Loisirs et culture

À Huy, l’été dernier, à la fin de la représentation de NORMAN c’est comme normal à une lettre près, le public s’est levé d’un seul corps pour applaudir à tout rompre. Une standing ovation, nous en avions rarement vu aux Rencontres Théâtre Jeune Public. Grande était l’envie de découvrir l’artiste à la source de ce bijou scénique.
Clément Thirion nous a donné rendez-vous chez lui. Dans un salon calme et lumineux où les plantes s’épanouissent. Nous prenons place dans le divan, à côté du maître des lieux, un attachant chat noir du nom de Voilà.
Durant notre conversation, le chorégraphe gardera discrètement une attention pour le craquant félin et ce sera réciproque. Les oreilles de celui-ci oscilleront au son de sa voix et de ses inflexions. L’attention, c’est sans doute le mot qui pourrait résumer l’homme. L’attention à l’autre, à ce qui est dit et comment, à ce qui se vit, à ce qui se crée, à ce qui peut évoluer, à la liberté d’exister de façon authentique.
Nous découvrons un artiste à la fois intègre, tendre, drôle et exigeant. Il choisit soigneusement ses mots, opte pour un langage clair et précis, articule sa pensée avec délicatesse et sincérité. Avec prudence également, prenant garde à ne pas paraître celui qui sait. Maniant la parole inclusive avec fluidité, il plante d’emblée le décor : l’ouverture est en toile de fond de sa vie et de ses créations.
Préadolescence
Il parle des « spectateurices » entre 8 et 12 ans qu’il souhaite questionner. Âges auxquels « ils et elles sont assez matures pour avoir une réflexion sur le monde » sans déjà sillonner « les schémas liés à l’adolescence, ce moment compliqué ». Son spectacle interroge « la norme, les codes d’expression de genre, ce qui peut être sensible, surtout chez les pré-ados : la féminité, l’apparence, le vêtement.
À l’adolescence, insécure avec soi-même, on met des mécanismes en place. Je voulais m’adresser à ceux et celles qui sont juste avant ce stade-là. Comme une question posée avant qu’ils et elles ne décident de certains codes, choix, de certaines valeurs ».
Inspiré d’un fait divers
De choix, il en a été question lorsqu’un petit garçon a décidé de se rendre en robe à l’école. C’était à Berlin et tout se passait bien. La famille déménage ensuite à la campagne et là, c’est plus délicat ! S’ensuivent incompréhension et moqueries. En solidarité, le papa décide d’enfiler, lui aussi, une robe pour accompagner le fiston. Le fait divers inspire Clément Thirion. Une pièce destinée aux adultes voit le jour en 2019 : Pink Boys and Old Ladies, dont il confie l’écriture du texte à l’habile Marie Henry. S’ensuivra NORMAN c’est comme normal à une lettre près, destiné au jeune public, guidé par l’envie vive de questionner « cet âge charnière ».
« J’essaye de comprendre le monde en tentant de voir les mécanismes à l’œuvre. Mais on confond souvent comprendre et excuser ou justifier »
L’occasion de toucher les parents également. Car « c’est souvent l’adulte qui pose problème ». Ce que confirment les discussions difficiles à gérer, en bord de plateau, après les représentations tout public. « Des propos homophobes ou transphobes surgissent régulièrement, sans que ceux ou celles qui les tiennent en aient forcément conscience ». Le plus souvent, il s’agit « d’amalgames entre transidentité et travestissement, entre l’expression de genre et la sexualité, entre les attraits dits féminins et la féminité ou la masculinité, au sujet de la sexualisation de Norman (alors que dans l’histoire il n’est jamais question de son orientation sexuelle), la confusion entre le genre et les organes génitaux… ».
Quant aux enfants, dès les premières rencontres, l’artiste de 38 ans s’est senti « agréablement surpris et soulagé de voir qu’ils captent toute la complexité des relations humaines. Par exemple, en ce qui concerne le personnage de la mère à propos de laquelle ils disent ‘Oui, elle est méchante, mais elle veut le bien de son fils’ ».
Que ce soit en tout public ou en scolaire, les échanges sont particulièrement soignés par la compagnie, en constante réflexion sur l’art et la manière de les mener. « On essaye que les enfants puissent s’exprimer, elles et eux, avec une parole authentique ».
Je veux que ça tourne
Authentique, le petit Clément le fut pleinement ! Car si le fait divers l’a happé jusqu’à générer un spectacle, c’est que lui-même, tout petit, adorait enfiler des robes. Fasciné par l’univers de Chantal Goya et de ses robes qui tournent, par « le plaisir du mouvement, l’organisation des corps, les costumes, les déguisements. On mettait la cassette et on ne m’entendait plus. J’étais debout devant la télé et je faisais toutes les chorégraphies en miroir ». Le début d’une vocation. « Peut-être ma première fascination de chorégraphe ? » dit-il en riant. Enfant, il demandait à sa voisine de le rassurer : « Est-ce que ça tourne bien ? Je veux que ça tourne ! ».
