Développement de l'enfant

« Qui perd, gagne », dit-on. Mais avant d’atteindre ce niveau de sagesse suprême, il est parfois inévitable de passer quelque temps sur la case « mauvais·e perdant·e ». Pour ne pas y rester coincé·e, rien de tel que de faire appel… à la magie du jeu.
Vous aimez vous faire piler, vous ? Bon, d’accord, on est prêt à supporter n’importe quelle humiliation pour venir à bout d’une partie de bataille qui n’en finit pas. Ou pour permettre à un·e petit·e de goûter aux délices de la victoire. Mais, franchement, avouez : en règle générale, c’est plus rigolo de gagner. Pourtant, nous sommes parfois désemparé·es face aux enfants qu’on dit mauvais perdants.
Apprivoiser la frustration
La capacité à accepter de perdre la partie est d’abord une question d’âge, explique Mireille Pauluis, psychologue : « Il faut attendre que l’enfant ait 4 ans, 4 ans et demi, avant qu’il puisse percevoir que, dans le jeu, il y en a un·e qui gagne et un·e qui perd. Avant qu’il comprenne que l’autre va être content·e ou pas, parce qu’il ou elle a gagné ou perdu. C’est très subtil, cette affaire… ». Il faut en effet du temps au jeune enfant pour prendre conscience, graduellement, qu’il n’est pas tout-puissant et que les autres peuvent penser autrement.
« Au-delà de 5 ou 6 ans, l’enfant commence à savoir qu’il ne peut pas tout avoir et à apprivoiser la frustration, continue la psychologue. Mais c’est progressif, et c’est important de reconnaître que c’est difficile, à tout âge ». C’est pourquoi elle conseille, pour accompagner les petit·es perdant·es désemparé·es, de mettre des mots sur leur difficulté : « Je comprends que tu ne sois pas content·e. Tu aimerais bien gagner. C’est tellement plus gai. Mais tu vois, Louis aussi, il avait envie de gagner. Et peut-être que la prochaine fois, c’est toi qui gagneras. C’est ça, le jeu ».
« Être ‘mauvaisꞏe perdantꞏe’ n’est pas une fatalité »
Des enfants qui jouent, Grégory De Backer – alias « Monsieur Mouche » – en rencontre souvent. Bibliothécaire spécialisé en sciences et techniques du jeu, il est responsable de la ludothèque à la Biblif, la bibliothèque communale de Forest (Bruxelles). « C’est en général vers 5, 6 ou 7 ans que les enfants découvrent les jeux à règles. À cet âge-là, ils ont un rapport particulier à la règle et peuvent avoir peur de l’échec », observe-t-il lors des animations de jeux qu’il encadre.
Aux parents qui se demandent comment réagir lorsque la partie tourne au drame, Mireille Pauluis recommande non seulement d’en reparler avec l’enfant une fois la tempête passée, mais aussi d’éviter de se fâcher ou de porter de jugement négatif. « Se fâcher sur un enfant en colère parce qu’il perd, cela revient à en remettre une couche. ‘Non seulement, j’ai perdu, mais, en plus, je me fais engueuler !’. Ce n’est pas mal d’avoir du mal à perdre. Je pense que l’enfant pourra plus facilement faire un effort si on reconnaît que c’est difficile ».
La question que de nombreux parents se posent : faut-il laisser gagner mon enfant ?
Grégory De Backer confirme : l’idée n’est certainement pas de pointer du doigt l’enfant qui râle ou triche. « J’essaye plutôt de prendre le joueur ou la joueuse à part après la partie, ou de plus encadrer le groupe, explique-t-il. Avoir du mal à perdre n’est pas toujours un problème, mais cela peut prendre des proportions désagréables par la suite. Y être attentif et encadrer ces enfants peut donc être une bonne chose ». Et d’ajouter : « Je pense sincèrement qu’on peut éviter à certains enfants d’être trop mauvais perdants en leur apprenant la défaite. Ce n’est pas une fatalité ».
Faut-il les laisser gagner ?
La tentation peut être grande de donner un coup de pouce à l’enfant en difficulté, en particulier lorsqu’il ou elle joue face à des adultes ou à des enfants plus âgés. Hésitation. Si je le laisse gagner, est-ce que je ne l’induis pas en erreur ? Ne sera-t-il pas trop déstabilisé s’il perd un jour contre quelqu’un d’autre ? Mais si je ne le laisse jamais gagner, ne risque-t-il pas de se décourager ?
