Crèche et école

Les études, ce parcours initiatique absolument génial pour la plupart de nos ados avides de savoir, peut hélas se transformer en véritable cauchemar pour certains. On ne sait pas combien ils sont, car les diverses formes de pauvreté chez les jeunes sont insondables. On sait juste qu’ils sont forcément de plus en plus nombreux, car études et étudiants vont croissants. Ça veut dire quoi, être pauvre, quand on est si jeune ? Deux étudiants nous racontent « le jeu pipé », sous l’expertise de Philippe Defeyt, économiste, ancien président des CPAS de Namur et spécialiste des politiques de pauvreté.
Avant de rentrer en profondeur dans le sujet, une première question essentielle se pose : qu’est-ce que c’est, un étudiant précaire ? Pour Philippe Defeyt, c’est peine perdue - voire dangereux - de tracer un portrait-robot de la pauvreté estudiantine.
« Il n’y a pas une, mais plusieurs précarités. À des degrés divers. Elle est totale quand elle pousse les jeunes à renoncer à un projet, elle est relative quand un étudiant doit travailler à côté. Soyons tout de même un peu rassurants avant d’aborder le sujet, tous les étudiants ne sont pas en train de mourir de faim dans un kot miteux ». C’est très vrai. Seulement, beaucoup se trouvent coincés dans une situation sans échappatoire.
« Je renonce à mon rêve »
On découvre Sorraya, jeune fille lumineuse, un rouge vermillon pétant aux lèvres, cheveux, peau et mains soignés, vêtue de façon sobre et élégante. Nous sommes loin du cliché de l’étudiant·e à la parka militaire et aux baskets rongées par les rats. Et pourtant, la jeune fille en est à sa seconde 1re année et s’apprête à jeter l’éponge. La raison ? « Je galère au niveau des thunes. Je n’ai aucune aide, ma mère n’est pas assez pauvre pour que je touche des aides et n’a hélas pas assez d’argent pour m’aider. Je ne lui demande rien et elle est loin de s’imaginer la façon dont je vis ».
La façon dont elle vit ? Sorraya a tout misé sur le CPAS, qui lui aurait permis de vivoter, soit de se payer un loyer, faire les courses, sans se poser de questions. Tout capote le jour où son projet est rejeté par l’action sociale. Philippe Defeyt explique qu’hélas de plus en plus de réponses négatives sont données par les CPAS, alors que beaucoup d’étudiants comptent dessus. Même si certains comme les centres bruxellois veulent redorer l’image de leurs services auprès des étudiants. Depuis les Sugar daddy, notamment.

« On vit dans le froid, on mange mal, on fait l’impasse sur les soins élémentaires. Un de mes amis a foiré son année à cause d’une santé fragile »
« Ce qui est dramatique, selon moi, c’est qu’une réponse donnée varie d’un centre à l’autre. Pour deux jeunes semblables, avec des profils à peu près similaires, les réponses vont être différentes. Dont une très dure ‘Nous n’acceptons pas votre projet, en revanche, nous allons vous proposer un bac professionnalisant ».
Retour vers Sorraya. Après son refus, la jeune fille prend le premier boulot venu. Une mission d’ouvreuse où elle n’est payée qu’au pourboire. Elle suit des études d’art, le matériel coûte cher et les quelques piécettes, si généreuses soient-elles, ne suffisent pas à couvrir tous les frais.
« J’ai passé une année atroce à ne faire que compter. J’ai même tenté d’économiser des loyers en allant dormir à droite à gauche, mais c’est une gymnastique épuisante. Je ne mange pas à ma faim, je n’ai pas une thune pour me payer ne serait-ce que des titres de transport ou une entrée au musée. Même boire un verre avec mes potes, c’est impensable. Depuis la rentrée, je me suis rendu compte que j’allais revivre le même enfer, à manquer de tout. Alors, je pense à arrêter et trouver une solution pour mener des études avec des vrais débouchés. Je crois que je vais renoncer à mon rêve. »
Déni de démocratie
Le cas de Sorraya est loin d’être isolé. « Tout peut basculer très rapidement. C’est la sémantique même de la précarité, explique Philippe Defeyt. Combien d’étudiants sont concernés ? Impossible à dire, il n’existe aucun chiffre précis. Et encore une fois, cette précarité revêt 1 000 visages. Un étudiant qui a les résultats scolaires suffisants pour s’inscrire à Solvay, à qui l’on dit de s’orienter vers un bac compta, uniquement parce que la situation de ses parents ne lui permet pas de faire des études longues, c’est injuste. Sans parler de ceux qui ne tentent rien, parce que ‘Les études longues, ce n’est pas pour vous’, comme on peut l’entendre. Toutes ces réalités, c’est un déni de démocratie ».
