Société

Mohamed-Salim Haouach n’a pas rien à dire

Ouvrir le dialogue à propos des violences policières et les mettre en scène sur les planches du pays via le théâtre-action, telle est la mission du metteur en scène et directeur artistique de l’asbl Ras El Hanout. Ma Andi Mangoul (Je n'ai rien à dire) est une aventure courageuse, périlleuse. Mais emplie de voix d’enfants, de parents et d’histoires qui n’ont jamais été racontées. Parlons vite de ce projet à ambition collective, à vocation humaniste, avant que ça ne déborde.

Molenbeek la bouillonnante. Non loin du calme plat du canal, dans la presque endormie rue du Ruisseau, est amarré le drakkar Ras El Hanout, théâtre et lieu de vie dont Mohamed-Salim est l’amiral. L’équipage est sur le pont, l’homme à la carrure d’ogre fait faire le tour du propriétaire. Il voit en quatre dimensions et partage avec générosité ses projets.
Une fois installé à ses côtés, Ligueur oblige, on évoque son biotope familial. Ses sœurs, dont Ihsane Haouach, commissaire du gouvernement auprès de l'Institut pour l'égalité hommes-femmes qui a démissionné pour une polémique très politico-dramatique sur son voile. Puis son père, Ahmed Haouach, arrivé en Belgique en tant qu’attaché culturel à l’ambassade marocaine et qui a piloté un programme test pour enseigner et la langue et la culture de son pays aux gendarmes belges dans les années 80. C’est d’ailleurs là que tout commence…

Merci papa

Haouach père mène à bien ce projet qui va même le conduire à organiser des voyages pour familiariser les forces de l’ordre à l’art de vivre à la marocaine. Habituer les policiers formés à la sociologie pour renforcer les interactions avec les citoyen·ne·s belges issu·e·s de l’immigration, c’est l’objectif ?
 « Il y avait un volet tout aussi préventif que répressif. Par exemple, trois douaniers ont été formés, entre autres, pour accueillir les ressortissants marocains. ‘Salam alaykoum, ahlan bik (bienvenu)’. Il y a deux-trois ans, on parlait de la police dans un sujet de conversation à table, comme ça, avec mon père, et il évoquait cette courte, mais importante, étape de sa carrière. Et je lui ai demandé : ‘Mais pourquoi ça s’est arrêté ?’. Mon père ne sait pas trop. Du coup, ça m’a vraiment interloqué. Le projet paraissait presque sympathique. J’ai même retrouvé par la suite deux anciens gendarmes qui y ont participé et qui ont reconnu que ça les a beaucoup aidés. »
Pourtant fin 80, il est mis fin à la formation. Des années plus tard, Haouach fils y voit plus que ce que son père en dit : « C’est comme si on envoyait le message que ce n’est pas à la Belgique de faire des efforts, mais uniquement aux immigrés nord-africains d’en faire ». Un beau pas en avant, avant beaucoup en arrière…
Plus récemment, avec les confinements successifs qui se répètent, la compagnie Ras el Hanout lance des ateliers participatifs et virtuels. Elle multiplie les rencontres en ligne autour de la police. Le succès va au-delà de tout ce que l’équipe a projeté. Les témoignages se multiplient. Des témoignages de jeunes. Des témoignages de parents. Des dialogues se créent entre des populations qui n’auraient jamais pu se rencontrer autrement. Par exemple, deux mères de familles, de milieux sociaux différents et pourtant d’une même commune, qui devisent autour d’anecdotes incroyables sur les agissements de policiers qu’elles côtoient tous les jours.
Mohamed Haouach nous raconte également qu’il a mesuré combien la peur était palpable après la mort d’Adil, l’adolescent tué lors d’une course-poursuite avec la police en avril 2020. De cette matière, de ces peurs, de ces non-dits, de ces injustices, il faut donc faire une pièce.

