Développement de l'enfant

« Nathanaël a un comportement étrange, je ne le reconnais plus », confie Amélie, sa maman, complètement troublée par les grosses colères de son fils. Quand il crise, « c’est tout son corps, tout son être qui est en colère », relève-t-elle. « On sent bien que Nour joue avec le pouvoir du non, elle teste pour voir ce qu’elle peut avoir », raconte en écho Marie, faisant allusion aux « véritables explosions » de sa petite (lire ci-dessous aussi). C’est fou comme vos témoignages de parents d’un petit de 1 an et demi se rejoignent : vous n’êtes pas seuls à être confrontés à des colères monstres et à les redouter.
C’est sûr, vous n’êtes pas seuls… Et ça vous rassure que Le Ligueur et mon bébé vous interpelle à ce sujet – d’ailleurs, avec vos spontanés « Mais comment vous savez ? », vous n’êtes pas loin de croire qu’on est « devin » ou qu’on a installé des caméras dans vos maisons ! Non, les grosses colères des 18-20 mois n’ont rien à voir avec des attaques personnelles contre vous. Même si vous avez l’impression que votre redoutable chérubin vous provoque non-stop… Oui, elles correspondent à une phase normale du développement de l’enfant. Pour vous, c’est un ouf de soulagement !
En même temps, vous le dites, votre petit bout d’homme ou de femme s’affirme, et c’est une très bonne chose ! Amélie : « J’ai l’impression que c’est seulement maintenant que je découvre le caractère de Nathanaël. Il nous fait bien ressentir qu’il est une personne qui décide : "Je suis là, j’ai une personnalité, il va falloir faire avec", semble-t-il nous dire à travers ses colères. » Marie : « Nour réagit beaucoup plus qu’avant, elle s’exprime beaucoup plus, par rapport à ce qu’elle vit, par rapport à ce qu’elle aime et n’aime pas, elle fait ses propres choix. C’est une personnalité exprimée ! »
Je m’oppose, donc je suis
Le Ligueur et mon bébé vous parle des colères depuis plusieurs numéros. Il y a un crescendo dans leur fréquence et leur intensité. Autour de 18 mois, beaucoup d’entre vous observent un basculement vers une opposition plus affirmée et plus lisible.
Les colères marquent un moment fondateur dans le développement de l’enfant, au même titre que le sourire social à 1 mois ou la peur des inconnus et l’angoisse des 8 mois (ça vous paraît loin ?!). « Pour l’enfant de 18 mois, beaucoup de choses se passent en même temps, décrypte Reine Vander Linden, psychologue clinicienne. Il y a, d’abord, l’autonomie motrice qui va croissant : elle procure à l’enfant une sensation de plus grande liberté et lui donne envie d’élargir son champ des possibles. Ensuite, il y a, pour lui, la difficulté de repérer et d’identifier ses tensions intérieures – "Je veux faire quelque chose (monter ces marches, attraper cet objet…), mais je n’y arrive pas". La limite peut être une limite physique, mais elle peut aussi venir de l’extérieur, de l’adulte qui interdit – "Non, tu ne toucheras pas à cet objet". D’où des frustrations en quantité… Il y a aussi la difficulté de se faire comprendre : l’enfant ne peut pas encore traduire ses envies et ses demandes dans le champ symbolique du langage. Il y a, par ailleurs, la volonté de s’affirmer : c’est la volonté d’être soi, différent de l’autre, et d’être reconnu et validé dans sa singularité par l’autre. C’est encore autre chose que d’utiliser son corps pour accéder à ce qu’on veut ou d’élargir son champ des possibles. L’enfant montre qu’il a une pensée propre, des désirs singuliers, des plans bien à lui. Il commence à avoir une détermination toute personnelle sur ce qu’il veut faire, lui, à tel moment, avec tels moyens et avec telle personne… Cette différenciation soi/autre, qui lui est plus perceptible, se concrétise par des "Je veux", "Je sais", "Moi tout seul", "Non pas toi", "C’est à moi", "C’est pour moi"… Il y a, enfin, cette pulsion très active de découverte et d’apprentissage qui fait que, même dans la maladresse ou dans l’échec, l’enfant a besoin d’expérimenter. »
Pour ces multiples raisons, la période dans laquelle votre bambin vous entraîne est, certes, difficile et pas de tout repos (et c’est d’autant plus vrai si on y fait face seul), mais incroyablement merveilleuse aussi…

