Développement de l'enfant

Le narcissisme : à la rencontre de soi

Le narcissisme : à la rencontre de soi

Miroir, mon beau miroir. Dans la représentation du peintre Le Caravage, Narcisse se mire dans l’eau. Symbole universel de la contemplation de soi. De là découle une belle allégorie de ce que nos enfants traversent pendant toute leur évolution, comme nous allons le voir

► Là où tout commence : le stade du miroir

À différentes étapes de la vie, bébé et enfant apprennent d’eux par le reflet. Ils se révèlent à eux-mêmes. Comme Narcisse. Que se passe-t-il à ce moment-là ?

Sacré Lacan. Impossible de converser narcissisme et parentalité sans évoquer le psychanalyste français. Si ce n’est pas lui, le structuraliste, qui l’a conceptualisé, c’est lui qui l’a étoffé, l’apprentissage de soi par la contemplation.
C’est autour de 4 mois que tout commence. Tout comme Narcisse, bébé s’observe. Il voit une forme qui lui est de plus en plus familière. Il s’esclaffe. Ce reflet désopilant, ce n’est pas lui. Comment le conceptualise-t-il ? Il voit une sorte d’ami, une présence sympathique.
Plus tard, à partir de 7 mois, miroir en main, il s’opère une forme d’imitation qui lui pose question. À cette période de la vie, bébé manipule des objets, il se touche le visage, se gratte les cheveux, tire la langue. Et ce pote dans le miroir suit exactement les mêmes procédés. Mais alors… pourquoi un tel mimétisme ? L’investigation va encore durer quelques mois de plus.
Si bébé se reconnaît dans la glace, ce n’est pas avant ses 2 ans qu’il va véritablement prendre conscience du lien corps/image. Se mettent en branlent plusieurs mécanismes. L’enfant n’est qu’un. Il prend conscience de soi. Et prendre conscience de soi, c’est prendre conscience de l’autre. Ce raisonnement va se retrouver à tous les stades de l’évolution : la découverte de soi, l’acceptation de soi ne se font pas sans l’autre. Sans son regard et l’amour qu’on lui porte.

► Eh, ça va, Narcisse, on ne te dérange pas, là ?

Ces enfants qui passent leur temps à se contempler dans le miroir, ont-ils des comportements hyper égotiques ? Y a-t-il des limites au narcissisme, nos enfants ne risquent-ils pas de devenir vaniteux ?

Retrouvons la star de ce dossier dont nous n’avons pas fini de parler : Narcisse, objet de nombreuses représentations et extrapolations. Dans le mythe d’Ovide, contrairement aux croyances trop répandues, nous n’avons pas affaire à une personne qui s’aime trop. Mais bien à un personnage qui éprouve de la souffrance à ne pas se reconnaître.
Comme nous venons de le voir avec bébé et le stade du miroir, se rencontrer devient une véritable libération. D’ailleurs, dans le mythe, c’est à partir de ce moment-là qu’il va pouvoir devenir une fleur. Non, Narcisse ne se noie pas, il se transforme, il évolue.
C’est exactement ce qu’il se passe chez vos enfants qui passent leur temps à s’observer. Ils se forgent leur identité. Ils ne se contemplent pas, se pâmant devant leur beauté. Ils ne développent pas non plus un comportement égotique, centré sur eux-mêmes, non (voir zoom). Ils s’apprennent, ils s’explorent.
Nos expert·es ont toutes et tous insisté sur ce phénomène que vous devez encourager en tant que parent, ou tout du moins ne pas refreiner : la nécessité de se rencontrer pour pouvoir évoluer, avancer, penser. En un mot, à chaque fois que votre enfant se regarde, il fait un pas vers lui-même. Comme cet enfant de 2 ans face au miroir. Il ou elle se libère. De quoi ? Comme Narcisse, de la souffrance de ne pas se connaître.

On vit dans une société qui est suffisamment « narcissique » comme ça, on ne va pas faire de nos enfants des égotistes en puissance en plus ?