Nathan, grande silhouette effilée de plus de 1m90, parka militaire justement, voix de fumeur exalté et yeux bleu Pacifique, est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Exclue, donc, l’aide parentale. À 20 ans, il doit se débrouiller seul pour mener des études d’histoire. Il est en 2e année.
Contrairement à Sorraya, il perçoit des aides sociales. Sa vie est pourtant loin d’être luxueuse. Le jeune homme vit dans une énorme colocation qu’il a débusquée sur le web dans un quartier reculé, en dehors de Bruxelles. Elle ne lui coûte ‘que’ 290 € par mois. Le reste, c’est de la débrouille au quotidien.
« Je suis à trois quarts d’heure de l’unif à vélo. Par économie, avec mes coloc’, on fouille tout un réseau de poubelles de supermarchés. On se fournit en pain, en produits sous vide, en viande. On fait attention à ne pas tomber malades. Mais ça nous est déjà arrivé plusieurs fois. Je ne m’achète pas de vêtements. Je ne m’achète pas de livres. Et j’ai récupéré mon ordi dans un Repair’café. Je pense que même mon grand-père, dans le fin fond du Luxembourg, est mieux équipé que moi », blague-t-il.
Des dés pipés
S’il y trouve un certain équilibre et qu’ils se serrent les coudes entre copains, ce mode de vie n’est absolument pas serein pour mener des études à bien. « Par rapport à la majorité des jeunes de mon âge, j’ai l’impression que les dés sont pipés depuis le début de la partie. Ce qui me fait le plus peur, c’est au niveau de la santé ».
Que faut-il revoir selon lui ? Des études moins chères, d’abord. Des aides sociales mieux adaptées. Un refinancement de l'enseignement supérieur et viser si possible un enseignement public, accessible à tout le monde. Revendications partagées par l’ensemble des syndicats étudiants pour qui ces deux exemples sont loin d’être isolés (voir encadré).
Des étudiants pauvres de plus en plus nombreux, comment est-ce possible ? Selon Philippe Defeyt, trois facteurs expliquent ces « dés pipés ». D’abord, une augmentation des étudiants. Ensuite, une parole qui se libère. Jusqu’ici, beaucoup de jeunes gardaient leur situation précaire pour eux ayant l’impression d’être en marge d’une faune estudiantine dorée.
Enfin, les gamins sont tout simplement plus pauvres, car la société s’appauvrit. De plus en plus de ménages sont séparés. Les monoparentaux ont de plus en plus de mal à s’en sortir, même quand la pension est versée. Les relations familiales se dégradent. De plus en plus de dialogues sont rompus, ce qui augmente les risques d’appauvrissement chez les jeunes et annihile toute forme de solidarité de clan, premier sponsor de la vie estudiantine.
Mais alors, quelles sont les pistes ? Elles sont multiples, nous répondent témoins, syndicats et experts. Pour l’économiste, il faut penser à long terme à un revenu de base pour chaque citoyen. Même si la notion de revenu universel divise et n’avance pas d’un iota chez nous, Philippe Defeyt insiste : « Quand va-t-on comprendre qu’un revenu de base est essentiel pour l’autonomie de chacun ? ».
Autre piste qui revient dans la bouche de chaque personne interrogée pour ce dossier : l’harmonisation des réponses des centres CPAS. Comme l’explique Nathan, s’il est loin d’être suffisant pour pallier les différents frais d’un étudiant, il apporte une relative stabilité. « Un jeune comme moi qui vit dans un kot communautaire bénéficie au CPAS d’un ‘statut isolé’. S’il n’est pas cohabitant, il va donc, au mieux, toucher moins de 900 € par mois. Pour vivre décemment, c’est-à-dire, sans faire l’impasse sur le loyer comme je fais ou sur la nourriture, avec ce mode de vie actuelle, c’est loin, très loin d’être suffisant ».
Philippe Defeyt nous livre la même analyse. « Il faut arrêter de croire que les jeunes vont faire la java avec ces indemnités ! À cela, je rajouterai également qu’il faut impérativement une coordination renforcée des services sociaux. Il est plus qu’impératif d’harmoniser leurs règles d’intervention ».
Enfin, le spécialiste termine en expliquant qu’à tout ce long débat, il faut inclure les hautes écoles. « En moyenne, l’étudiant moyen qui suit des études dans ce type de filière a un statut socio-économique plus faible. Pourtant, il n’y a rien ou presque pour aider ces jeunes, là où les unifs sont soutenues financièrement. Ça en dit long sur les considérations que l’on porte aux études, paradoxalement considérées par les services sociaux comme ‘viables’, car concrètes. Un encadrement et un soutien de nos jeunes nécessite des moyens supplémentaires ».
On se quitte avec Sorraya qui s’en va, puis s’arrête soudainement. Elle semble réfléchir et revient. « Voilà. Vous savez, vous pouvez tout simplement expliquer dans votre article que jeune et pauvre, ça ne signifie qu’une chose, en vrai : redouter demain ».
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