Vie pratique

Qui a peur des grands méchants algorithmes ?

Qui a peur des grands méchants algorithmes ?

Ils sont sur toutes les lèvres, sujets aux rumeurs les plus folles. Ils font flipper, peut-être même plus les parents que leurs ados. Dévoilons un peu de leur mystère et appuyons-nous sur eux pour déjouer les pièges marketing tendus par les grandes marques. Une chose ressort de tout cela, enthousiasmante et porteuse d’espoir : c’est bien vous, parents, qui avez le pouvoir.

Passons aux aveux. Si, principalement, les articles de ce magazine naissent d’un dialogue ininterrompu avec les parents, ici, l’idée de se consacrer aux algorithmes est née d’une discussion entre membres de la rédaction. Nous nous retrouvons en chair et en os, à l’extérieur, après presque six mois de vie virtuelle, l’ordinateur au cœur du foyer.
La discussion dévie donc sur les offres qui nous envahissent en permanence lors de toute navigation, et cela de façon de plus en plus fine. Les marques manquent de moins en moins leurs cibles. La conversation tourne vite à la problématique parentale : « Cette pub sur les dernières Air Max ou la casquette de ses rêves qui revient sur tous les sites sur lesquels mon grand navigue, comment je l’en mets en garde ? ». On la pose telle quelle à Arnaud Zarbo, responsable du secteur prévention chez Nadja, centre spécialisé dans le traitement et la prévention des dépendances, qui nous rit au nez…

Il n’y a dans la machine que ce qu’on y met

Non, les ados ne sont pas plus naïfs/naïves que leurs parents quant aux innombrables contenus publicitaires et techniques marketings qui défilent sur internet. Avant d’attaquer les choses sérieuses, l’expert définit : « Souvent on y voit de la magie. Alors qu’on est au contraire dans une pure logique mathématique qui effectue des calculs à partir de grandes masses de données, les big data. Ils réalisent des classements, sélectionnent des informations et en déduisent un profil, en général de consommation, qui est ensuite utilisé ou exploité commercialement. L’internaute est donc bombardé de services et d’offres. Il ne s’agit que d’un outil. Que l’on alimente, nous, les usagers, avec les infos que l’on donne au gré des navigations. Il n’y a dans la machine que ce que l’on y met ».
Autre lieu d’éducation aux médias, même discours. Brieuc Guffens, responsable des publications chez Média Animation (asbl notamment active dans l’éducation aux médias), explique qu’il faut démêler la réalité du fantasme.
« La logique est hyper simple. Vous écrivez blabla, vous vous intéressez à blabla, consommez blabla, alors les algorithmes vous proposeront blabla(s). Ce qui pourrait être en soi une source inépuisable de découvertes. Seulement, il est intéressant d’intervenir auprès des ados pour leur expliquer là où ça a dérapé, à savoir l’appât du gain. En effet, le ciblage est de plus en plus fin, mieux adapté aux habitudes de consommation. Et quelque part, merci la pub. Car elle révèle toutes les ficelles. Le procédé est tellement grossier qu’il est rendu visible. Je rencontre souvent des gamins qui me disent : ‘Ça me dérange pas, je ne la regarde pas’, plus conscients qu’on ne le croit d’être un oiseau pour le chat. »

« La logique est hyper simple. Vous écrivez blabla, vous vous intéressez à blabla, consommez blabla, alors les algorithmes vous proposeront blabla(s)

Si nos enfants ne sont pas dérangés par les annonces qu’ils zappent avant une vidéo YouTube ou encore sur les liens vers leurs baskets préférées qui clignotent invariablement sur les fenêtres des sites marchands, ils n’ont pas toujours conscience du modèle économique qu’il y a derrière. Tiens, essayons de comprendre qui il sert et comment il s’organise.

Tu es maître de ce que tu fais

À hauteur de parent, il y a un beau coup éducatif à jouer. Parce qu’il s’opère une bataille complexe. Celle de sortir de la logique de cible ou de niche marketing. Le bras-de-fer avec les propositions commerciales est inhérent à chaque connexion, nos enfants grandissent avec.
Face à ce constat, Arnaud Zarbo apporte un point de vue revigorant : « Plutôt que de tenir un discours avec une posture de victime ou de méfiance, il faut rappeler que le pouvoir est entre les mains de l’internaute. Tout cela, c’est de la publicité. Un outil au service d’une logique marchande pour grandes sociétés. Le web, ce n’est pas une œuvre de charité. Si les ados sont conscient·e·s des pièges virtuels, ils sont en revanche plus naïfs, plus naïves que leurs parents sur le monde. Ils ont évidemment une capacité de résister à la tentation plus fragile. Et puis, difficile d’être en totale autarcie sur le partage de données, n’est-ce pas ? Il est important de bien expliquer qu’on est constamment dans une logique de consentement, par facilité. Rappelez-leur : ‘C’est toi qui mets tes infos sur ta vie privée. Tu as accepté. De la même manière, tu peux reprendre le contrôle. Si tu laisses le pouvoir aux grands groupes industriels, aux géants de la Silicon Valley, au tout marchand, ils le prendront’ ». Un tremplin pour aborder tout ce qui a trait à la consommation, l’économie, la politique.
Brieuc Guffens atteste : « Il y a toute une perspective éducative à mettre en place. Nous sommes en effet, parents comme ados, beaucoup moins passifs que l’on ne le pense. D’ailleurs, l’asbl Action Médias Jeunes a créé un jeu auquel les ados peuvent participer au cours d’ateliers et qui consiste à contrer ses propres algorithmes. Les participant·e·s se confrontent à leurs représentations tout en appréhendant certains principes de base. Les jeunes que je rencontre ne les diabolisent pas. S’ils en ont ras-le-bol des pubs, ils adorent aussi découvrir de nouveaux artistes, ils sont friands d’émissions en ligne. Des études nous apprennent que YouTube supplante le prof de maths quand sa méthode ne passe pas ou que l’ado se sent dépassé. ‘J’ai pas compris, je vais approfondir ailleurs’. Tout l’enjeu maintenant consiste à les rendre conscient·e·s de la machinerie derrière ».
Car ces formules mathématiques ne viennent pas que proposer des achats en ligne. Les contenus dont nos ados sont friands sont, eux aussi, dictés par de savants calculs. Loin d’être innocents.

