Développement de l'enfant

Jadis, on se donnait des coups de chapeau, on utilisait le baisemain. Aujourd’hui, un simple « Bonjour » suffit. C’est vrai que la politesse s’exprime dans des rituels souvent un peu à la traîne par rapport à la civilisation du moment. Mais, tôt ou tard, elle s’adapte. N’empêche, on ne peut vivre en société sans un certain nombre de signes codifiés pour se manifester mutuellement de la reconnaissance et laisser de la place aux autres. Rencontre avec Dominique Picard, auteur de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (PUF).
On entend souvent dire que la politesse se perd. Partagez-vous ce constat ?
Dominique Picard : « Oui, une partie des règles qui jadis étaient automatiques ne le sont plus aujourd’hui. Ainsi, laisser passer une personne plus âgée ou bien lui céder sa place dans le métro ne va plus de soi. Il en va de même des règles d’échange : traditionnellement, lorsqu’on reçoit quelque chose, on donne systématiquement autre chose en échange, ne serait-ce qu’un remerciement qui doit être proportionnel à ce qu’on a reçu. Or, il n’est pas d’usage de répondre systématiquement aux e-mails qu’on nous adresse. Le principe de politesse voudrait pourtant que l’on réponde au minimum par un ‘Bien reçu’. »
Comment s’explique la disparition de tels automatismes ?
D. P. : « Avec l’avènement des nouvelles technologies, le monde a connu une formidable accélération. Faite de rituels par nature relativement rigides, la politesse n’a pas pu suivre. Le numérique a non seulement décuplé la vitesse des réactions, mais il a aussi, dans une large mesure, aboli la frontière entre public et privé. Avec le téléphone portable, beaucoup tiennent des discussions intimes en présence d’autres personnes. Autre phénomène : l’extérieur s’invite désormais dans les relations sociales. Il suffit que la sonnerie retentisse pour qu’on interrompe une conversation en s’excusant vaguement et qu’on se mette à parler avec quelqu’un d’autre, en excluant notre interlocuteur de cette seconde discussion. Le téléphone portable introduit une superposition d’univers différents qui crée une gêne, un agacement, un malaise qu’on ne sait pas encore gérer. Quand il s’agit d’une nounou qui appelle parce que le petit va mal, on comprend que la mère réponde au téléphone. Mais il est beaucoup moins compréhensible qu’elle réponde à une copine qui veut fixer avec elle un rendez-vous pour déjeuner au resto la semaine prochaine… Et même si elle a décroché, elle peut très bien dire qu’elle n’est pas seule et qu’elle rappellera plus tard … L’autre hypothèse tient à la nature ambivalente de la politesse. Elle a pour but de fluidifier les relations entre les gens. Mais on peut considérer qu’elle comporte aussi une part d’hypocrisie, dans la mesure où elle nous contraint à sourire à des gens qu’on n’aime pas forcément. Et ce versant négatif a conduit à une remise en cause de la politesse, à l’occasion du mouvement de contestation de la fin des années 60. Dans son sillage, un courant éducatif a même préconisé d’élever les enfants sans leur fixer de limites. »
La faute à l’écran !
Ces règles n'ont-elles pas été inventées pour canaliser nos émotions ?
D. P. : « Oui, l'émotion est quelque chose de très perturbant. Par exemple, si je me trouve brusquement confrontée à quelqu'un que je n'aime pas, qui me fait peur, me dégoûte ou m'angoisse, je suis submergée par la peur, je peux avoir envie de reculer, de fuir ou bien de manifester mon aversion. Dans ces cas-là, il est bien utile de se comporter selon les règles de politesse. Même chose pour les émotions positives. Si je suis très sensible à la séduction de mon interlocuteur, il peut être gênant, pour moi comme pour lui, d’exprimer trop directement ce que je ressens. Je peux, là aussi, me réfugier derrière un rituel de politesse. Ces rituels sont donc effectivement conçus pour canaliser les émotions. Mais attention, uniquement dans le cadre des relations sociales. Il ne s’agit absolument pas de réguler les relations intimes ! On ne vous dit pas que vous devez aimer tout le monde, on vous dit que vous devez manifester aux autres un accueil positif. »
Que répondre à l’ado qui dit que la politesse n’est qu’hypocrisie ?
D. P. : « Ce n’est pas parce qu’on est de mauvaise humeur qu’on peut envoyer paître tout le monde. On n’aimerait pas que notre meilleur copain se comporte de la sorte avec nous. De même, on peut expliquer à son adolescent qu'on module la politesse en fonction des interlocuteurs, qu'on n’adopte pas la même attitude envers des gens qu’on connaît à peine qu’envers les intimes. On peut enfin souligner que le professeur doit remplir une fonction qui nécessite du respect. Ce n’est pas de l’hypocrisie. C’est tout simplement lui signifier : ‘Monsieur, nous savons que vous n'êtes pas un de nos copains, qu'il y a entre nous un rapport de hiérarchie. Nous marquons cette différence’. Comme on ne peut pas tenir ce discours chaque matin en entrant en classe, on manifeste du respect en appliquant des règles. »
Comment les parents peuvent-ils transmettre la politesse?
D. P. : « Quand les enfants sont petits, on essaie surtout de faire jouer des réflexes. On peut ainsi apprendre à son bébé à dire ‘Merci’ en agitant la cuillère lorsqu’on lui amène son repas. Mais quand l’enfant grandit, il faut enseigner davantage les raisons des règles que les règles elles-mêmes. Pourquoi doit-on céder sa place à une dame âgée dans le métro ? Parce qu’on tient compte qu’elle est peut-être fatiguée... Mais surtout, on lui manifeste du respect pour qu’elle ne se sente pas rejetée du groupe en raison de son âge. Les enfants et les ados comprennent très bien qu’il est essentiel de se respecter mutuellement. Mais il faut les aider à faire le lien entre la manifestation du respect et le respect lui-même. »
Propos recueillis par J. P.