Voilà qui nous amène à la grande idée de ce dossier que nous allons explorer sous différents aspects. Le narcissisme n’est pas mauvais, bien au contraire. Il participe à l’amour de soi, essentiel pour aimer les autres et vivre dans une société plus collective.
D’ailleurs, il est intéressant de se demander pourquoi il est interprété comme une faute morale. À tout âge de la vie, il souffre d’une connotation négative. Vous nous avez appris qu’on pouvait même le retrouver sur des bulletins scolaires. « Passe son temps à s’admirer, un·e vrai·e Narcisse ».
La psychanalyste Hélène Vecchiali nous explique que c’est parce qu’il existe des biais. On se trompe dans les mots. Les dynamiques sont les mêmes chez les enfants que chez les adultes. Elle distingue les narcissiques des hypernarcissiques, ceux qui se vantent tout le temps. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ils agissent ainsi, non pas parce qu’ils s’aiment trop, mais parce qu’ils ont une faille. Un manque de gratification. Un sentiment d’infériorité. Ils ne s’aiment pas et veulent à tout prix écraser les autres.
Autre concept peu répandu, celui d’hyponarcissisme. Ici, on parle d’enfants qui passent leur temps à se plaindre. Se plaindre, c’est aussi se vanter, explique la psychanalyste. Le mécanisme est donc le même. Ils préfèrent exister comme êtres négatifs que de ne pas exister du tout.
Enfin, dernier phénomène, celui pathologique, le plus répandu et très largement médiatisé, le pervers narcissique dont on reparle dans le dernier chapitre. Tous ces aspects ont galvaudé ce que nos expert·es appellent la dynamique du narcissisme, qui est un moment clé de l’éducation et qui accompagne nos enfants dans la construction de leur identité.

► L’amour de soi et l’amour des autres

Mais alors comment faire la distinction entre ce qui serait un bon narcissisme et un mauvais narcissisme ? Et pourquoi est-ce si important ?

D’abord, bon narcissisme et mauvais narcissisme ? Nos expert·es sont divisé·es. Fabrice Midal parle de deux pôles opposés. Pour comprendre la vanité, référez-vous à la fable de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. Souvenez-vous, cette petite rainette persuadée qu’elle peut rivaliser avec le majestueux bovin et finit par exploser. À l’opposé, la petite souris qui s’excuse tout le temps et renvoie à la citation de Montaigne : « De dire moins de soi qu'il n'y en a, c'est sottise, non modestie ».
Enfant, on ne se sent pas toujours autorisé à avoir de la bienveillance pour soi-même. Attention de ne jamais faire miroiter la recherche de soi comme une faute morale. Finalement la question que les parents doivent travailler avec leurs enfants, c’est comment faire pour oser devenir ce que nous sommes ?
Dans les problématiques liées à la santé mentale, il est souvent question d’ados qui ne s’aiment pas, ne s’acceptent pas, ne se sentent pas valoriser, qui ne savent plus qui elles ou ils sont. Rassurez vos grandes filles et vos grands garçons : il est normal de ne pas savoir qui l’on est. Et c’est justement en cela que consiste toute la dynamique du narcissisme. Se rencontrer, s’accepter et apprendre à s’aimer.
En pratique, ça signifie, encourager, reconnaître à vos petit·es des qualités que les autres n’ont pas. Le tout en liant l’enjeu de l’estime de soi dans un cadre collectif. L’aller-retour entre l’amour de soi et l’amour de l’autre. Une fois encore : Narcisse se transforme en fleur. Le mythe de la transformation n’est jamais anodin dans l’antiquité. L’allégorie est donc très intéressante : la fleur de narcisse porte en elle la symbolique du bon et du mauvais narcissisme. Le bulbe toxique qui provoque le tétanos. Et l’épanouissement, la floraison qui porte en elle beauté et vertu. On vous le dit et on vous le redit, parents, vous êtes les jardiniers de vos enfants.

ZOOM

S’aimer soi, l’ode à l’individualisme ?

Les expert·es ont beaucoup insisté sur l’amour de soi. Très étrange quand on vit dans une époque où mise en scène de soi (voir les pages suivantes) et individualisme sont roi. On voit même que de plus en plus d’ados et de grands enfants se déclarent adeptes du selflove, pratique excessive de l’amour de soi qui prend parfois des tournures très autocentrées.
À l’échelle éducative, pourquoi est-ce si important d’apprendre à nos enfants à s’aimer eux-mêmes ? Parce qu’à partir du moment où l’on s’aime, où l’on s’accepte, on aime et on accepte les autres. Fabrice Midal l’érige ainsi en combat politique. Pour le philosophe, il s’agit peut-être de la problématique la plus importante de notre époque : « Nous sommes dans une crise majeure de narcissisme, liée aux différents changements sociétaux. Un parent devrait pouvoir dire à son enfant : ‘Tu es narcissique ? Très bien. Tu as non seulement le droit, mais aussi le devoir de t’aimer’ ».
Plus important que l’estime de soi, c’est une façon d’avancer en s’affirmant. Pouvoir dire non. S’amer contre l’exploitation, la moquerie, le harcèlement. L’individualisme n’est pas une conséquence du narcissisme, c’est le résultat d’une blessure. Comme dans le conte de la Reine des Neiges, de Hans Christian Andersen. Kay, un petit garçon, reçoit un éclat d’un miroir qui le glace de l’intérieur. Il devient dur et insensible aux autres. Seule une larme sur son cœur pourra lui redonner son humanité. Voilà en quoi consiste le narcissisme, à retrouver son âme. C’est peut-être ça que notre bel éphèbe cherchait dans le reflet de l’eau ?