« Recommandé pour vous »

Ce qui fonctionne avec la pub fonctionne avec toutes sortes de contenus. De la série Netflix à l’artiste Spotify, en passant par le documentaire sur YouTube. Et c’est là où ça peut coincer. Le fonctionnement est le même. Un simple coup de pouce au service de l’usager ? Pas vraiment.
« L’idée, c’est de maintenir le flux, déroule Arnaud Zarbo. De faire réagir, de maintenir la navigation, toujours à des fins commerciales. Dans la logique, ce n’est pas votre vie privée qui intéresse, mais juste de vous maintenir connectés et actifs. »

Éduquer aux médias pour renégocier nos rapports avec les technologies et inverser le rapport de forces

La difficulté pour les ados ? Hiérarchiser ces contenus. Faire le tri et démêler les infos farfelues, tronquées et orientées des sources fiables. Là encore, nos spécialistes rappellent que la logique reste la même que ce que l’on a décrypté plus haut. La finalité est commerciale, dans un environnement de business et ce sont les revenus publicitaires qui sont pointés. Arguments que vos grands enfants peuvent entendre et comprendre.
« On a commencé à s’intéresser aux pièges algorithmiques au moment de l’élection de Trump. Chez nous aussi, aux élections législatives fédérales, on a beaucoup parlé de la campagne 2.0 menée par les partis populistes. ‘Tu es un jeune de 20 ans, tu habites Bruxelles-Capitale, tu milites pour telle cause, on apparaît sur ton fil d’actu’. C’est tout le lien entre la question de l’algorithme et la construction de l’opinion qui opère. Rassurons le parent : selon les recherches, il semblerait que les idées n’infusent pas tant que ça et se partagent dans un cercle plutôt concentrique. En revanche, la mise en dialogue de l’éducation aux médias peut contribuer à renégocier nos rapports avec les technologies et inverser le rapport de forces. »
On y croit dur comme fer. Voyons d’ailleurs comment procéder à cette reconquête du pouvoir sur la machine.

Comment déjouer les algorithmes ?

Cette logique opère donc dans une logique commerciale. Qu’à cela ne tienne, d’autres solutions existent. On peut, par exemple, s’affranchir des gros bonnets. On sait depuis des années que les géants Google, Microsoft et consorts n’opèrent pas par pur altruisme et dictent leurs règles du jeu sur les données de leurs utilisateurs et utilisatrices. Alors pourquoi ne pas les contourner ?
Arnaud Zarbo rappelle qu’on peut multiplier les logiciels libres. « Il existe des moteurs de recherche comme DuckDuckGo qui visent à préserver la vie privée de ses utilisateurs/utilisatrices et leur éviter la bulle de filtres. Son modèle économique repose sur l’affiliation et l’affichage publicitaire. Plus simplement, Mozilla Firefox ne vient pas prendre vos données. L’idée générale consiste à ne pas céder à la facilité. Avant d’accéder à un site, on regarde comment celui-ci pioche dans nos données personnelles. Ça demande plus de boulot ».
Brieuc Guffens de compléter : « Les grandes apps et autres réseaux sociaux sont conçus pour qu’en une minute trente, vous vous inscriviez et puissiez poster directement du contenu. Cette ultra simplicité a un prix. Toujours se demander pourquoi c’est si ergonomique et enquêter sur les dessous du paramétrage. Un micro ouvert, un contenu accessible aux yeux de tous. Après il existe aussi des postures plus radicales. Certains conférenciers expliquent aux jeunes : ‘Ne vous connectez jamais sinon vous êtes foutus’. Ils portent les bases d’un concept dont on va parler de plus en plus à mon avis : la décroissance de connexion ».
Arnaud Zarbo de reprendre la main : « Les algorithmes ne peuvent pas faire plus que ce que l’humain leur donne. Ils n’existent que par le spectre de nos perceptions. L’image du grand cyborg très 90’s plus fort que nous, on aime se faire peur avec, mais ce n’est qu’une fable technophobe ».

ZOOM

Les algorithmes nous écoutent-ils ?

Nous étions obligés de creuser cette légende urbaine. Vous parlez entre ami·e·s ou en famille d’un voyage dans la Gaume et voilà qu’on vous propose la recette du pâté gaumais sur tous les écrans. Pas de doute, nous sommes sur écoute ! Les experts ne démentent pas. S’ils ne misent pas sur le côté philanthropique des entreprises et n’estiment pas absurde qu’on découvre un jour certains dispositifs d’écoute, ils sont en revanche plus dubitatifs sur la faisabilité technique. On aime se faire peur. Et la rumeur finalement est un très bon moyen de protection de l’humain pour l’humain.

EN PRATIQUE

  • nadja-asbl.be : prévention et traitement des dépendances, avec un volet numérique hyper pertinent.
  • media-animation.be : centre de ressources en communication et éducation aux médias.
  • actionmediasjeunes.be : ateliers d'éducation aux médias.
  • Data Gueule : une chaîne YouTube qui décrypte les phénomènes numériques à coups de données chiffrées.
  • Affordance : le blog d’Olivier Ertzscheid, auteur notamment de L'appétit des géants : pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes (C&F éditions).