Loisirs et culture

Père et fils : l’effet miroir

Rencontre avec JeanLouis Tripp qui explore à nouveau ses souvenirs familiaux « Un père »

Dans Un père, JeanLouis Tripp explore à nouveau ses souvenirs familiaux. Il en tire un récit sensible entre affection et tension, liberté et transmission.

C’est une digue qui se rompt. Un barrage qui cède. C’est la scène clé du dernier roman graphique de JeanLouis Tripp. À la place de l’eau, des mots. Le flot est continu. Trente ans de non-dits et de relations tendues. L’auteur se livre d’un coup à son père. « J’ai dit tout ce que j’avais à lui dire, sur sa partie ‘mauvais père’ notamment. Je suis persuadé qu’il n’a pas tout compris. Cette scène-là, elle a duré quasiment une journée. Et j’ai pleuré ma vie. Comme un petit enfant ».
À cet instant, l’auteur se représente d’ailleurs en gamin face à son paternel vieillissant. « Je me rendais bien compte que ce n’était pas moi adulte, père de deux enfants qui parlait, mais bien l’enfant en moi qui avait des reproches à faire à son papa ».
Scène forte. Emblématique de cet album qui marque une nouvelle incursion du dessinateur dans le registre autobiographique après Extase (consacré à sa sexualité) et Le petit frère (l’histoire du décès tragique de son frère Gilles sur la route des vacances). À l’origine d’Un père, une réflexion de la sœur de JeanLouis Tripp qui confie qu’elle trouve que son frère dessine tellement bien le regard « triste et perdu » de leur père qu’elle a toujours connu comme ça.
« Cela m’a interloqué. C’est vrai qu’elle n’a vécu que cette période de deuil. Elle est née après la mort de Gilles. Moi, j’étais l’aîné. J’ai donc d’autres souvenirs. Pas toujours drôles. Mais, on peut dire que ce n’était pas ennuyeux. Nous avions une vision très différente de notre père. J’ai voulu retrouver tout cela. »

Mon père, ce personnage

Car, certes, JeanLouis a des choses à reprocher à son papa, notamment un manque de reconnaissance, de soutien par rapport à son choix de devenir dessinateur de BD. Il y a aussi le regret et l’incompréhension de se voir couper les vivres dès les premiers sous gagnés en publiant dans Métal Hurlant. Mais il y a en plus cette liberté, cette confiance paradoxale dont il a bénéficié quand il était plus petit. « Un bivouac à 12 ans dans la montagne seul avec un copain. Et puis le fait d’accepter que je parte de la maison à 14 ans, je lui suis infiniment reconnaissant ».
Ce père, c’est un festival de souvenirs en pagaille. Au fil de la conception du livre, ceux-ci émergent, se précisent. Il faut les discipliner. Se résoudre à reprendre à zéro après 150 pages et autant de jours de travail passés dessus. Six mois de réflexion. Puis repartir. « J’ai compris que mon projet n’était pas le portrait d’une enfance dans les années 60, mais bien de ma relation avec mon père ».

Cover bd Un père JeanLouis Tripp

Père instituteur. Mari volage. Communiste convaincu. Bricoleur en diable. Un vrai personnage que ce père. « Il y avait en même temps ce truc très pénible pour moi où on s’engueulait tout le temps et qui faisait que je voulais me barrer pour échapper à ça. Puis, il y avait ces aventures dans lesquelles il nous entraînait. Des trucs baroques qui me faisaient péter de honte à l’époque. Nous et notre caravane coincée au milieu de voitures de luxe au bord du lac Léman. Cet épisode où il a fallu que je sorte en pyjama sur la place du marché à Dijon pour donner un coup de main pour dégager cette même caravane. Quand on a 10 ou 12 ans, on n’a pas envie de ça. Mais avec le recul, quand je vois l’espèce d’insouciance que mon père affichait, le fait qu’il assumait totalement le truc. Rétrospectivement, je trouve ça génial ».
Ces tranches de vie sont à la fois drôles et émouvantes. Mais sans chichis.

« Le partage est essentiel »

JeanLouis Tripp affirme détester le pathos. « Je raconte des faits et des émotions, c’est tout. Je reste le plus sobre possible, mais en étant qui je suis. (…) En adoptant ce style de narration, je laisse de la place au lecteur pour qu’il se projette dans ses propres émotions ». Cette interaction est essentielle. À travers cette matière familiale, Tripp titille des cordes sensibles chez son lectorat.
« Avec Le petit frère, cela a été particulièrement flagrant. J’ai reçu énormément de messages de personnes qui avaient perdu un proche et pour qui ce livre a eu un effet cathartique, libérateur. Parce que ce type de deuil, vous avez toujours l'impression que ça n’arrive qu'aux autres. Et quand ça vous arrive, vous avez l'impression que ça n'arrive qu’à vous. Le partage est essentiel dans ce cas-là. Mes livres autobiographiques font partie de cette dynamique. C’est beaucoup plus universel que ma propre histoire qui en fait n’est pas très intéressante. Mon histoire racontée devient juste un support pour partager. »
Par ricochet, JeanLouis Tripp nous embarque dans son objectif personnel qui était de « comprendre en quoi le fait d'avoir eu ce père-là avait déterminé en moi l'homme que je suis devenu ». De ce père, il revendique des valeurs « de gauche, de partage, d'amitié entre les peuples, de bienveillance, etc. C'est un héritage, c'est évident ». Transmis à ses propres enfants qui ont aujourd’hui 23 et 30 ans ? « En tout cas, je ne pense pas qu'ils vont voter Le Pen aux prochaines élections », lâche-t-il avec son accent du Sud et ses yeux rieurs.

EN SAVOIR +

JeanLouis Tripp a 67 ans. Il a sorti plusieurs albums dans les années 80 avant de s’orienter vers l’enseignement, la peinture, la sculpture. En 2006, il réinvestit avec force la BD en co-réalisant la série Magasin Général avec Régis Loisel (9 tomes parus). Celle-ci, ainsi que les dernières œuvres autobiographiques, sont éditées par Casterman.