Loisirs et culture

L’ARCHIVE DU LIGUEUR
« Des milliers de joueurs (où dominent les jeunes) perdent leurs sous pour le plaisir de les perdre ». En ce mois de mars 1953, le Ligueur se fait le relais des inquiétudes face à l’invasion des flippers. Les premiers modèles mécaniques se sont développés aux États-Unis dans les années 40. Ils se sont peu à peu perfectionnés pour aboutir au début des fifties à la configuration classique dotée de deux petits leviers latéraux qui permettent de renvoyer la bille vers le dessus du plateau. Bref, le flipper s’inscrit pour de bon dans le paysage du jeu et de l’oisiveté.
Si le Ligueur réagit, c’est qu’il est stimulé par un article paru dans un journal suisse de l’époque qui décrit la machine infernale avec une verve d’un réalisme saisissant : « Imaginez une table sur laquelle repose un tableau vertical en matière d’écran. Sous une plaque de verre, une sorte de labyrinthe où votre coup de ressort enverra promener une bille de métal. Dans sa course, elle va toucher des obstacles qui établissent des contacts ; des lampes s’allument ; des grésillements inquiétants, des bruits stridents ; sur le tableau vertical, des chiffres deviennent lumineux avec grand fracas ; une fois, deux fois, à l’aide d’une manette vous pouvez modifier légèrement la course de la bille avant qu’elle ne retombe dans le casier de départ. (…) Pensez au plaisir qu’on aura eu pour cette somme : voir s’allumer, s’éteindre les ampoules et risquer de faire 3 500 000 points ». L’ironie est au rendez-vous.
Ce descriptif s’assortit de mises en garde, le canard helvète affirme que « sous ses apparences inoffensives, il y a là une entreprise de décomposition morale ». Le Ligueur ajoute : « Tout ce qui abrutit la jeunesse compromet l’avenir ». À l’époque, le Ligueur est souvent très critique vis-à-vis de ce qui vient d’outre-Atlantique. Les productions hollywoodiennes sont ainsi sous surveillance, tout comme la télévision et le rock’n roll. Il est question de préservation assez stricte de la moralité, même si, dans le magazine, plusieurs voix se font entendre prônant plus l’accompagnement et la prévention que les œillères et la répression.
Cela dit, en creusant un peu, on se rend compte que le procès fait aux USA, dans le cadre du dossier flipper, est un peu exagéré. Car celui-ci ne serait finalement que l’héritier d’une invention française qui remonterait à la fin du XVIIIe siècle : le jeu de bagatelle. Celui-ci était composé d’un plateau incliné où des billes devaient se frayer un chemin entre des petites quilles de bois et plonger dans des trous assortis d’un nombre. Le vainqueur était celui qui comptabilisait le plus de points.
Depuis la parution de l’article en 1953, le flipper s’est fait détrôner par les jeux vidéo dès les années 80. Ceux-ci, comme leurs ancêtres ludiques à manettes, ont aussi fait couler beaucoup d’encre. Les loisirs qui touchent à la jeunesse suscitent souvent craintes et diabolisation. L’Histoire, filant d’évolutions en recommencements, ne tarit pas d’exemples. Ces archives en sont souvent l’illustration…
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