Développement de l'enfant

Cher journal intime, tu es un précieux ami

Cher journal intime, tu es un précieux ami

« Aujourd’hui, Céline ne m’a pas regardé. Elle n’en a que pour ce gros naze de Sven, je le vois bien. Je ne vois pas l’intérêt de continuer à vivre si elle ne veut pas sortir avec moi ». Ça, c’était grosso modo le journal intime d’un gamin des nineties. Et aujourd’hui, est-ce que les enfants se livrent toujours à ce confident de papier ? Explorons cet univers très intime.

Depuis qu’homo sapiens sait écrire, anecdotes du quotidien, secrets ou pensées les plus enfouies se couchent sur papier. Vous-mêmes, parents vous vous êtes certainement livrés à cet ami du fond de tiroir que nul autre que vous n’était en droit de parcourir. Aujourd’hui, est-ce que cette pratique se perpétue ? L’étourdissement numérique a-t-il éteint les épanchements littéraires de nos petit·e·s Jean-Jacques Rousseau en herbe ?

Une pratique plus répandue chez les filles

Difficile à mesurer. Tapez sur votre moteur de recherche préféré : « nombre d’enfants qui tiennent un journal intime », vous n’obtiendrez évidemment aucune info. Katia, libraire dans une grosse enseigne, nous éclaire : « Oui, je vois énormément d’enfants qui demandent à leurs parents de leur acheter des carnets destinés soit à raconter des histoires autobiographiques, à l’écrit ou sous forme de dessins, de plus en plus, soit à recueillir des secrets. Et je constate que tous ces enfants les tiennent, puisque je les vois revenir régulièrement pour euh… compléter les tomes ! ».
Autre enseigne, même son de cloche. Guillaume, vendeur pour un magazine de fournitures pour les métiers d'art et les loisirs créatifs, dresse le même constat. « Chez nous, clairement, il y a un regain d’intérêt chez les enfants. C’est lié à des gros succès comme Le journal d’un dégonflé ou toute la veine de l’autobiographie en bande dessinée, Riad Sattouf et compagnie. J’entends de plus en plus que les profs surfent sur la vague et en font un exercice littéraire. Le journal intime, c’est un peu la nouvelle forme de rédaction ».
À l’heure où les écrans occupent tant l’esprit de nos chérubins, on ne peut que se réjouir du retour à cette pratique très intime. Quelle forme cela prend et quel enfant s’adonne à cette gymnastique littéraire ? Sans l’once d’une hésitation, pour Katia, l’exercice est avant tout plébiscité par les filles.
« Si on s’arrête juste à l’aspect purement mercantile, on voit bien que la cible, ce sont les fillettes de 8-12 ans. On leur offre un premier carnet, avec tous les clichés : la clé, les cœurs, les licornes. Puis on avance vers une imagerie de plus en plus ado. Les maisons d’éditions surfent là-dessus, d’ailleurs. Mais, selon moi, ça ne dure qu’un temps. Un bon journal intime, ne doit pas être trop visible. Les enfants vont d’abord s’essayer à quelques anecdotes superficielles. Seulement, plus on se confie, moins le carnet doit être voyant. »
Guillaume reprend le flambeau : « Ça a été la folie des scratchbook il y a quelques années, vous savez des carnets personnalisés, eh bien, il y a de ça avec le journal intime. On le veut singulier. Sans logo, sans marque. On va le façonner à son image. De ce que je vois chez des client·e·s, l’idée, c’est de partir d’une couverture uniforme et d’y ajouter du posca, des stickers, des paillettes, des gommettes… ce que vous voulez. Et la suite, même si ça reste encore très marginal, mais je le sens bien venir, c’est ce que l’on appelle le bookbinding. Un procédé d’assemblage qui crée le carnet ». Préparez-vous donc à parler de « bookbinding intime » avec vos enfants. Et quel dialogue ont-ils avec leur carnet, binding ou non ?