En plus de le plonger dans de joyeux souvenirs, tomber par hasard sur l’histoire berlinoise l’a interpellé : « Pourquoi ai-je arrêté ? Ça se passait bien, ça faisait rire toute la famille. Mais je ne sais pas si, enfant, on s’auto-censure parce qu’on sent que ce n’est pas approprié même si on fait rigoler. Ou alors ai-je juste abandonné la jupe et la robe comme un jouet avec lequel on n’a plus envie de jouer ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Ça ne m’intéresse pas spécialement d’en avoir une ».
Il se souvient en souriant : « J’ai tenté le foot pour faire plaisir à mon père. J’ai détesté ça ! Il voyait mes efforts pour faire semblant que ça me plaisait. Après l’entraînement, il m’a dit ‘Arrête et ne t’inquiète pas, fais ce que tu veux !’. Au basket, j’ai trouvé mon endroit de valorisation car j’étais petit et rapide. Je pouvais choper la balle et la distribuer aux plus grands qui allaient la mettre dans le panier. J’ai aimé le judo, les arts martiaux, notamment l’escrime pour le côté théâtre, le costume, la noblesse de la chose. J’ai toujours été libre de faire ce que je voulais. Mes parents, n’ayant pas eu la chance de faire des études supérieures, ont toujours veillé à ce qu’on se cultive. J’avais des activités tout le temps : la musique, la déclamation, le théâtre, le sport ».
Humour et bienveillance
On sent que la notion de bienveillance lui tient à cœur. Il semble la reproduire à chaque endroit de sa vie. Dans son travail, où en tant que directeur de compagnie, il veille à mettre en place tous les outils nécessaires pour respecter les artistes avec lesquels il œuvre.
« On essaye de toujours trouver le consentement collectif. Si quelqu’un ne consent pas à ce qu’une scène soit partagée, on la retravaille. Je ne me suis jamais senti entravé dans mon travail de mise en scène, mais, au contraire, enrichi. Ce grâce à quoi je peux défendre chaque seconde du spectacle. »
Bienveillance dans son lien avec ses contemporain·es. « J’essaie toujours de prendre le point de vue de l’autre et de considérer les situations dans leur globalité et leur complexité ». En essayant de comprendre ? « Oui, en tentant de voir les mécanismes à l’œuvre. Mais on confond souvent comprendre et excuser ou justifier. Je souhaite savoir pourquoi les choses se sont déroulées d’une manière et pas d’une autre. J’ai de gros doutes et une méfiance au sujet des propos univoques et moralisants ».
Son défi ? « Comment raconter de nouveaux récits et comment aborder la militance artistiquement sans pour autant être dans l’éducation. Parce qu’à la suite d’années de domination mâle et blanche, beaucoup de choses sont à déconstruire ».
La solitude des parents
Bienveillance par rapport aux parents d’aujourd’hui : « Dans le monde dans lequel on vit, où il faut travailler tout le temps, répondre à mille injonctions, où on est jugé constamment, j’ai l’impression de voir beaucoup de parents dans la solitude. La notion de famille est sans doute à réinventer. On l’a vécu ici. Nos voisins directs ont eu un enfant récemment. Nos deux appartements communiquent. Ils viennent de déménager hier, ça fait un gros vide ! On était beaucoup en lien, dans l’entraide, un babyphone ici, un service par-là… ».
La bienveillance mais l’humour aussi. Car NORMAN… est très joyeux, enlevé et rempli d’espoir. « L’auto-dérision me vient naturellement parce qu’humainement, les choses passent mieux », explique celui qui, enfant, a « toujours été le fanfaron qui se plaisait à amuser la galerie ». Ses bulletins d’école primaire s’en souviennent : « Passe plus de temps à faire le clown qu’à travailler ».
Le rire et les blagues sont restés « indispensables », car rien de tel pour « créer des liens, mettre en confiance mais aussi pour, artistiquement, éviter toute morale. C’est peut-être présomptueux mais je ne voulais pas faire Ma vie en rose 2, car ce film a un côté ‘Il faut accepter la différence’ que je voulais éviter. C’est facile à dire mais concrètement difficile à appliquer. D’où l’importance d’en rire ».
Le rire prendra sans doute moins de place dans sa prochaine création qui parlera de « la fascination pour la destruction », confie celui qui, s’il n’avait pas suivi un cursus artistique, aurait opté pour la volcanologie ou l’astrophysique. « Je suis fasciné par la force des éléments, leurs pouvoirs destructeurs et créateurs en même temps. Et par les sciences naturelles, les mystères de l’univers, de la terre, le monde spatial ».
À 19 ans, après une première année au Conservatoire de Mons qui ne l’avait pas entièrement convaincu, Clément est parti en voyage en Indonésie, notamment sur des volcans. « À mon retour, j’ai rencontré un autre volcan créatif : Véronique Dumont. À l’issue de mon exercice, elle m’a pris par le col parce qu’elle savait que je doutais encore et m’a dit ‘Toi, tu continues ! Je me porte garante. Et si un jour tu es dans la merde à cause de moi, tu viens me voir et je te trouverai du travail ! ».
Voici que Voilà, le chat, étend ses pattes, s’étire comme un danseur puis va trottiner du côté de ses jeux dans un joyeux raffut. Libre comme un chat… Libre comme l’art.
À VOIR
- Quelques images du spectacle de la kosmocompany interprété par Antoine Cogniaux, Deborah Marchal et Lylybeth Merle : vimeo.com/689236077
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