Société

Il y a peu, Séverine Caluwaerts, gynécologue obstétricienne belge, officiait dans la maternité de MSF à Khost, dans l’est de l’Afghanistan. Elle y a assisté la naissance du premier bébé il y a dix ans… Depuis peu, les Talibans ont repris le pouvoir dans le pays. Rencontre avec cette gynécologue hors du commun à Anvers.
L’essentiel de la vie professionnelle de Séverine Caluwaerts se déroule à l’Institut de médecine tropicale d’Anvers. C’est là, à l’issue de ses consultations et avant une réunion, que nous la rencontrons dans son petit bureau médical. Elle y reçoit principalement des patientes atteintes du VIH, d’hépatites ou de syphilis. « En Belgique, précise-t-elle avec un accent flamand plein de charme, on compte encore 22 000 personnes avec le VIH, mais il y en a de moins en moins. Ici, nous suivons environ 3 000 patients avec le VIH dont 1 200 à 1 300 femmes ».
Ces réalités, Séverine Caluwaerts les a aussi rencontrées sur le terrain lors de missions en santé maternelle au Pakistan, au Mozambique, au Zimbabwe, en Sierra Leone, en République centrafricaine, en République Démocratique du Congo, notamment pour des suivis de cancers du col de l’utérus. Des missions réalisées avec Médecins Sans Frontières (MSF) qui vient de fêter ses 50 ans. Elle donne par ailleurs des cours de santé reproductive (contraception, mutilations sexuelles, accouchements…) à des médecins, sages-femmes, infirmiers, infirmières…
La médecine, une passion
On l’aura compris, la médecine est une passion pour la jeune femme qui se sent comblée. Formée en médecine et gynécologie/obstétrique à Leuven, elle réalise un stage de cinq mois au Chili, suivi d’une année en Afrique du Sud. « J’étais déjà intéressée par les autres cultures, se souvient Séverine Caluwaerts, et j’aimais voyager. Dès le départ, je voulais soigner des gens dans des coins du monde où ils en ont le plus besoin ». Une sorte de vocation qui remonte à longtemps…
« Il s’agit de femmes qui prennent soin d’autres femmes. La maternité est un peu comme une oasis de paix »
« Je sentais en moi que je devais le faire, explique-t-elle. Aînée de cinq enfants, j’ai toujours pensé que la vie m’avait bénie avec une santé excellente, assez d’argent pour étudier, une enfance heureuse près de Leuven. Naître dans de bonnes circonstances est un cadeau de la vie. J’avais envie de lui rendre quelque chose. Je suis également reconnaissante de travailler dans un système de santé moderne, équipé, où il y a peu de barrières financières pour les malades. »
Naissance d’une maternité
En 2012, MSF décide d’ouvrir une maternité à Khost, dans l’est de l’Afghanistan, près de la frontière pakistanaise. Dès le départ, Séverine Caluwaerts sera impliquée dans le projet. « Une vraie aventure, se souvient la jeune gynécologue. J’avais déjà réalisé plusieurs missions pour MSF et j’avais apprécié cet engagement. L’organisation avait besoin de quelqu’un d’expérimenté, d’une femme pour des raisons culturelles, ni Américaine, Anglaise ou Israélienne pour des raisons de sécurité, et surtout quelqu’un qui accepte de s’y rendre. J’étais un peu le mouton à cinq pattes comme on dit en français », rit-elle !
Depuis, le mouton à cinq pattes est parti dix fois en Afghanistan à raison d’une mission par an sans jamais ressentir la peur. Et s’en explique : « Comme médecin, on est concentré sur les patients et surtout les cas à risques, car on est la dernière ligne. D’abord, les patients, la sécurité vient après. De plus, on vit à côté de l’hôpital, sur un terrain entouré d’un mur, comme dans un parc, et on sort peu. On est isolé de tout ce qui se passe au dehors. Il y a une terrasse où on a une vue sur la ville, assez jolie. Dans la maternité, les femmes peuvent enlever leur burqa, montrer leurs cheveux, allaiter leur bébé, parce qu’il n’y a pas d’hommes. Il s’agit de femmes qui prennent soin d’autres femmes. La maternité est un peu comme une oasis de paix ».
Histoires de vies et de morts
Environ 2 000 femmes accouchent tous les mois à Khost, jusqu’à cent par jour. Des chiffres énormes ! « Oui, cela n’existe pas en Belgique. Mais la vie est différente. Les mamans sans risques ne restent qu’une douzaine d’heures à la maternité après l’accouchement. Elles veulent rentrer à la maison pour s’occuper des quatre, cinq, six enfants qu’elles ont déjà. Elles ne veulent pas rester chez nous si ce n’est pas nécessaire pour leur santé. Dans leur chambre, ce n’est pas la fête avec champagne comme souvent chez nous. En Afghanistan, naître ou accoucher est perçu différemment. Les femmes se marient et deviennent mères très jeunes, souvent avant 20 ans. Accoucher est considéré comme une chose de la vie, que l’on réalise quatre fois, cinq fois, dix fois… mais aussi comme une fatalité je crois. La femme subit, puis assume. Accoucher, c’est leur devoir principal et, surtout, donner des garçons. Certaines sont tristes d’avoir des filles. Elles savent que si le bébé est un garçon, sa vie sera meilleure. Les sages-femmes, les médecins, ici, sont des femmes éduquées, mais 95% de nos patientes sont de milieu populaire, ne savent ni lire, ni écrire ».
