Loisirs et culture

Nous avons découvert Beata Umubyeyi Mairesse par le biais de son magnifique roman Tous tes enfants dispersés (Autrement), lauréat 2021 du prix des Cinq Continents de la Francophonie. Un récit intergénérationnel, familial, autour de la mémoire et de l’exil d’une rescapée du génocide des Tutsis au Rwanda.
Toutes les manifestations prévues dans le cadre de la remise du prix des Cinqs continents ont malheureusement été chamboulées. Nous espérions faire sa connaissance au siège de l’antenne belge de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Nous nous sommes finalement retrouvés au milieu des livres de l’espace de travail partagé de Passa Porta, la Maison internationale des littératures à Bruxelles, où il neigeait ce jour-là.
Umubyeyi, la bonne mère
Beata Umubyeyi Mairesse est née et a grandi au Rwanda. Métisse, elle a vécu entre le monde des ‘blanc·he·s’ qu’elle fréquente à l’école belge de Butare et celui de sa famille maternelle qui l’élève. En 1994, elle survit au génocide des Tutsis et arrive en France où elle vit désormais dans la région de Bordeaux. Mairesse est le nom de son mari français. Umubyeyi, le nom reçu à sa naissance.
« Au Rwanda, il n’y a pas de nom de famille, explique-t-elle. C’est ce que je raconte dans le roman. On vous donne un nom en fonction des circonstances dans lesquelles vous êtes né·e, de ce que l’on projette sur vous. Umubyeyi, littéralement, cela veut dire ‘parent’, mais quand on le donne à des filles, cela peut signifier ‘celle qui a une bonne mère’ ou ‘celle qui va devenir une bonne mère’ ». Même si nous ne lui demandons pas si elle est devenue une bonne mère, nous apprenons au passage qu’elle a deux fils de 7 et 13 ans.
Blanche, le personnage au cœur de Tous tes enfants dispersés, a lui aussi quitté le Rwanda pour la France. En quoi le parcours de Beata Umubyeyi diffère-t-il de celui de son personnage ? « Plus âgée que moi, elle n’a pas vécu le génocide, elle part au tout début. Moi, je n’ai pas développé le même sentiment de culpabilité qu’elle, qui a laissé ses parents au Rwanda. Sinon nous sommes l’une et l’autre métisses, élevées par nos mères. Nous sommes parties vivre en France, elle est infirmière, j’ai travaillé dans le domaine de la santé, mais comme coordinatrice de projets. Elle est mariée à un métis, je suis mariée à un ‘blanc’, le personnage de son mari, je l’ai complètement inventé ».
Des voix de femmes
Tous tes enfants dispersés fait le lien entre trois générations de femmes et ajoute une dimension intergénérationnelle supplémentaire avec le fils de la narratrice. Que représente pour elle la mémoire des femmes dans le contexte rwandais ?
« Je ne suis pas essentialiste, la mémoire ne diffère pas parce qu’on est une femme ou un homme. Par contre, on vit des expériences différentes parce que la société est genrée. Quand on est une femme, on a une expérience du monde différente de celle des hommes : moins d’égalité, moins de libertés, moins d’accès aux chances. Le choix d’avoir deux narratrices, c’était pour faire entendre des voix de femmes peu entendues aujourd’hui. En même temps, le Rwanda est aujourd’hui le pays où il y a le plus de femmes au Parlement. La voix des femmes n’est plus silenciée dans le Rwanda post-génocide, car des organisations de femmes se sont battues, par exemple pour l’accès à l’héritage, pour que le viol ne soit plus repris dans la catégorie des vols, mais dans celle des crimes. Et ce n’était pas gagné d’avance. »
« La meilleure chose à faire en tant que parent, c’est de s’occuper de soi, de faire face à ses propres démons et de les gérer »
On enferme des gens dans l’exil
Beata Umubyeyi Mairesse, comme Blanche, fait l’expérience de l’exil. Qu’apporte l’exil dans le monde globalisé qui est le nôtre ? « On n’est pas égaux dans l’exil, constate l’écrivaine. L’exil est la conséquence d’histoires très anciennes. Je fais peut-être partie de cette génération d’écrivain·e·s qui veut aller au-delà du narratif médiatique sur l’exil, où il est surtout question de chiffres, de nombres de disparus qui se noient dans la Méditerranée. En tant qu’écrivains, qu’écrivaines de l’ailleurs, on donne chair à ces hommes, ces femmes, ces enfants. Ce sont des blessures, mais aussi des joies. On sort de la caricature. On écrit aussi ces histoires pour des gens qui ont peut-être oublié que leurs grands-parents avaient fait le même chemin il y a quelques décennies : des Italiens, des Polonais, des Portugais… Le souci est que l’exil ne devrait pas être une fin en soi. Normalement, à partir de la génération suivante, on ne devrait plus être considérés comme exilés. On a l’impression que les descendant·e·s sont coincé·e·s dans cet exil. Troisième, quatrième génération, ça veut dire quoi ? Celles et ceux qui sont né·e·s ici ne sont pas des immigré·e·s. On enferme des gens dans l’exil. Blanche va se battre pour que son fils ne soit pas pris dans ce piège identitaire ».
