Développement de l'enfant

À la recherche de soi dans le virtuel

À la recherche de soi dans le virtuel

Bon narcissisme, mauvais narcissisme, d’accord. Mais une dimension vient causer pas mal de confusion : le monde virtuel. Aujourd’hui, le reflet de l’eau du beau Narcisse se troque contre un selfie, un avatar, une mise en scène de soi via des plateformes sur lesquelles nos enfants et ados aiment toujours plus s’admirer. Miroir déformant ? Quête d’identité ? Comme Narcisse, on plonge dans cette rivière 2.0.

► Moi dans l’écran

Le stade du miroir ? Aujourd’hui, il se passe sur les écrans où, dès le plus jeune âge, les tout-petits grandissent avec une immédiateté photographique. Là où les générations précédentes attendaient le tirage sur papier argentique, qu’est-ce que ça change dans le rapport que l’on a à son image ?

La question est encore plus importante que tout ce que l’on avait imaginé. La technologie a évidemment complètement transformé le principe de photographie familiale. Nos expert·es nous expliquent que l’évolution du gentil portrait de tribu se fait à l’image des mutations de la famille qu’elle immortalise.
Selon les différentes observations, on peut noter quelques grandes transformations. La photo de famille revêt une dimension plus intime. En clan serré. Ce qui entraîne irrémédiablement une réduction importante des portraits de groupe. Faites le constat dans votre propre smartphone. Observez vos dernières photos. Ce sont rarement des photos de troupe, de grandes tablées, d’immenses rassemblements. Encore plus depuis deux ans.
Gardez votre téléphone en main. Qui apparaît le plus ? Vos enfants, bien sûr. Oui, l’apparition et la généralisation de tous nos joujoux numériques semblent appuyer l’évolution éducative. L’enfant est de plus en plus une personne à part entière. Au centre de l’attention. Les photos de famille telles que nos parents les ont connues s’éloignent progressivement de leur fonction de témoin d’une époque. Elles sont aujourd’hui un acte plus éphémère, social, immédiat, dans un registre plus connecté à l’émotion du moment. L’enfant l’emploie comme un miroir quotidien. Plus que comme un outil égotique, il s’en sert comme un canal de communication de lui-même. Et on va voir que ce n’est pas vain, vu le monde très virtuel dans lequel nos bambins évoluent.
Les réseaux sociaux flattent en permanence l’égo. Des photos gratifiantes, des infos sur soi valorisantes, c’est un vrai miroir déformant. Est-ce que ça ne crée pas une confusion dans la construction de nos petites têtes, qu’elles soient blondes, brunes ou rousses ?

Les réseaux sociaux sont, quoi qu’il en soit et chez chaque utilisateur et utilisatrice, une mise en scène de soi. Enfant, adolescent ou adulte, qu’y fait-on ? On y flatte nos identités. Le principe est exactement le même que la contemplation de notre héros antique qui se cherche dans le reflet à la recherche de lui-même.

À chaque navigation, nos grands enfants mènent en réalité une quête personnelle permanente de soi. Elle est d’autant plus importante qu’au moment de l’adolescence, toutes les interactions qui s’y passent font partie de la réalité. Privez votre enfant de son sacro-saint smartphone, vous le coupez de ses relations avec ses ami·es. Il se joue donc quelque chose de primordial.
Nos chers jeunes vont s’essayer auprès des autres. Les plateformes apportent une dimension liée à la récompense. Un like flatte l’image de soi. D’un coup, les voilà validés par le monde. Leur identité exerce une influence, si petite soit-elle. Bien plus gratifiant qu’un égo flatté, ils existent dans le regard de l’autre.
À l’inverse, quand ils n’existent pas chez l’autre, ils ont le sentiment d’être niés, comme s’ils n’existaient pas. C’est ce qu’il y a de pire. Comme si Narcisse ne voyait aucun reflet quand il se mire dans la rivière.
Votre rôle de parent consiste à les ramener de l’autre côté du rivage. Leur montrer qu’il existe des tas de choses gratifiantes en dehors de la récompense par l’écran. Tout ceci n’est pas vain, parce que comme nous allons le voir, ce monde virtuel peut entraîner des dérives narcissiques importantes.

Qu’est-ce que l’on doit dire à ses gamin·es obsédé·es par leur image et qui passent quasiment toute la journée à se prendre en photo ?