Des gros coups… de fatigue
Votre petit loup qui vous fait tourner en bourrique semble se comporter différemment avec ses parents, vous donc, avec ses grands-parents et avec ses puéricultrices. Étrange ? « Là où il va "taper" le plus dur, c’est évidemment là où il sent le plus de sécurité, répond Reine Vander Linden. C’est parce qu’il a la certitude de la fiabilité du lien avec vous qu’il va explorer tout particulièrement vos réactions. Si ses grands-parents s’occupent tous les jours de lui et qu’il sait qu’il peut continuer à compter sur eux, il va "taper" dur là aussi. Il teste et voit que les personnes qui l’entourent ne fonctionnent pas pareil. »
La période dans laquelle votre bambin vous entraîne est, certes, difficile et pas de tout repos, mais incroyablement merveilleuse aussi…
À chaque enfant, son style aussi. Celui qui observe comment les choses et les personnes fonctionnent et s’adapte en conséquence est sans doute moins sujet à de grosses colères que celui qui est plus fougueux et fait ses découvertes sur un mode plus impulsif ou frontal.
À ne pas oublier encore : la fatigue de l’enfant amplifie ses oppositions. Comme pour nous, adultes : la fatigue décuple nos débordements… « Il est utile de repérer que l’enfant est fatigué parce qu’il ne va jamais l’exprimer de lui-même, conseille la psychologue. Bien des ambiances chargées d’électricité pourraient être allégées si on se souciait davantage de son besoin de sommeil. À certains moments, le mettre au lit en lui disant "Toi, tu n’en peux plus", cela aiderait. Mais c’est difficile car, quand un enfant est en colère, on n’a pas envie de le mettre dans cet état dans son lit, même s’il est évident qu’il a besoin de dormir. »
Distraire l’enfant : illusoire ?
Comment vous débrouillez-vous avec votre petit diable qui vous adresse avec force ses « Non », ses « Je veux » et ses « Moi » ? « Dans les moments de crise, explique Amélie, la maman de Nathanaël, on a recours à un petit coussin dans le salon, son "coussin de la réflexion". On dit à Nathanaël de rester assis sur ce coussin tant que sa colère n’est pas passée. Il se tortille mais reste assis. Quand il semble apaisé, on se met près de lui, à sa hauteur, et on lui parle : "Tu as réussi à te calmer, tu as des ressources…" Il a le droit d’être en colère, mais pas de faire mal ou de démolir. Le coussin, c’est un espace qui n’est pas loin de nous et où il peut exprimer sa colère de manière sécurisée, ça permet aussi d’arrêter l’escalade. » Les parents de Nour ne diffèrent pas de ceux de Nathanaël. Marie : « Quand Nour explose, je lui dis que je comprends qu’elle ne soit pas d’accord : "Je te laisse faire ta colère, tu as le droit d’être en colère…" Je la couche sur le divan, je m’éloigne et j’attends qu’elle soit disposée à passer à autre chose. Souvent, quand je reviens vers elle, elle finit par se réfugier dans mes bras… »
Tout est dit dans ces témoignages, pour Reine Vander Linden. Créer un espace symbolique (« et ce n’est pas un lieu de punition ! ») qui permet à l’enfant de comprendre qu’il a le droit de faire une colère mais qu’on n’accepte pas ses débordements dans le champ collectif ; un espace isolé mais pas complètement. S’éloigner un temps pour ne plus être un pôle de tension pour l’enfant. Dans la suite, reprendre les choses à froid avec lui, « pour donner sens à un comportement qui le déborde et qu’il n’est pas capable de mentaliser et pour l’aider à trouver des voies d’apaisement ». Et donc, lui dire par exemple : « Je comprends que tu étais en colère parce que tu n’as pas obtenu ce que tu voulais, c’est normal d’être en colère. Tu étais fâché, tu étais tendu, cette colère est sortie et elle a explosé… Mais tu as fait mal aux autres ou tu as cassé des choses et là je ne suis pas d’accord. » Ça, il peut le comprendre. Et bien sûr, si demande de sa part il y a, le prendre dans les bras « parce que souvent il a besoin d’être rassuré après un tel épisode qui est déstabilisant pour lui ».
