Société

Petite école, grande résonance

Petite école, grande résonance

Projet pédagogique inspirant, la Petite École est au centre d’un film intitulé Éclaireuses. Celui-ci sort en salle ce mois-ci et met en relief le travail de deux enseignantes soucieuses de venir en aide aux enfants exilés, mais aussi de questionner le système scolaire.

La porte s’ouvre et se ferme. Le bruit de la ville rentre. Le froid ou la chaleur, aussi, furtivement, en fonction des saisons. À l’intérieur, toujours, cette sensation de cocon. Là, des enfants. Souvent ballottés par l’exil, venus d’un peu partout, entourés de Marie et Juliette. Dehors, quelques lettres en façade qui en disent beaucoup et peu à la fois sur le projet qui s’épanouit dans cette maison au centre de Bruxelles : « La Petite École ».
Cette porte, Lydie Wisshaupt-Claudel lui a donné sa place dans son film. « Cette école est ouverte sur la rue, il fallait jouer avec le langage cinéma pour rendre ça. Donner l’idée de refuge ». Ce n’est pas la moindre des qualités de ce long-métrage : donner à voir ce lieu avec respect, empathie et intelligence. Le film s’est construit sur un « temps long » comme aime à le répéter la réalisatrice. Cela se sent. Cela se voit.
« Dans mes films précédents, je n’étais pas dans cette temporalité-là. J’étais sur des territoires où je ne restais pas longtemps. Les personnages ne faisaient que passer. Ici, une autre relation s’est nouée. Une relation d’intimité et de confiance très forte. Quelque chose de complètement inédit pour moi. »
Se donner le temps. Cela traverse le film. Dans sa conception même, mais aussi dans le projet qu’il explore. S’il est diffusé en ce printemps 2022, l’idée qui préside à sa naissance remonte à l’automne 2015. Cette année-là, la crise migratoire, amplifiée par les conflits en Syrie, secoue les consciences.
Lydie Wisshaupt-Claudel, en parcourant la page Facebook de la Plateforme Citoyenne, est confrontée à la Petite École. Elle est séduite par les mots et les images qui décrivent cette initiative toute récente. « Je leur ai dit que j’étais dans le cinéma. Que je pouvais les soutenir d’une manière ou d’une autre dans leurs démarches. J’avais imaginé des ateliers vidéo ou quelque chose comme ça ».

Lydie Wisshaupt-Claudel - Réalisatrice du film
« Dans mes films précédents, je n’étais pas dans cette temporalité-là. J’étais sur des territoires où je ne restais pas longtemps. Les personnages ne faisaient que passer. Ici, une autre relation s’est nouée. Une relation d’intimité et de confiance très forte. Quelque chose de complètement inédit pour moi. »
Lydie Wisshaupt-Claudel

Réalisatrice du film

Puis, l’idée d’un film fait son chemin. « Au départ, Marie et Juliette m’ont dit qu’il n’y avait pas de place pour une caméra dans leur salle de classe. Elles voulaient protéger les enfants d’un regard extérieur qui risquait de leur faire du mal. On a appris à se connaître. Ensuite, elles m’ont dit : ‘D’accord, mais tu dois venir dans l’école, t’inscrire dans son espace. Te rendre utile, pas pédagogiquement, mais si tu vois qu’il n’y a plus de papier toilette, ben, il faut le remplacer. S’il faut passer le balai, tu passes le balai. Et puis, prends ton carnet de notes, cela nous sera utile d’avoir un regard extérieur. Dis-nous avec tes mots ce que tu vois. Que quelqu’un nous observe, c’est important pour nous’. Une relation de confiance s’est installée ». Au final, le tournage a duré deux ans et demi.

Un sas nécessaire

Cette Petite École racontée dans le film pose des questions, beaucoup de questions. Sur notre société. Sur l’école. Marie Pierrard et Juliette Spirlet, les Éclaireuses, ont lancé leur projet pour venir en aide aux enfants non scolarisés, souvent issus de l’exil, déracinés. Plus de 130 petit·es élèves sont déjà passé·es par là, venu·es de Syrie, d’Érythrée, d’Afghanistan, du Maroc, de Palestine…
Depuis le tournage du film, Juliette a quitté la Petite École pour rejoindre l’enseignement traditionnel. « La Petite École n’est donc plus tout à fait la même, explique Marie Pierrard. Sur certains points, voir ce film était donc très émouvant. C’était retourner aux origines ».
Entretemps, l’équipe est passée de deux temps pleins et demi à trois et demi. « C’est aussi la première année où on est reconnu officiellement par l’obligation scolaire. C’est important pour nous et pour les familles, parce que ça les met dans le circuit institutionnel. C’est déjà énorme en soi ».
Le projet a donc évolué. Un des faits marquants, l’engagement de deux artisan·es professionnel·les. Marie explique : « Un ébéniste et une céramiste donnent cours aux enfants. On voulait, depuis le début, des ateliers demandant un travail manuel. Au-delà du contact bénéfique avec la matière, cela nourrit des apprentissages plus intuitifs. Les enfants mesurent, pèsent, travaillent la psychomotricité fine en n’ayant pas l’impression d’être dans un apprentissage scolaire ».
Cet apprentissage particulier est au cœur du film. On voit les dispositifs mis en place par Juliette et Marie. Le soin apporté au lieu qui va de pair avec la démarche de l’équipe. L’accompagnement des enfants s’étale, généralement, sur une année avant que les enfants ne soient prêts. Tiens justement, ce moment où l’enfant est prêt, comment se manifeste-t-il ?
« Lorsqu’ils se sont approprié le rythme de la journée et l’espace-temps de la Petite École, répond Marie. Si on les sent à l’aise, apaisés et qu’ils arrivent à anticiper les moments de la journée. Souvent aussi, on sent qu’ils sont prêts lorsqu’ils commencent à exprimer leur souhait d’aller à la grande école. Il y a aussi des petits signes révélateurs, comme quand ils en viennent à nous imiter, à prendre nos rôles… »
Cette appropriation du temps, ces jeux de rôles sont bien rendus dans le film. La réalisatrice est parvenue à faire oublier sa caméra. Résultat, on a l’impression d’observer sans filtre. « Il fallait que je m’impose, détaille Lydie. En silence, en toute discrétion. Et ça a fonctionné. Concernant les enfants, il y avait de la curiosité. Mais ils ne posaient pas devant la caméra, c’était plutôt ‘Montre-moi comment ça marche’. Très vite, même les parents nous ont acceptés. Cette confiance acquise par la constance de la relation a beaucoup joué ».
Même si Lydie Wisshaupt-Claudel a été discrète, Marie concède que la caméra a peut-être parfois modifié son comportement. « Je pense que la présence de la caméra a obligé à une grande patience. Je ne suis pas toujours aussi calme que dans le film. Certaines de mes connaissances qui l’ont vu m’ont dit qu’elles attendaient de me voir craquer. Cela n’a pas été le cas. En fait, le film m’a permis de voir à quel point le calme se transmet aux enfants. Je le vois encore aujourd’hui, si un membre de l’équipe est plus nerveux, les enfants le sentent, quelque chose se propage. Je savais tout cela, mais ce film l’a transformé en point d’attention ».