La mort est aussi vue différemment. « Avant le départ de volontaires MSF pour l’Afghanistan, je suis régulièrement sollicitée pour avoir un entretien avec eux afin de les préparer. J’insiste sur un point : la mort d’un enfant en Afghanistan est différente de la mort d’un enfant en Belgique. Si vous pleurez pour chaque enfant qui meurt en Afghanistan, vous ne pourrez pas rester, vous ferez une dépression ou deviendrez cynique. Je me souviens avoir partagé cette réflexion avec une anesthésiste belge : ‘C’est triste, on connaît dix phrases en pachtou, dont ‘Votre enfant est mort’. Et ensuite, la question ‘Combien avez-vous d’enfants et combien sont vivants ?’. La mort d’une mère, par contre, je ne l’accepte pas car cela devrait être complètement évitable. Cela tient parfois à une demi-heure. Lorsqu’une mère meurt, cela ne concerne pas que sa vie, mais ce sont aussi celles de ses enfants et de son mari qui sont brisées ».
« La femme afghane est chaleureuse, hospitalière et surtout résiliente quand je vois tout ce qu’elles vivent. La femme afghane souffre mais se bat »
Grâce à ses donateurs, MSF dispose d’un budget total de 5 millions de dollars par an pour l’hôpital de Khost, ce qui permet de disposer de bonnes infrastructures, de personnel, de la liste des médicaments de base pour assurer la survie. « Le personnel, qualifié et motivé, fait des petits miracles, avec une grande éthique de travail. D’autres raisons expliquent ce succès : des chemins assez carrossables, l’état de santé plutôt bon des femmes. Par contre, pour assurer la survie des prématurés, on manque de ventilateurs, de couveuses, d’un staff spécialisé en particulier pour le suivi en périnatalité ».
Des battantes
Rencontrer Séverine Caluwaerts, c’est, par son intermédiaire, faire connaissance avec des femmes afghanes, dont on ne connaît souvent le quotidien qu’à travers les médias.
« La femme afghane est chaleureuse, explique-t-elle, hospitalière (tu reçois du thé et des biscuits, trop sucrés d’ailleurs, ce qui, avec l’interdiction du sport, explique l’importance du diabète dans ce pays) et surtout résiliente quand je vois tout ce qu’elles vivent. La femme afghane souffre mais se bat. Si elle a l’opportunité d’étudier, elle la saisit à deux mains. Beaucoup de nos sages-femmes ont de l’ambition pour le futur. »
Face au système patriarcal et ses injustices, ne lui arrive-t-il pas de ressentir de la colère ? « Oui, mais je suis ici pour soigner, pas pour changer la culture. Je ne voudrais pas être la Blanche qui vient prêcher ce qu’il faut faire ou ne pas faire en Afghanistan. Mais, indirectement, on change un peu les mentalités. 450 personnes sont engagées dans l’hôpital de Khost, dont 300 femmes. MSF leur donne un salaire, elles doivent ouvrir un compte bancaire pour le recevoir, elles peuvent sortir de chez elles. C’est important pour elles. Toute la famille d’une de mes collègues afghanes dépend de son salaire, son beau-père, sa belle-mère, son beau-frère. Elle en est fière ».
L'HISTOIRE
Hila, l’espoir
Le 15 août 2021, suite au retrait des Américains du pays, des factions talibanes ont repris le pouvoir. Le ministère pour la Promotion de la Vertu et la Répression du Vice a édicté de nouvelles mesures intégristes qui suscitent des craintes pour l’avenir.
« Personne ne sait ce qui va arriver en Afghanistan demain, concède Séverine Caluwaerts qui y est retournée trois mois après l’instauration du nouveau régime pour une mission de six semaines, une de ses missions les plus longues. Les écoles secondaires de Khost sont à nouveau fermées pour les filles. J’ai ressenti plus de tristesse, surtout chez les femmes. Les femmes qualifiées de notre personnel font des plans pour partir à l’étranger avec leur mari et offrir un futur à leurs filles. C’est un retour en arrière. Heureusement, notre staff féminin peut continuer à travailler. »
Beaucoup de femmes afghanes appellent leur fille Hila, ce qui signifie espoir. Cet espoir, Séverine Caluwaerts en a été porteuse aussi par son retour. « Certaines ont dit : ‘Si Sévérine est revenue, c’est qu’il y a de l’espoir’. Je crois qu’il faut être un peu optimiste dans la vie. Pour les femmes de ce pays, c’est important que l’on puisse y retourner. Seule une bombe sur la maternité ou l’interdiction pour nos femmes d’y travailler m’empêcheront de le faire. J’adore mon travail à Khost, il a changé ma vie. C’est un véritable privilège de découvrir les facettes très belles de la culture afghane. J’ai rencontré des femmes merveilleuses qui essayent de faire la différence au sein de leur communauté. Normalement, j’y retourne six semaines en novembre prochain. Inch’Allah, comme on dit là-bas. Il ne faut pas oublier les femmes afghanes ».
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