Mais, attention, traduire après coup ce qui s’est passé pour l’enfant, ce n’est pas tenter de trouver une issue à sa colère par un flot de paroles. « Il y a des petits qui sont littéralement encombrés par la logorrhée de l’adulte, et cela les excite encore plus, cela ajoute des tensions à ce qu’ils éprouvent déjà intérieurement. Ce n’est pas aidant. C’est un peu le piège du langage à tout prix : "Parlez à votre enfant, expliquez-lui." Or, on n’explique rien à l’enfant dans un moment de crise, on peut juste évoquer ce qu’on imagine être son état intérieur, mais ce n’est pas le moment de discuter avec lui ou de le raisonner. » Peut-on, par ailleurs, distraire l’enfant de sa colère ? « C’est vrai que les petits sont vite capables de faire un on/off sur un événement. Parfois, il y a moyen de les distraire. Mais quand la pulsion de découverte les anime vraiment, la distraction ne sert à rien. Ce besoin, ce désir de découverte est trop fort… »

L’AVIS DE L’EXPERTE
Effet de miroir : d’une colère à l’autre…
Reine Vander Linden, psychologue clinicienne
Il existe comme un phénomène de miroir entre l’enfant et ses parents, des effets de résonance.
Le petit enfant peut très bien comprendre que ce qu’il fait peut énerver, irriter, fâcher ses parents, autrement dit qu’ils sont, comme lui, entraînés dans des mouvements d’excitation, de frustration et de colère. Il peut, donc, aussi supporter que la colère de ses parents s’exprime, pour autant que ce soit dans les limites de ce qui est assimilable par lui et respectueux de sa personne (pas de coups ou de gifles, bien sûr).
Comme parent, on ne doit pas être mal à l’idée de déroger à l’image du parent parfait. On est humain, s’énerver fait partie de la vie.
Petit à petit, l’enfant comprend que sa maman et son papa dont il attend tout sont, par moments, livrés à leurs propres limites, à leur propre impatience, à leurs propres colères parce qu’ils sont débordés et qu’ils ont des côtés difficiles à canaliser.
Si on peut « s’utiliser » comme personne vivant des émotions similaires à celles de son enfant – « Je me suis énervé », « J’ai crié… » – et reprendre cela avec lui – « J’étais tellement fâché de te voir te rouler par terre que je t’ai crié dessus » –, on lui montre la route sur laquelle on essaie de l’amener en éducation, on lui ouvre le chemin de la réflexion sur soi. C’est alors intéressant de pouvoir montrer à l’enfant que, comme adulte, on ne perd pas la face.
Tout au long de son éducation, on l’aidera beaucoup en lui parlant de ces côtés plus difficiles et de l’équilibre à trouver, chacun pour soi-même, entre le contrôle de ses mouvements d’humeur et l’expression de ce qu’on ressent.