La relation, plus que le programme

Si la Petite École est le cadre essentiel du documentaire, parfois on quitte le cocon pour des séances plus académiques avec des acteurs et actrices de l’école, des chercheurs et chercheuses. « J’ai senti qu’il fallait suivre Juliette et Marie dans leurs démarches. C’était dans l’ordre de la narration, détaille Lydie. Cela permettait aussi de chercher de la matière pour comprendre le projet, les enjeux. C’était passionnant ».
Car si la Petite École est un projet en soi, il a en lui les germes d’un projet de société. « Ce qui est intéressant, relève Marie Pierrard, c’est de voir infuser ce qui se passe ici, que ça résonne auprès d’autres enseignant·es dans l’approche de leur métier. Rien que le fait qu’on existe pose des questions à l’école. Pourquoi est-ce qu’on ne peut pas prendre en charge ce type d’enfant ? Je crois que la Petite École a permis une prise de conscience, une mise en lumière de ces enfants-là. Elle permet d’apporter des réflexions qui peuvent être retravaillées au sein des institutions ».
Et on en revient au début du projet, à l’origine. Marie explique que tout s’est mis en place sur la base d’un constat et d’une pratique commune avec Juliette lorsqu’elles étaient enseignantes dans le traditionnel.
« La solution pour moi, c’est d’être davantage dans la relation. Pas dans le programme à tout prix. C’était notre option à Juliette et moi lorsque nous nous sommes rencontrées. On voulait travailler la relation. Pour pouvoir aller, ensuite, vers l’apprentissage. Mais, c’est très compliqué, aujourd’hui, d’accorder du temps à la relation en osant s’écarter du programme ».
Marie a conscience que le cadre particulier de la Petite École permet cette démarche. Un cadre difficile à répliquer dans le classique. Néanmoins, au vu du film, on ne peut s’empêcher de penser que ce laboratoire pédagogique qui questionne le système scolaire relève de l’absolue nécessité.

L'ACTU

Les enfants venus d’Ukraine

« Les enfants ukrainiens ne rentrent pas dans notre dispositif parce qu’ils ont souvent déjà été scolarisés, explique Marie Pierrard. Par contre, la question de leur accueil reste importante. Se pose notamment la notion de temps de pause entre leur arrivée et l’inscription dans un établissement scolaire. On est souvent trop dans la notion d’urgence de la scolarisation. Pour certains, oui, cette remise immédiate dans le circuit permet de ne pas penser. Mais il faut faire attention. Quitter sa maison, cela représente déjà un trauma en soi. À l’école, la santé mentale est souvent une grande oubliée, il n’y a pas forcément d’attention à ça. Ici, à la Petite École, on travaille beaucoup la question de la socialisation parce que ce sont souvent des enfants qui restent au sein de leur famille, et la question de l’autre reste compliquée. Pour l’instant, on a deux enfants peuls. Quand je vois le moment où ils sont arrivés l’année dernière et le chemin qu’ils ont parcouru, c’est très parlant. »

TÉMOIGNAGE

Lydie Wisshaupt-Claudel, réalisatrice

Modifiée en tant que parent

« Ce film m’a modifiée à tout point de vue, confie Lydie Wisshaupt-Claudel. En tant que parent notamment. Dans le film, quand Juliette est au groupe de recherche universitaire, elle dit : ‘Finalement, je crois qu’il n’y a pas grand-chose qui se joue entre un adulte et un enfant à part l’apprentissage’. Dans mon quotidien de parent, cela se traduit par : ‘Comment me comporter avec mes filles de telle sorte que je sois en accord avec moi-même ?’. Si j’ai envie de leur inculquer la douceur ou l’importance de la liberté, il faut que je respecte cela moi-même. Sans ça, les injonctions contradictoires guettent. Cette phrase est là pour me rappeler la bonne attitude. »