Un combat que mène également l’écrivaine lorsqu’elle accepte de se rendre dans des écoles comme elle l’a fait cette semaine de décembre à Bruxelles. « J’ai une grande affection pour ces ados, nous confie-t-elle. D’habitude, je ne témoigne pas en public, mais avec les jeunes, je leur parle de moi, j’explique que j’avais leur âge quand j’ai vécu le génocide et ça matche. Ces histoires leur parlent d’eux aussi, de leurs parents, de leurs grands-parents, surtout quand je vais dans des écoles où il y a des élèves dont les parents viennent de partout. C’est précieux, c’est leur dire que nos histoires valent la peine d’être racontées et cela leur parle ».
Transmettre sans accabler
Dans Tous tes enfants dispersés, on peut lire ceci : « Dans ma tête, mes pensées chiffonnées étaient semblables à un drap blanc fatigué de la longue nuit de mon absence, dans les replis duquel je cherchais une aiguille pour reprendre mon ouvrage de mémoire ». En quoi la mémoire reste un enjeu aujourd’hui ?
« La mémoire est un vrai enjeu de transmission. Ce qui est dit est aussi important que ce qui est tu. Les fantômes dans les placards, les secrets de famille, c’est un sujet universel. Ce sont des trous dans lesquels on peut tomber et se perdre. En tant que parent, ce n’est pas facile, il s’agit de faire en sorte que son enfant sache d’où il vient, ce qu’il porte, sans l’accabler. Il faut doser ses confidences en fonction de l’âge de l’enfant, de sa maturité, tout en étant soi-même à l’aise et au clair avec son passé. »
La santé mentale, un enjeu de société
Après des études de lettres, en sciences politiques et en coopération internationale, Beata Umubyeyi Mairesse a travaillé au Cameroun avec Médecins sans frontières comme coordinatrice de projets liés au sida. Après une recherche en santé mentale au Canada, elle revient en France et est engagée dans le domaine de la prévention du suicide. Aujourd’hui, elle donne des formations aux premiers secours en santé mentale.
« Ouverte au grand public, précise la jeune femme, cette approche venue d’Australie vise trois objectifs : déstigmatiser la santé mentale, informer les gens sur les troubles psychiques pour faire en sorte qu’un maximum de personnes soient capables de repérer les personnes dans leur entourage familial, amical, professionnel qui ne vont pas bien, sans les diagnostiquer, afin de les orienter le plus tôt possible vers une prise en charge. C’est de la vraie prévention. Qu’on arrête en Occident avec ces injonctions à toujours aller bien, à être résilient, à ne pas vouloir voir les fêlures. La meilleure chose à faire en tant que parent, c’est de s’occuper de soi, de faire face à ses propres démons et de les gérer. Dans une famille, quand une personne est en souffrance, cela ruisselle sur les autres. Le problème est que l’on est dans une société hyper individualiste où on vous explique que vous pouvez vous en sortir parce qu’untel s’en est sorti malgré une famille pauvre, un exil, une guerre, etc. Je me méfie de l’idée de résilience quand elle fait de la solution une histoire individuelle, qui dit que tu as en toi ce qu’il faut pour dépasser tes difficultés. C’est un discours néolibéral. Il y a eu un président noir aux États-Unis, donc les ‘noirs’ peuvent s’en sortir. Au nom de ces exemples de réussite, on ne prend plus en compte ceux qui n’ont pas été aidés et on exonère la société de prendre soin des plus faibles, des plus pauvres, des plus à la marge. Ce que je trouve important, ce sont les tuteurs de résilience, ceux qui vous aident à vous en sortir. La solution passe aussi par la capacité qu’a une société de faire preuve de solidarité. »
Vive les tuteurs de résilience
La grand-mère de Blanche évoque ses « milliers de petites humiliations accumulées depuis l’enfance, parce que fille, parce que pauvre, parce que Tutsi ». Comment supporter et dépasser pareilles humiliations ?
