Santé et bien-être

Le livre de Camille Kouchner, La Familia Grande, a porté l’inceste au-devant de l’actualité. Une thématique pas toujours simple à aborder en famille. Derrière ce malaise, un manque à combler.
Cet article est né de la confrontation à un message sur les réseaux sociaux. Une internaute se demandait si les écoles ne pouvaient pas traiter du thème de l’inceste en classe. « Mon fils a entendu les news, hier, concernant cette affaire d’inceste dénoncée par la fille de Bernard Kouchner. Il a plein de questions ». Une autre maman lui a répondu : « Je pense que sont des questions à aborder aussi en famille, non ? ».
Faut-il parler de l’inceste dans le cadre familial ? La question est posée. Pour y répondre, nous avons contacté Jocelyne Robert, écrivaine et sexologue québécoise, auteure d’un ouvrage maintes fois réimprimé, Te laisse pas faire ! Son livre, Jocelyne Robert, a voulu en faire, malgré sa thématique difficile, « un moment privilégié entre le parent et l’enfant ».
L’ouvrage se lit à deux. Une partie en gros caractères bleus pour les enfants. En petits caractères noirs pour les parents. C’est un bouquin qui s’aborde en fonction des besoins. « Il ne se lit pas d’un coup comme ça, il faut y aller mollo, y chercher certains exercices, certains thèmes selon ce qu’on a envie de partager avec les enfants. Et selon les actualités aussi. Il faut choisir un moment propice pour aborder ces thèmes avec les enfants ».
Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
Jocelyne Robert : « Cela s’est passé en deux temps. J’ai travaillé pendant une dizaine d’années auprès d’ados âgé·e·s de 12 à 17 ans en difficultés dans une institution qui hébergeait des jeunes en décrochage scolaire. J’étais leur intervenante psycho-sociale. Je me suis rendue compte que derrière leurs problèmes de décrochages, de violences, de délinquances, ces jeunes avaient vécu presque tou·te·s des agressions sexuelles durant l’enfance. Ils et elles restaient avec une grosse part de culpabilisation, liée notamment à la découverte de sensations et à la manipulation des prédateurs. Il fallait déculpabiliser ces jeunes. Plus j’avançais dans mon travail, plus je me rendais compte des séquelles de cette culpabilité qu’il fallait liquider pour éviter que cette histoire ne les détruise totalement.
Par après, dans ma carrière, j’ai rencontré beaucoup de parents, d’éducateurs/éducatrices, d’enseignant·e·s. Je me suis rendue compte que c’était difficile pour eux de faire de l’éducation à la sexualité, d’autant plus lorsqu’on aborde les agressions sexuelles. D’où l’idée finale de ce livre à lire à deux pour aborder cette problématique. »
Pourquoi est-on démuni·e face à cette thématique ?
J. R. : « Dès qu’on aborde un sujet qui touche de près ou de loin à la sexualité, ça n’est jamais facile. À plus forte raison quand ça concerne son aspect ténébreux. On se sent peu outillé·e. On a peur de faire peur. Mais le vrai danger, c’est de ne pas en discuter. C’est faire la politique de l’autruche. Les enfants en entendent parler dès qu’ils sont en âge d’aller à l’école, ce genre d’information circule. Et puis, ce n’est pas responsable. Personne n’est à l’abri de tels actes. On sait que les faits connus constituent la pointe de l’iceberg. C’est important que les enfants sachent. Mais attention, on ne doit pas parler d’agression sexuelle si on n’a pas d’abord parlé positivement de la sexualité.
Ainsi, Il faut arrêter de dramatiser la sexualité. Des jeux de type ‘sexuel’ entre enfants, ça peut arriver. Il y a de la curiosité, ils ont besoin de comparer, de découvrir qui ils sont. Ainsi, quand on surprend ses enfants qui jouent ‘au docteur’, qui se sont mis tout nus, eh bien, c’est peut-être un moment pour aborder la sexualité. C’est l’instant propice, l’occasion de s’exprimer, de les rassurer, mais aussi d’ajouter ‘la sexualité, c’est normal, naturel, mais, attention, quoi qu’il arrive, jamais avec un·e grand·e, même pas avec un·e grand·e de la famille’. C’est une phrase. Toute simple, limpide. C’est de la prévention. L’enfant intériorise que la sexualité, c’est beau et bon, mais pas toujours.
Les enfants, surtout ceux confrontés à une éducation rigide, finissent par croire que les adultes ont tous les droits. Et l’enfant ne doit pas penser ça. Il ne faut pas forcer les enfants à donner des bisous à grand-papa ou grand-maman. Il n’y a rien de plus terrible que de dire à un enfant : ‘Si tu vas pas faire un câlin à grand-papa, il va ramener son cadeau’. Ce que l’enfant va interpréter, ce sera : ’Si je ne fais pas ce que veulent les adultes, ça ne m’amènera que des ennuis’. On voit où cela peut mener.
