
Comment vivent au quotidien ces parents qui n’ont quasiment rien pour élever leurs enfants ? Nous avons rencontré un de ces pères qui font le maximum avec un minimum lors d’une formation « Relais santé de quartier » de la Ligue des familles.
Nous rencontrons André (Ndlr : prénom d’emprunt) à Ougrée, dans la périphérie de Liège. Ougrée-Bas pour être précis, à un jet du stade du Standard et d’un site de Cockerill, près de la Meuse.
André, 48 ans, a longuement hésité avant de nous rencontrer. Sans toute la préparation de Chantal Legrand, l’une des formatrices des « Relais santé de quartier », il n’aurait jamais accepté. Sa présence dans ce groupe est aussi le résultat de tout un travail sur lui-même. Par nature, André craint tout ce qui est nouveau, inconnu.
Une cascade de tuiles
André a suivi l’enseignement spécialisé jusqu’à ses 16 ans. « Je ne sais pas pourquoi on m’a inscrit dans cette école. Mon père est parti quand j’avais 4 ans et ma mère n’était pas fort portée sur l’école. Je n’ai pas été en maternelle. Que j’aie de bonnes ou de mauvaises notes, pour elle, c’était du pareil au même. Comme nous avions de gros problèmes financiers, peut-être qu’elle m’a inscrit là car il y avait moins de frais. »
D’où ce sentiment, un peu amer, chez André : « Je ne sais pas si on m’a laissé ma chance, si j’aurais été capable de suivre l’enseignement normal ». Une scolarité chahutée, à laquelle s’ajoutent de grandes difficutés financières… Il n’a pas le choix : « À 16 ans, j’ai arrêté l’école pour trouver un petit boulot et aider ma mère. Mais quand on sort d’une école spéciale, ce n’est pas facile de trouver du travail. J’ai été apprenti en boulangerie et boucherie, serveur puis cuistot, car je suis tombé sur un cuisinier qui m’avait à la bonne... »
La spirale de l’endettement
Très jeune, à presque 20 ans, André se marie à Élise (Ndlr : prénom d’emprunt), qu’il a connue à l’école spéciale et avec qui il vit depuis trente ans. Élise, 46 ans, ne sait ni lire, ni écrire, sauf quelques mots. « Mais, précise André, elle s’occupe bien des enfants. Elle fait même du baby-sitting depuis plusieurs années. »
Sans économie, André s’embarque dans la spirale infernale de l’endettement. « Je n’ai pas été préparé à entrer dans la vie, à gérer mon budget. J’ai fait des prêts pour monter mon ménage. Je n’ai pas pu les rembourser et je me suis endetté… Ces dettes me suivent encore maintenant. »
Trente ans plus tard, avec pour seuls revenus la pension pour handicap de sa femme et les allocations familiales, ses rentrées financières se montent à 1 500 € par mois. « Comme j’avais trop de dettes, j’ai dû prendre un ‘géreur’, un administrateur de biens conseillé par un assistant social. J’en avais marre d’être ou sans eau, ou sans courant. Quand je payais l’un, je ne pouvais pas payer l’autre. Les huissiers venaient frapper tout le temps à ma porte. Aujourd’hui, le géreur paie nos factures d’eau, d’électricité, de loyer, etc. Sur ce qu’il reste, il nous donne 140 € tous les mardis. »
140 € hebdomadaires pour vivre à cinq, car André et Élise ont trois enfants de 28, 16 et 13 ans. L’aîné vit chez ses parents, car il ne sait pas se débrouiller seul. Il ne sait ni lire, ni écrire. Ne travaille pas. « Alors, se console André, il nous donne des coups de main, aide à la cuisine, conduit sa petite sœur à l’école… »
La seconde connaît des difficultés semblables à l’aîné. Elle aussi fréquente une école de l’enseignement spécialisé, où elle apprend à repasser, à cuisiner. « Elle est émerveillée par les bébés, confie André dont le regard s’illumine, et aimerait devenir gardienne d’enfants. »
Quant à la cadette, elle est la fierté de ses parents. André n’hésite pas à dire qu’elle est à part des autres. À part ? « Oui, c’est la seule du groupe qui se débrouille bien. Elle ne va pas dans une école spéciale, sait lire et écrire ». En juin dernier, elle a obtenu son CEB. Elle vient d’entrer en secondaire.
