comme tout changement, nous avons encore énormément de questions sur la manière dont cela va se passer. Nous veillerons donc à ce que cette réforme soit évaluée et rectifiée si elle ne produit pas ses effets ».



Alix Dehin

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