Loisirs et culture

Et si la question était plus précisément : pourquoi ne pas tout lire à ses enfants ? Nous en discutons avec Suzanne Aubinet qui nous donne tant son point de vue de professionnelle de santé que celui de maman d’un petit garçon de 4 ans.
Tout lire à ses enfants ? Ouh, la bonne question. Derrière elle, celle de la censure parentale. Elle est posée à travers une série de conférences dans le cadre d’une expo consacrée à la littérature jeunesse et à la désobéissance à Liège (Cité Miroir). Avec Isabelle Schoenmaeckers, formatrice à la lecture, Suzanne Aubinet, psychologue clinicienne, y aborde les freins que les parents rencontrent à l’endroit de certains ouvrages. Pourquoi ce livre ? Qu’est-ce qui fait que moi, en tant que parent, je censure ? Tchoupi or not Tchoupi ? En premier lieu, nos deux conférencières énumèrent tout un tas de thèmes, comme tout ce qui touche à la tristesse et à la solitude.
Suzanne Aubinet : « Un parent aime tel livre, il lui plaît. Mais il n’a pas envie d’aller là. Il a peur de la tristesse que tel récit peut évoquer à son enfant. Peur de transmettre quelque chose de plus complexe que ce que l’histoire met en scène. On donne l’exemple de Hulul d’Arnold Lobel, avec ses questionnements existentiels sur le monde ou son fameux thé aux larmes.. Le parent ne prend pas en compte les différents niveaux de lecture possibles et veut protéger son enfant de ses ressentis à lui. »
Vous donnez un exemple similaire avec la thématique de la mort. C’est le même mécanisme ?
S. A. : « En effet, parmi les éléments de censure parentale, nous avons isolé également la dépression et la mort. Nous sommes parties d’Annie du lac de Kitty Crowther où il est question de suicide. Pourtant, bien souvent, l’enfant ne le perçoit même pas. Lui s’arrête à l’image poétique que l’auteure a mis en place. Si vous connaissez l’ouvrage, il s’agit de poissons. Je comprends les réticences. Souvent, les parents vont s’intéresser au sujet quand ils sont directement concernés. Papy est mort, vite, on achète Au revoir Blaireau. Or, c’est intéressant quand l’enfant s’empare de ce type de thématique en amont, histoire d’être un peu armé au moment où il y est confronté. Et pas aborder la chose par le prisme d’une livre médicament. »
Vous évoquez différentes angoisses également, lesquelles ?
S. A. : « Nous avons d’abord identifié toutes formes d’angoisses humaines. Par exemple, la peur de s’endormir, de nouveau avec Kitty Crowther et son Scritch scratch dip clapote. J’ai entendu des parents me dire : ‘Si jamais je leur lis, ils ne s’endormiront pas, ça va leur donner des idées’. Alors que ce type de problématique existe partout. Certains parents ne veulent pas confronter leurs enfants à certaines thématiques comme si le fait de les aborder les faisait exister. Personnellement, j’aime beaucoup le côté éminemment préventif de la littérature jeunesse. J’aime le fait qu’il y ait quelque chose d’indentifiable. Une piste. Un soutien. J’aime quand elle aide les enfants à comprendre par eux-mêmes. »
Vous parlez d’angoisses « événementielles » également ?
S. A. : « Oui. Pour l’illustrer, on se base sur Le nuage bleu de Tomi Ungerer. Il met en images des scènes de guerre, symbole d’angoisses personnelles. Certains parents trouvent ce type de récit trop dur, trop anxiogène. Alors qu’encore une fois, la représentation de l’enfant est tout à fait évolutive. Mon fils, par exemple, l’a lu très jeune et ce n’est qu’un an plus tard que sa représentation a changé, qu’il s’est rendu compte de la dureté du récit. »
« La littérature jeunesse, c'est tout ce qui touche à notre parentalité et vient la questionner »
Vous observez également que les parents se méfient des livres « despotiques » ?
S. A. : « On illustre cette idée par le classique Max et les maximonstres de Maurice Sendak sur lequel j’ai eu des retours intéressants. Des parents se méfient de la vision despotique de l’enfant mis en scène. Comme si le jeune héros incarnait un sentiment d’impunité. J’ai eu d’autres retours également de parents qui m’ont dit : ‘Je ne veux pas qu’il pense que si je le punis, des monstres vont apparaître’. »
Finalement, les réserves des parents portent beaucoup sur le fait d’inciter le jeune lecteur ou la jeune lectrice à tenter des choses dangereuses ?
S. A. : « Oui, c’est un autre point que l’on soulève. La méfiance vis-à-vis de tout ce qui touche à l’incitation et à la liberté. Laurent tout seul d’Anaïs Vaugelade met en scène un enfant qui s’éloigne petit à petit, par jeu, de son foyer. Jusqu’à disparaître et partir pour de bon. Il organise même une fête pour célébrer sa liberté. La projection est terrible chez certains parents. Cela démontre une chose : la littérature jeunesse, c’est tout ce qui touche à notre parentalité et vient la questionner. Et beaucoup y voient la possibilité de quelque chose de dangereux. »
Peut-être que les parents ont peur de la façon dont les enfants projettent le monde adulte ?