Adil, Mawda, Ibrahima... justice pour toutes les victimes

Je demande à Mohamed et à Baptiste Rol, coordinateur administratif, s’ils n’ont pas l’impression que le sujet explose. Depuis les affrontements au Bois de la Cambre en mai dernier entre la police et les jeunes, les violences policières sont exposées aux yeux du grand public. On voit les infos se multiplier dans la rue. Il existe un festival de soutien contre les violences policières. Et on sait le Délégué général aux droits de l’enfant (DGDE) sensibilisé et outillé contre ces actes. Mais les compères réfutent.
« C’est intéressant que vous parliez de la Cambre. C’était une jeunesse plutôt bien lotie qui était présente. On a un peu râlé après elle parce qu’on l’a trouvée irresponsable de faire la fête en plein confinement. Imaginez deux secondes qu’il y ait eu majoritairement des mômes issus de l’immigration, on aurait parlé d’émeutiers. Quand des gamins des quartiers populaires se font contrôler ou arrêter, vous entendez encore des commentaires du type ‘Ce ne serait pas le cas s’ils n’avaient rien à se reprocher’. Idem pour les mausolées ou peintures commémoratives de Justice pour Adil, Ibrahima ou Mawda régulièrement effacées. On ne sait rien des violences dont les un·e·s et les autres sont victimes. On ne dit rien. »

« Je sors de chez moi, direct, la police me tombe dessus. Mes parents ne vont jamais croire que je suis contrôlé si je n’ai rien fait »

Libérer la parole, c’est justement le principe de la pièce. D’une durée d’une heure trente, elle peut s’étendre en fonction de l’interaction avec le public… et sera même jouée devant un public de policiers ! Au moment de notre rencontre, l’auteur et interprète n’a joué que quelques fois en rodage. Mohamed joue la carte du mystère avec les yeux pleins de gourmandise. Il se coupe à chaque fois, « Oups, je ne vais pas trop en dire ».
Ce qu’on sait déjà ? Qu’un tajine mijote pendant la pièce pour être dégusté collectivement à la fin. Qu’un travail digne des plus grandes enquêtes a aussi été mené auprès d’avocats, de policiers, dans des archives. Que s’ensuit avec le public un débat à vocation cathartique. Là, la parole se libère. Des gamins de primaire dévoilent : « La police a emmené mon oncle au cachot. Ils ont été méchants, il y a eu du sang ».
Est-ce une pièce à charge ? « On nous a dit à la fin d’une représentation : ‘Vous donnez une mauvaise image de la police’. ‘On l’avait avant, vous savez’, ont répondu très gentiment les jeunes scolaires. L’exercice que j’essaie de faire, c’est celui de la page blanche. S’il n’y avait pas la police telle qu’on la connaît aujourd’hui, on ferait comment ? Ce n’est pas qu’une question de personne. Moi-même si j’intégrais les forces de l’ordre, je ne ferais pas mieux qu’eux. Nous n’apportons pas de solution magique non plus. L’idée consiste surtout à ouvrir des perspectives ». La pièce candidate d’ailleurs au label d’utilité publique.

« Ne cherche pas les problèmes »

Et ces violences, comment sont-elles perçues à hauteur des familles ? Le metteur en scène a appris que le silence autour des violences physiques ou psychologiques de la police commence à la maison où il règne un mot d’ordre : « Ne cherche pas les problèmes ». Que l’on ait tort ou raison.
« Chez beaucoup d’aînés, dans les familles issues de l’immigration, il est intégré qu’il faut faire plus d’efforts que les autres. D’ailleurs, jusqu’aux drames, violences, humiliations, les parents pensent que leurs enfants ne sont pas des victimes. La première chose que je retire des témoignages, c’est qu’il faut écouter sans paniquer, sans jugement. L’écueil, c’est de vouloir protéger son enfant et de ne réfléchir qu’à travers lui, à travers des actes présumés, sans prendre en considération les problématiques périphériques. ‘Qu’est-ce que tu leur as fait aussi aux policiers ? Regarde avec qui tu traînes !’. Il est important d’accompagner son enfant. On ne résout rien de façon individuelle. Dans beaucoup de familles, le fait que ces questions de violences ne soient pas abordées, ça creuse un fossé dans lequel il peut se mettre beaucoup de choses. »
Ces réalités ne sont pas si éloignées de la plupart des parents qui nous lisent. Prendre conscience qu’elles existent, qu’elles se déroulent, là, juste à côté, peut justement permettre de faire avancer bien des situations de façon collective.
Mohammed-Salim Haouach n’invente rien. Il distribue la parole. Par devoir. Lui qui s’estime être une aberration statistique au sein de sa communauté. Il cultive une relation naturelle et simple au public et oscille entre un registre parfois comique, parfois dramatique.
« Vous appelez à l’émeute ? », lui demande un confrère. Le metteur en scène de se ranger derrière une phrase de Martin Luther King et de répondre que les barricades sont les voix de ceux que l’on n’entend pas. Autre chose à rajouter avant de partir ? « Ma Andi Mangoul - Je n'ai rien à dire », conclut-il, les mains en l’air...

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