Au Ligueur, nous nous efforçons de trouver les mots les plus justes. Dans certains cas, nous nous référons volontiers au vocable québécois, champion du monde de traductions éloquentes. Dans cette région en proie à l’impérialisme du pays voisin, le selfie devient donc un égoportrait. Voilà une transcription qui en dit long sur cette pratique compulsive chez beaucoup d’ados.
Obsédé par soi. Obsédé par ses portraits. À la recherche éperdue de likes ? Pas seulement. À la recherche d’une réparation de l’image que l’on a de soi, explique la psychanalyste Hélène Vecchiali. L’égoportraitiste peaufine. Pour cela, il recommence. Encore et encore. Comme nous l’avons vu plus haut, il y a donc une faille à réparer.
Fabrice Midal complète le canevas. Une jeune fille lui envoyait des photos et lui demandait : « Je suis jolie ? ». Ce à quoi il répondait : « Mais que tu es narcissique ». Avant de mesurer, au bout d’un moment, combien sa réponse était violente. Parce que cette action répétée du selfie résultait avant toute chose d’un manque de confiance en soi.
On en revient à cette souffrance extrêmement frustrante de ne pas se retrouver. Attention, donc, à ne pas mettre la pratique de l’égoportrait, pour reprendre le terme québécois, face à son égotisme. Parce que vous infligez une double peine à vos petits Narcisse. Comprenez qu’ils ont besoin de se retrouver. Et ont - malgré les apparences - l’impression de ne jamais être assez bien. Essayez peut-être de remplacer les « Eh, ça va, miss Monde, là ? » par des « Je te trouve vraiment très joli·e, tu n’as pas besoin de te prendre autant en photo, tu vas t’user les yeux et tu ne pourras plus t’admirer ». L’humour combiné à la valorisation des égos fragiles est évidemment l’arme la plus imparable qui soit.
À vous de faire comprendre, chers parents que ce n’est pas cette mise en scène de soi qui va guérir votre enfant de ses failles narcissiques, mais un travail plus intérieur qui passe une nouvelle fois par l’estime de soi à travers des engagements, une pratique sportive, artistique, collective… bref plus concrète que la rivière virtuelle de Narcisse.

► L’identité numérique

Que penser des avatars en tous genres ? Ou des transformations physiques, genre filtres et autre artifices ? S’agit-il davantage d’une manière de s’éloigner de soi que d’un reflet ?

Pour beaucoup de parents, natifs de cette période préhistorique d’avant l’ère numérique, internet est un monde encore lointain. L’usager, l’avatar, en est un habitant tout aussi éloigné de la planète réalité. Or, cette distinction est de moins en moins vraie chez nos enfants. Et gageons qu’avec le raz de marée proche qu’est le métavers (l’univers virtuel genre les Sims, sauce groupe Facebook), la frontière risque de se restreindre davantage.
L’identité virtuelle apparaît davantage comme une sorte d’interface. Comme si cette identité en ligne était l’ambassadrice d’une réalité virtuelle. La dynamique est alors la même que celle que l’on a décrit dans les pages précédentes. Un balancier entre l’amour de soi et l’amour pour les autres. Ici, il y a donc la dimension sociale et la construction de soi. La première utilise les codes d’une culture commune. Un avatar de soi en manga, en Simpson ou en personnage d’une série Netflix, par exemple. Et la dimension narcissique à la symbolique plus intime. Votre ado utilise un filtre chat sur Instagram, parce qu’il adore son vieux matou, ou une image associée à la force, à l’obscurité ou à la positivité…
L’utilisation de ces symboles graphiques participe toujours à l’estime de soi, c’est un savant mélange d’émotions, de revendications, de souvenirs, de pensées avec ce que l’on veut dire de soi, ses valeurs, ses symboles, ses convictions. À travers tous ces artifices, vos ados explorent les effets que l’exposition de ces éléments vont avoir les uns sur les autres. Ce qui participe une nouvelle fois à la construction de l’estime de soi.
Au-delà de l’aspect un peu inquiétant de la transformation physique, il y a en réalité une lecture très intéressante de vos enfants. Et c’est là, une perche - pas toujours tendue - à saisir pour servir de base à une discussion très enrichissante à propos de l’identité de votre petit avatar.

À LIRE

Pour aborder la question avec vos enfants

En contactant les différents interlocuteurs et interlocutrices de ce dossier, on se rend compte combien toutes ces questions sur l’amour de soi, l’amour des autres liées à l’identité de soi numérique sont importantes à aborder. Impossible, par exemple, de parler d’éducation numérique sans aborder toute la question de la recherche de soi à travers le virtuel. Ce qui éviterait peut-être les dérives que l’on connaît. On pense au cyberharcèlement, à l’enrôlement en ligne.
Pour bien comprendre les enjeux, on ne peut que vous recommander la lecture de MOI, MOI et MOI d’Hélène Vecchiali (Marabout), de Sauvez votre peau, devenez narcissique de Fabrice Midal (Flammarion/Versilio). Et pour toute la dimension numérique, on vous recommande de parcourir tous les travaux en ligne du psychologue John Suler (en anglais, johnsuler.com), auteur notamment de Psychologie du Cyberespace dont nous n’avons pas fini de parler.