Le règne de la débrouille
Avec 140 € par semaine, André organise le quotidien de sa famille. « Nous devons nous débrouiller pour manger à la maison, pour payer les repas à l’école, pour nos déplacements, etc. C’est la débrouille. Nous sommes inscrits dans une maison médicale, mais on nous a dit que notre médecin prescrivait trop de médicaments. Nous recevons des colis alimentaires de la Croix-Rouge. Je ramasse de la ferraille et je les revends pour environ 50 € par mois. Je fais des brocantes, deux ou trois fois par an. Nous achetons des vêtements à la boutique du CPAS ou chez Oxfam. Parfois, nous empruntons de l’argent à des amis. Je gère au jour le jour. Il faut que je gratte. C’est la vie. »
L’argent va aux riches, dit-on. À tel point que les pauvres paient parfois plus que les riches. « J’ai droit à un abonnement de bus pour ma fille. Mais je n’ai pas la somme pour le payer. Du coup, j’achète des tickets par trajets. Et c’est plus cher. »
Pire encore, certaines sociétés abusent de la détresse financière : « Nous revendons des choses chez une grande enseigne de prêteurs sur gage. Nous les mettons en dépôt et on peut les racheter trente jours après, mais beaucoup plus cher. À la fin, on a payé dix fois. J’ai encore six contrats chez eux, mais pour des petites sommes. Si c’est des trucs à moi, j’accepte de les perdre, mais je ne veux pas punir ma femme et mes enfants pour de l’argent. Les prêteurs sur gage, ce n’est pas la solution, mais je n’en ai pas d’autres. Ça me sauve sur le moment. Je vis au jour le jour. Le futur est inconnu. Mon but est de protéger mes enfants. »
Devenir des relais
Il y a deux ans, la femme d’André décide de suivre la formation Relais santé de quartier, organisée par la Ligue des familles. Elle lui a été renseignée par ATD-Quart Monde, que le couple a fréquenté durant une trentaine d’années.
« J’ai décidé de l’accompagner, raconte André. Au début, je suis venu avec une grande méfiance. Le premier module parlait du stress et je me suis dit que ça me ferait du bien d’y participer parce que je suis fort angoissé. J’ai pris peu à peu confiance en moi quand j’ai vu qu’on ne nous laissait pas sur le côté. »
Cette étape franchie, André va recevoir des informations bien utiles pour son quotidien : sur l’alimentation, les produits d’entretien, l’enseignement, les centres de planning familial, la contraception, etc. « J’étais très méfiant par rapport à la nourriture que je ne connaissais pas. Depuis, j’ai mangé de la soupe aux orties et du pesto à l’ail des ours, que nous sommes allés chercher dans les bois ! J’essaie de manger plus sain mais ce n’est pas facile avec nos revenus. »
Les échanges d’idées où chacun donne son avis, propose sa solution l’aident à régler des problèmes. L’horizon d’André s’élargit : « Nous avons découvert un peu la vie en Afrique, grâce à Séraphine, une participante qui nous a expliqué son mode de vie. Nous comprenons un peu mieux les Africains que nous cotoyons ici. »
En famille, la vie change aussi : « Nous avons une meilleure communication : avant, quand un de nous était en retard, on se lançait des piques. Maintenant, on demande d’abord pourquoi et on n’attaque pas directement en pensant mal ». À tel point que lui et sa femme osent davantage et commencent à relayer ce qu’ils ont découvert. Dans leur entourage : « Nous essayons de fabriquer nos produits d’entretien nous-mêmes et nous en avons parlé à des amis qui le font aussi. Donc, nous faisons des économies et eux aussi. » Mais aussi à l’école : « Ma femme a proposé à une institutrice de l’école primaire du quartier de manger des fruits comme collation et finalement tous les enfants mangent à 10 heures un fruit offert par l’école. »
Répondre aux questions d’un journaliste, voilà un autre défi qu’André n’aurait jamais relevé il y a deux ans. Aujourd’hui, il accepte d’aller faire la « publicité » de la formation dans d’autres groupes. « Je suis venu chaque semaine et je regrette que cette formation se termine… S’il y avait deux ans de plus, je continuerais », conclut-il.
LE PLUS
Formation d’animateurs relais santé
C’est dans les quartiers de l’agglomération liégeoise que la Ligue des familles organise ces formations en milieux populaires. Une formule originale, respectueuse du rythme de chacun, gratuite, destinée à toute personne qui n’a pas suivi d’études supérieures.
Objectif : acquérir des informations sur la santé et des outils pour pouvoir les relayer autour de soi, dans sa famille et dans son quartier. Elle se base sur différents modules : stress, alimentation, droits du patient, qualité de vie et environnement, éducation parentale.
L’idée est de former des CRACS, des citoyens responsables, autonomes, critiques et solidaires.
Plus d’infos : 04/277 91 09 - equipesante@liguedesfamilles.be