LES PARENTS EN PARLENT…
C’est tout le corps qui est en colère
« Nathanaël a un comportement étrange, je ne le reconnais plus. À la crèche, les puéricultrices nous ont dit qu’il commençait à faire des colères, ça nous a inquiétés. On s’est demandé si quelque chose avait changé dans son environnement ou dans notre attitude à son égard. Après des recherches sur internet, on a compris qu’il fait des colères pour s’affirmer. Il est en demande qu’on l’éduque et qu’on lui mette des limites pour qu’il se rassure. On n’avait rien observé à la maison, sans doute parce qu’à la crèche, il vit davantage de frustrations qu’à la maison. Il fait maintenant une crise dès qu’il n’a pas ce qu’il veut. Il a envie de continuer à jouer dans son bain et on l’en sort, il hurle. Il veut une cracotte alors qu’on lui donne une galette de riz, il râle. Il semble frustré de ne pas réussir à nous exprimer ce qu’il veut, cela l’énerve. On est à côté de la plaque dans les réponses qu’on lui donne, cela le met en rogne. Avant, Nathanaël exprimait ses colères par des gémissements ou des cris. Maintenant, il tape des mains, il tape des pieds, il se roule par terre… C’est tout son corps, tout son être qui est en colère. »
Amélie, maman de Nathanaël, 20 mois
Jouer avec le pouvoir du non
« On sent bien que Nour joue avec le pouvoir du non, elle teste pour voir ce qu’elle peut avoir. Depuis une semaine, elle ne veut plus prendre son bain, alors qu’avant, c’était un bonheur pour elle. Elle hurle, frappe, puis pleure durant tout le bain. Ses colères dépendent beaucoup de son état de fatigue. Ce sont parfois de véritables explosions. Avant, elle ne faisait pas cela. Elle dit non à tout. C’est non pour s’habiller, non pour qu’on change son lange, non pour le bain. Elle tape des pieds, elle tape sa tête contre le sol. On doit faire attention à ce qu’elle ne se fasse pas mal. »
Marie, maman de Nour, 19 mois
Parler tôt aide ?!
« Élise avait 1 an et demi quand son frère Diego est né. Je n’ai pas de souvenirs particuliers de grosses colères, elle était assez coopérative. Ou alors, j’ai oublié… C’est plutôt maintenant qu’Élise, presque 3 ans, a de grosses colères. L’autre jour, son papa m’a téléphoné, un peu désespéré, pour me dire : "Je suis face à un mur, je ne sais plus rien en faire…" Élise a parlé très tôt et très bien. Cela l’a sans doute aidée à l’époque à avoir des réactions moins compliquées… »
Caroline, maman d’Élise, 34 mois, et de Diego, 16 mois
LU POUR VOUS
Points forts. De la naissance à 3 ans
« Il devient important de comprendre que le comportement d’opposition aide l’enfant à définir sa propre indépendance, écrit le célèbre pédiatre américain T. Berry Brazelton (dans Points forts. De la naissance à 3 ans, Le Livre de Poche). Les actes provocateurs, qui poussent les parents à faire preuve d’autorité, reflètent une recherche passionnée des limites, avec la discipline la plus appropriée. L’agitation, qui provoque les colères, montre aussi avec quelle passion l’enfant défend son indépendance. »
LA SCÈNE
Aïe, on vous regarde !
Les colères de votre loulou en public, vous les redoutez plus que tout. Le classique des classiques : la crise au supermarché. Plus votre petit s’obstine, plus votre embarras grossit. Avec, en bruit de fond, les remarques déplaisantes de témoins non conviés. « Première chose à se dire, avec un fatalisme très terre à terre : "Tous les parents y passent, je n’y couperai pas. Je ne suis pas un parent anormal, marginalisé ou mauvais parce que mon enfant fait une colère en public." Avoir cette idée en tête est capital, suggère Reine Vander Linden, car l’enfant va s’opposer encore plus s’il sent son parent désemparé face à lui, prêt à céder alors que d’habitude il ne cède pas, ce qui sera d’autant plus troublant pour lui. Cela n’empêche, de telles scènes sont désagréables. Mais, comme parent, il n’y a rien à faire, si ce n’est à savoir que c’est comme cela. On peut juste espérer de l’entourage un peu plus de compassion pour les parents d’un enfant de 18 mois, c’est tout. »
À LIRE AUSSI