« Je n’ai pas connu ces humiliations surtout vécues par la génération précédente, reconnaît Beata Umubyeyi. J’ai plus eu le sentiment d’être une transfuge de classe, de ne pas être à ma place. Ce sentiment d’illégitimité laisse toujours des traces. On s’en sort en prenant confiance en soi, en réalisant des choses qui sont reconnues. Mais combien ont cette chance de pouvoir le faire ? Le problème est que l’on est dans une société hyper individualiste où on vous explique que vous pouvez vous en sortir parce qu’untel s’en est sorti malgré une famille pauvre, un exil, une guerre, etc. Je me méfie de cette idée de résilience quand elle fait de la solution une histoire individuelle. On me dit que je suis plus forte après ce que j’ai vécu. D’une part je ne suis pas plus forte, j’aurais préféré ne pas le vivre, j’aurai toujours des fragilités qui sont là tapies et qui ne me mettent pas à l’abri ; d’autre part, ce que je trouve important dans ce concept, ce sont les tuteurs de résilience, ceux qui vous tendent la main et vous aident à vous en sortir. Cela passe aussi par la capacité qu’a une société de faire preuve de solidarité, d’écouter et de donner la parole à tout le monde. Ce sont des fondamentaux. Et de ne pas occulter le passé, même s’il n’est pas à notre avantage. Je me méfie de ce beau discours qui dit que tu as en toi ce qu’il faut pour dépasser tes difficultés. C’est un discours néolibéral, l’arbre qui cache la forêt. Il y a eu un président noir aux États-Unis, donc les ‘noirs’ peuvent s’en sortir. Au nom de ces exemples de réussite, on ne prend plus en compte ceux qui n’ont pas eu des gens qui les ont aidés et cela exonère la société de prendre soin des plus faibles, des plus pauvres, des plus à la marge. Dans mon livre, je montre des gens qui s’en sortent parce que j’écris des livres qui me consolent moi-même, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a plein de rescapés qui sont encore très mal et qui transmettent leurs traumatismes à leurs enfants. Les chercheurs en neurosciences ont montré que les traumatismes chez les descendants des survivants de la Shoah étaient encore bien présents. On a dit des survivants de la Shoah qu’ils n’ont pas voulu parler. Ce n’est pas vrai. Ils avaient des choses à raconter malgré des moments de sidération, mais ils se sont surtout retrouvés face à des gens qui ne voulaient pas les entendre, parce que c’était trop dur, parce que la guerre était finie, qu’il fallait avancer. Si c’est un homme de Primo Lévi est sorti dans une quasi indifférence, il a fallu près de quarante ans pour qu’il soit reconnu à la juste valeur du travail effectué. Du coup, les survivants ont gardé leur histoire et beaucoup l’ont écrite plus tard ou gardée dans leurs tiroirs. En Europe, on s’est beaucoup attaqué à la cause, le nazisme, et il y a eu beaucoup de mouvements, notamment des mouvements de gauche dans cette dénonciation du nazisme, mais on a négligé les victimes. Aujourd’hui que les derniers survivants sont en train de disparaître, on manifeste un intérêt très affectif à leur égard, mais ils sont presque considérés comme des victimes hors sol, complètement déconnectées du fait qu’elles ont été avant tout victimes du fascisme, du nazisme. En même temps, on ne veut pas voir que le fascisme est en train d’exploser partout sur la terre. Mon choix de la littérature, c’est qu’elle permet que ce soit audible parce que le lecteur s’attache aux personnages. »
Ne pas s’excuser d’exister
Beata Umubyeyi Mairesse évoque dans Tous tes enfants dispersés « ceux qui croient avoir le luxe d’être monochromes, d’être indivisibles, fondus dans la masse rassurante de leurs semblables, qui nous somment de choisir, nous assignent, nous crucifient ». Qu’aurait-elle envie de dire à ces autres ?