« Je suis un partisan de ne pas systématiquement laisser gagner les enfants », explique Grégory De Backer, qui n’exclut toutefois pas de les aider de temps en temps, pour les encourager. Il se souvient par exemple d’avoir accompagné une petite fille de 8 ou 9 ans qui commençait à pleurer parce qu’elle avait perdu sa première partie d’échecs face à un adversaire plus âgé. « Je l’ai un peu aidée, mais discrètement. Heureusement, l’enfant avec qui elle jouait a compris. Elle a pu gagner sa revanche et reprendre confiance ». Le jeu est avant tout affaire de plaisir partagé, rappelle Mireille Pauluis, qui estime aussi que cela peut valoir la peine de soutenir un peu les jeunes enfants, pour éviter une situation d’échecs répétés.
Le bon jeu, dans les bonnes conditions
Eh oui, « le plaisir du jeu, c’est le plus important ! », affirme Grégory De Backer. Et on sent que cela vient du cœur. D’un cœur de joueur. Son principal conseil pour aider un enfant à apprendre à perdre pourrait se résumer ainsi : le bon jeu, dans les bonnes conditions.
« Je commence toujours par demander aux enfants ce qu’ils aiment dans les jeux. Cela me permet de leur soumettre des jeux qui ne vont pas les mettre mal à l’aise, et d’essayer de réduire les situations de doute et d’échec. Il y a plein de types de jeux différents, on est là pour essayer de les orienter. »
Le « bon » jeu varie donc d’un enfant à l’autre et il n’y a pas de remède miracle, continue-t-il : « En général, les plus jeunes aiment bien les jeux de hasard, qui ont l’avantage de laisser aux enfants de bonnes chances de gagner ». Et les jeux collaboratifs ? « Ils ne sont pas forcément la solution à tous les problèmes. Parce que dans un jeu collaboratif, on ne peut pas gagner tout seul. Or les joueurs et joueuses qui n’aiment pas du tout perdre aiment en général beaucoup gagner. Ce qui n’est pas grave. Le jeu compétitif a aussi ses vertus et il y en a qui ne sont absolument pas agressifs ».
Jouer dans de bonnes conditions, c’est aussi une question de groupe, de choix de partenaires. Grégory De Backer aime les rassembler en fonction de leur âge, mais reconnaît que c’est rarement possible quand on joue en famille. « Dans les fratries, les différences d’âge font beaucoup. Les enfants de 6-7 ans et de 8-9 ans ont des centres d’intérêt et un rapport à la règle différents. Pour les plus jeunes, changer les règles peut être une façon de se les approprier. Mais cela peut énerver les plus âgés, et c’est là que les conflits commencent ».
Pour que chacun y trouve son compte et quand le jeu s’y prête, pourquoi ne pas rééquilibrer les forces en attribuant un handicap aux joueurs et joueuses plus expérimenté·es, voire se mettre d’accord ensemble sur des règles adaptées ?
« J’ai perdu, mais je suis toujours là »
Au sein d’un groupe ou d’une fratrie, chaque petit·e joueur ou joueuse est différent·e. « C’est le côté magique du jeu : c’est un espace de liberté, un révélateur de la psychologie des joueurs, de leur rapport à la règle, au doute, à la victoire, à la défaite », constate le ludothécaire. Qui se dit aussi que « parfois, il y a autre chose qui s’exprime dans la peur de l’échec. Des situations familiales, scolaires, psychologiques qui dépassent complétement le cadre de la ludothèque ».
« C’est souvent une question de tempérament de l’enfant, estime Mireille Pauluis. Ce sont souvent les plus enthousiastes, qui jouent avec tout leur cœur qui ont le plus de mal à perdre. Mais c’est aussi avec eux que c’est le plus gai de jouer, parce que leur plaisir est à la hauteur de leur frustration. Cela dit, si dès qu’il perd, l’enfant fond en larmes en disant : ‘Je suis nul·le’, on sent bien qu’il faut le soutenir autrement, en reconnaissant que sa détresse est grande ».
En disant « Aïe, aïe, aïe, j’ai perdu ! Mais peut-être que la prochaine fois je gagnerai. Et je me suis bien amusé·e en jouant. On refait une partie ? », on aide l’enfant à apprivoiser la défaite précise encore la psychologue. À travers ses propres réactions, l’adulte qui joue est en effet un modèle pour l’enfant, « J’ai perdu, mais je ne suis pas détruit, je suis toujours là », lui dit-on en somme. « Qu’on perde ou qu’on gagne, on a bien rigolé. C’est l’apprentissage de la vie ».
ZOOM
« Ce n’est pas en gagnant, mais en perdant, qu’on apprend »
« C’est ce que disent tous les joueurs d’échecs professionnels », affirme Grégory De Backer, ludothécaire à la Biblif, bibliothèque communale de Forest. Il donne régulièrement son avis sur les jeux que nous testons avec vous dans la chronique « Jeudi, c’est jeux, dis ».
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