Une fois couché sur le papier, c’est évidemment beaucoup plus facile ensuite de formuler leurs ressentis

Mettre des mots

Parmi les discussions informelles ou non que l’on a avec différents parents, il ressort plusieurs infos que l’on n’avait pas vu venir. D’abord, le ton employé. Vous êtes beaucoup à remarquer que vos enfants donnent un nom à leur journal. Il se mue donc en confident presque vivant. Très généralement, une copine pour les filles, un copain pour les garçons. Oui, les relations à l’intime sont très genrées, n’est-ce pas.
Les confidences sont donc couchées la plupart du temps sous forme de missive. Comme nous l’apprenait Katia, elles peuvent être dessinées, écrites ou les deux. D’ailleurs, les journaux intimes ressemblent de plus en plus à des romans graphiques.
Mais, au fait, comment savez-vous tout ça, vous, les parents, puisque par définition, le journal intime est… intime, justement. C’est une des infos glanées : vous semblez respecter les règles. Et si vous les transgressez, c’est le plus souvent par négligence.
Bénédicte, maman de deux filles de 8 et 11 ans, raconte. « Gamine, je tenais un journal de bord. Je n’y notais pas des choses follement croustillantes, mais, un jour, j’ai vu ma mère fouiller sous mon lit pour essayer de le lire. Douche froide. Alors, je l’ai pris en classe et il a été lu par un petit salopard qui a fouillé mon cartable et l’a lu devant toute la classe. C’est dire si je respecte cet acte très intime que mes filles pratiquent assidument. Seulement, elles sont tellement peu ordonnées qu’il m’arrive de retrouver un carnet ouvert sur la table de la cuisine. Et là, quel parent n’y jetterait pas un œil ? Surtout quand ma cadette écrit qu’elle pense qu’on lui ment à propos du père Noël et que sa grande sœur est dans le coup. C’est si mignon… ».
Est-ce que ce support est l’occasion de dire quelque chose aux parents ? On pose la question à Claire Jarret, psychologue. « Le principe est presque thérapeutique. Bien sûr, les enfants ne l’entreprennent pas comme ça. Pourtant, il y a dans l’idée de révéler. Se révéler à soi, révéler à l’écrit et parfois, bien sûr, révéler aux autres. Aux parents, aux frères ou aux sœurs et aux copains-copines. Les petit·e·s vont donc mettre des mots sur ce qu’ils ou elles vivent, vont exprimer ce qu’ils ou elles ont vécu de chouette, ce qui les a rendu·e·s tristes, ce qu’ils ou elles souhaitent, etc. Une fois couché sur le papier, c’est évidemment beaucoup plus facile ensuite de formuler leurs ressentis. Bien sûr, je n’encourage surtout pas les parents à forcer cette intimité. Après, un journal qui traîne sur la table de la cuisine, c’est merveilleux. C’est une vraie invitation au dialogue ».
Une thérapie pour le prix d’un carnet, en voilà une bonne nouvelle. Quels sont les autres bénéfices qu’apporte cet interlocuteur en papier ?

Le journal intime, c’est de l’art

Mohamed, papa de quatre enfants, dont Nora 9 ans, évoque avec beaucoup de fierté le lien que sa fille a développé avec son journal. « Nora était une enfant en colère. Elle rentrait fâchée. Elle se disputait avec ses frères. Rien n’allait jamais. Et puis un jour, elle a un devoir à faire : ‘Racontez ce qui vous énerve le plus’. Elle n’y arrivait pas. On lui a dit : ’Fais comme si tu formulais ce que tu as sur le cœur à une cousine qui habite loin’. Elle s’est donc mise à écrire à une petite fille de la famille qu’elle connait à peine. Son devoir a super bien marché. Et elle n’a jamais arrêté d’écrire à cette cousine qui n’en sait rien puisqu’elle ne lui a jamais envoyé la moindre lettre. Depuis, elle se livre. Elle nous raconte ce qu’il se passe à l’école. Ce qui l’énerve à la maison. Elle parle de ce qu’elle apprend. Ça l’a complètement changée ».
Claire Jarret entend souvent ce type de témoignage. Elle explique que s’exprimer n’est pas inné, c’est un long processus. « J’ai toujours considéré un journal intime comme une expression artistique. C’est en plus une ode à l’imperfection. Parce que contrairement à une peinture, à un dessin qui doit être nécessairement joli, le journal intime évolue. De quelques faits très accessoires, on passe à de grandes révélations ou parfois même à des bribes de romans. Sans compter qu’il est complété de dessins, de collages, de photos, etc. L’idéal, tant pour exprimer ses émotions que pour s’ouvrir aux autres. On y apprend pour soi, à développer sa créativité. C’est une expression en continu. Ce qui est important pour les enfants de cet âge, c’est que c’est aussi une manière d’apprendre à passer du temps seul. Tout en prenant du plaisir à l’écriture ».
Quel bonheur en effet de dérouler sa propre pelote. Voilà qui donne envie de s’y (re)mettre, non ? Loin des regards sur les différents supports des grandes firmes technos américaines ou asiatiques. Un instant pour prendre du recul. Tiens, ça ne ferait pas une bonne résolution, ça ?