« Je n’ai rien à leur dire, réplique-t-elle. C’est l’histoire de ceux qui excluent les différents, les exclus, les faibles. Je viens d’intervenir aux Midis de la Poésie pour parler de Nadine Gordimer, écrivaine sud-africaine, blanche, militante anti-apartheid, qui a écrit des livres sur des personnages blancs, autant ceux qui militaient contre l’apartheid que ceux qui en profitaient, qui avaient du mal à abandonner leurs privilèges. On est en plein là-dedans aujourd’hui avec ceux qui poussent des cris d’orfraies en disant qu’ils ne peuvent plus rien dire, plus rien faire, face aux féministes, aux antiracistes. Ils refusent de ne plus être le centre du monde, de ne plus être celles et ceux qui décident de ce qui est bien et de ce qui n’est pas bien. Ils ont des privilèges liés à leur portefeuille, à leur héritage, à leur couleur de peau, à leur sexe et refusent de partager. C’est difficile de partager, d’accepter d’avoir un peu moins pour que d’autres aient un peu plus. Sauf que Gordimer ajoute comme le disait déjà James Baldwin, c’est que l’oppression détruit bien sûr l’opprimé, mais avilit aussi l’oppresseur. Si on veut repenser notre façon de penser le vivre ensemble, tout le monde doit s’y mettre. Dans son roman Ceux de July, elle imaginait une société où les Noirs avaient pris le pouvoir. Une famille blanche y était obligée de se réfugier chez son ancienne domestique, July. Très vite, les enfants s’adaptent. Celle qui a le plus de mal, c’est la patronne blanche qui dépend du bon vouloir de son ancien domestique, de ses décisions et elle attend de ce domestique noir qui doit affronter sa nouvelle liberté, ses nouvelles responsabilités que ce soit lui qui la console de ce qu’elle a perdu, de la même façon que l’on demande aujourd’hui aux antiracistes, aux féministes d’expliquer aux autres en quoi leurs violences les gênent. Ils doivent faire de la pédagogie, s’occuper de l’accompagnement psycho-émotionnel de ceux qui se rendent compte que depuis des années ils ont des privilèges, qu’ils oppriment l’autre. J’ai simplement envie de leur dire : lisez, essayez de nous comprendre. Il y a assez d’informations. Mon mari blanc ne va pas mener mes combats à ma place, mais c’est mon allié, dans le sens où c’est lui qui peut aller expliquer à tel ou tel que ce n’est pas possible de dire ça ou ça, de lire tel livre qui explique comment les choses se sont passées. Les gens qui ont compris peuvent devenir des alliés pour épargner aux gens comme moi de devoir s’excuser d’exister. »
LE LIVRE
Tous tes enfants dispersés
Plusieurs voix se croisent dans Tous tes enfants dispersés. Celle de Blanche qui revient au Rwanda des années après le génocide rwandais pour mettre des mots sur l’inaudible. Celle de sa mère Immaculata qui se souvient. Celle de Stokely, son petit-fils, qui essaie de comprendre d’où il vient. Multi-primé, ce roman intergénérationnel écrit dans une langue sensuelle, vivante, charnelle retrace à la fois un événement douloureux de l’Histoire et les échos qu’il a produits dans les histoires des unes et des autres. L’expérience maternelle, les paternités évanescentes, le patriarcat et les assignations identitaires, les fêlures familiales, les conflits ethniques, la présence des Muzungus, des « blancs », le métissage, les langues, la guerre, les haines, l’exil, tout cela est raconté au plus près de la vie d’une famille délabrée qui va mettre de l’énergie à se reconstruire dans une belle pulsion de vie.
Extraits
- « L’instinct maternel, la belle affaire. Parce que nous donnons plus souvent la vie que nous ne la prenons, nous nous devrions d’être la solution humaine à la violence des hommes »
- « Désormais, je savais ce que cela provoquait, la responsabilité d’être parent ».
- « Élever sa progéniture fait considérer avec plus de compréhension l’œuvre inégale de ses propres parents »
- « Ne pas se dérober, expliquer quand des questions sont posées, au plus près de la vérité qu’un enfant puisse appréhender »
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