Je pense que les adultes doivent donc se poser des questions. Pourquoi est-ce que je suis mal à l’aise avec ça ? Qu’est-ce que j’ai reçu comme message sur la sexualité ? Qu’est-ce que je veux transmettre ? Qu’est-ce qui me fait peur ? Il faut bien dire aux parents que s’ils ne paraissent pas ébranlés, perturbés face à une thématique, leurs enfants ne le seront pas non plus. Dans un cas comme celui du livre de Camille Kouchner, si l’enfant s’interroge, il faut lui dire en toute transparence : ‘Ben voilà, je ne suis pas toujours à l’aise pour parler de ces questions-là avec toi. Mais là, on va discuter. On va prendre un moment’. Un des points essentiels dans ce processus, c’est qu’il faut avoir développé un peu de vigilance pour identifier ces moments de questionnement chez l’enfant. »
Pour aborder un sujet comme l’inceste, il faut donc avoir « préparé le terrain. »
J. R. : « La meilleure prévention, c’est un milieu ouvert. C’est un milieu où on parle simplement de sexualité. L’enfant ne parlera jamais d’une sollicitation sexuelle, s’il sait que ses parents vont être fermés ou même vont ‘capoter’ comme on dit au Québec (NDLR : être en colère, s’énerver). Il faut avoir l’habitude d’utiliser les mots propres à la sexualité. Il n’y a rien de plus terrible que de commencer à parler de sexualité à des enfants pour aborder des thèmes comme les agressions ou les abus. C’est pour ça que je trouve important d’aborder la sexualité, et puis seulement d’évoquer les abus, les sexualités malsaines, dangereuses, qui font du tort.
Attention aussi à la confusion entre les mots amour et sexualité. Ça rend les enfants décontenancés. L’amour peut s’exprimer en dehors de la sexualité. La sexualité peut s’exprimer en dehors de l’amour. Quand on dit à un enfant que pour faire un bébé, il faut s’aimer beaucoup, on ment. On n’a pas besoin d’amour pour avoir un bébé. Il y a des femmes, des jeunes filles, qui sont enceintes suite à de agressions sexuelles. Si on associe systématiquement amour et sexualité avec l’enfant, il ne sera pas capable de se protéger d’une sollicitation sexuelle venant d’un·e adulte de qui il est aimé et qu’il aime. Ce n’est pas possible. Très souvent, dans le milieu familial, l’agresseur va jouer sur cette confusion, sur les mots, sur les sentiments. ‘On s’aime, c’est notre secret’. »
Le secret est un mécanisme récurrent dans les affaires d’inceste ?
J. R. : « Entre l’agresseur intrafamilial et l’enfant, il y a presque systématiquement la notion de secret. Il faut que l’enfant comprenne cela. L’important, ce n’est pas que l’enfant parle lorsqu’il a subi une agression sexuelle. Il faut qu’il parle dès qu’il est sollicité. Parce que la plupart du temps, dans la famille, ça n’arrive pas comme ça. Il va d’abord y avoir une approche. Je me rappelle d’un garçon qui racontait la façon dont un moniteur l’avait approché, en étant plus attentionné avec lui qu’avec les autres, en l’essuyant lorsqu’il sortait de la douche, etc. C’est là que l’enfant doit parler, lorsqu’il sent qu’il y a quelque chose de moins normal, une chose avec laquelle il n’est pas bien, lorsque par exemple le parent, tout à coup, lui propose de prendre son bain avec lui.
Lorsqu’on travaille avec les enfants qui ont traversé ça, on se rend compte qu’à un moment une petite lumière ‘danger’ s’est allumée en eux et qu’ils n’en ont pas parlé. Plus on avance, plus c’est difficile de s’ouvrir. Parce qu’il y a le secret, cette alliance malsaine qui se renforce entre l’agresseur et l’enfant. Le secret aide ces relations à durer dans le temps. Pour que l’enfant puisse en parler le plus tôt possible, il doit sentir une ouverture, une possibilité d’en parler. »
Quels sont les mots à utiliser pour parler de l’inceste ?
J. R. : « Il faut utiliser les mots justes. Et de façon naturelle. La manière compte davantage que les mots. Il faut dire clairement qu’une agression sexuelle, c’est lorsqu’on touche tes seins, tes fesses, ton pénis, ta vulve. Expliquer les frôlements, les attouchements. Il faut avoir de l’aplomb, de l’aisance sur le sujet, ne pas dramatiser. C’est ça qui va rassurer l’enfant, qui va lui faire sentir qu’il peut parler de ces choses-là.
Il faut parler clairement, sans possibilité de confusion. En caricaturant, quand on dit à l’enfant : ‘Méfie-toi des messieurs qui veulent t’offrir des bonbons à la sortie de l’école’, ils vont peut-être interpréter ça comme ‘Fais attention aux caries’. Il faut leur parler, leur dire qu’il y a des adultes qui ne sont pas sains, qui veulent partager de la sexualité avec eux. Une chose qui est interdite par la loi. ‘C’est malsain, il faut que tu saches cela’. C’est ce que j’ai essayé de faire passer dans mon livre. Du côté des parents, c’est souvent un ouf de soulagement que j’ai eu en retour. Des mercis aussi. Il faut comprendre que de nombreux parents ont connu des agressions sexuelles intrafamiliales, parfois à une époque où il était quasiment interdit d’en parler. Combien de femmes m’ont dit : ‘Ah, si on avait développé une habitude comme celle-là, je n’aurais pas vécu cette relation destructrice pendant cinq-dix ans’. »