S. A. : « C’est ça. Prenons Les cinq malfoutus de Beatrice Alemagna. Comme Hulul dont on a parlé plus haut, l’ouvrage apporte une projection du modèle adulte. En l’occurrence avec une vision assez nihiliste des choses, puisque les Malfoutus rencontrent ‘LE Parfait’. Au-delà de l’ode au défaut, on montre à voir aux enfants quelque chose de différent. Il existe d’autres possibles, on n’est pas obligé de coller à ce que veulent les adultes, ni aux projections des parents. »
La question de la qualité d’un livre, elle est motif de censure aussi ?
S. A. : « Oui, la question de la qualité médiocre d’un livre est intéressante. J’entends par qualité médiocre, une histoire, des ressorts, un graphisme, des idées, une morale, etc., que l’on considère comme nazes. Il en découle un grand débat : bien sûr, nous sommes toutes et tous attaché·es à promouvoir une littérature de bonne qualité dans les lieux publics. Mais si on lit du Tchoupi ou du Dora l’Exploratrice, n’est-ce pas mieux que rien ? Je ne pense pas que ce soit grave. L’adulte met trop de filtres entre un enfant et un livre : il l’écrit, il le dessine, il le produit, il le vend, il le chronique… C’est intéressant en tant que parent d’avoir une réflexion sur pourquoi on censure tel ou tel livre. Ce n’est pas grave de le faire, mais ça semble important de toujours l’interroger. De toujours savoir pourquoi et comprendre où ça nous touche. »
Qu’est-ce qui vous met personnellement mal à l’aise ?
S. A. : « Claude Ponti. Notamment quand il aborde la question des morcellements psychotiques et de ses angoisses signées d'une grande souffrance psychique. En tant que thérapeute, on décèle bien son mécanisme. L’auteur a été victime d’inceste, et on voit évoluer toutes les angoisses que ça génère. Mais je suis tout de suite rattrapée par la passion qu’a mon fils à écouter ses récits. Sa concentration me fait apprécier mon rôle de passeuse de mots. Ce qui montre bien une nouvelle fois que ce n’est pas au parent d’imposer sa vision. »
Mais le parent ne peut s’empêcher de transposer ses propres peurs. Comment on les dépasse ?
S. A. : « On m’a posé la question par rapport à Harry Potter. Un enfant de 7 ans souhaitait se plonger dans la saga. Les parents l’envisageaient avec pas mal de craintes. Dans ce cas de figure, le rôle de l’adulte consiste à bien accompagner ce jeune lecteur. En se disant bien qu’il est d’abord focalisé sur le rythme, la mélodie, les images... En ce qui concerne le jeune sorcier, l’enfant ne va pas se lancer dans le tome 7 tout de suite avec les problématiques de double quête. Et, j’insiste : dès que ça ne lui plaît plus, dès qu’il a peur ou qu’il veut arrêter, on respecte son choix. On traverse toutes et tous des récits qui nous bouleversent. Pas de problème, on fait une pause, on reprend plus tard. »
On fait confiance aux choix des enfants ?
S. A. : « On fait confiance à la littérature jeunesse. On ne dit pas par exemple : ‘Ah non, ça fait peur, ne lis pas ça’. C’est fait pour eux. Ils sont motivés à entreprendre telle ou telle lecture ? Tant mieux. Montrez-leur que vous les encouragez. En leur répétant qu’ils ou elles ne sont pas seul·es face à ça. ‘Si tu veux, on en parle. Si tu veux, on n’en parle pas. Si tu veux, tu fermes le livre’. Laissons leurs pages se remplir, ils sont bien plus fort·es, bien plus prêt·es à entendre que ce que l’on veut croire. Et, enfin, vous, les enfants, n’ayez pas peur de bousculer vos parents ! »
ET AUSSI…
Qu’est-ce qu’on fait quand un enfant tombe sur un ouvrage un peu olé-olé mal rangé dans la bibliothèque ?
« Je dirais qu’il ne faut pas paniquer, les enfants sont exposés très tôt au porno sur le web, je ne pense pas que Manara ou Crumb les choquent… La sexualité est partout. Là encore, ce n’est pas une problématique à cacher. Si votre enfant découvre des images qui ne sont pas de son âge, tout l’enjeu consiste à trouver comment en parler. Comment bien dire les choses. Et puis on parle là d’ouvrages et pas de films pornos. Cela reste du dessin ou de la photo. Toujours moins crus, moins violents qu’une vidéo. Mais bon, ces ouvrages-là, mieux vaut les mettre dans les étagères du dessus… »
À LIRE
Les livres évoqués dans cet article
- Hulul, Arnold Lobel (L'école des loisirs) : les grandes questions existentielles sur le monde
- Annie du Lac, Kitty Crowther (L'école des loisirs) : le suicide
- Au revoir Blaireau, Susan Varley (Gallimard Jeunesse) : la mort
- Scritch scratch dip clapote !, Kitty Crowther (L'école des loisirs) : la peur de s'endormir
- Le nuage bleu, Tomi Ungerer (L'école des loisirs) : la guerre
- Max et les Maximonstres, Maurice Sendak (L'école des loisirs) : le despotisme
- Laurent tout seul, Anaïs Vaugelade (L'école des loisirs) : l'autonomie, la liberté
- Les cinq Malfoutus, Beatrice Alemagna (Hélium) : le monde des adultes
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