Développement de l'enfant

Quand le corps des ados devient leur ennemi

La peur d’avoir un corps qui n’est pas « conforme » apparaît de plus en plus tôt et serait accentuée par les réseaux sociaux. Une équipe de l’Université de Mons étudie ce phénomène appelé « dysmorphies corporelles » ou quand un défaut inexistant vient pourrir la vie d’un·e ado.

Des cuisses jugées trop grosses, des poils malvenus sur les épaules, un nez vu comme trop imposant, des seins trop petits, des boutons sur le visage… À l’adolescence, le corps change et il faut s’y habituer. Cette nouvelle enveloppe génère l’apparition d’une peur qui n’est pas présente chez l’enfant : celle de la non-conformité. Cette anxiété engendre de l’insatisfaction corporelle.
« Ce n’est pas parce que la peur existe que le défaut existe, précise Mandy Rossignol. La plupart du temps, ce sont des imperfections qui ne sont pas visibles par les autres ». La professeure de psychopathologie à l’Université de Mons mène actuellement des recherches avec son équipe sur cette insatisfaction corporelle, également appelée dysmorphophobie chez l’ado.

De plus en plus tôt

« Ce qui nous interpelle, c’est la précocité, l’âge auquel le phénomène de dysmorphophobie corporelle apparaît, explique la chercheuse. On a longtemps pensé qu’elle apparaissait à partir de 15 ou 16 ans, mais nous l’observons aujourd’hui dès 12 ou 13 ans. À partir de cet âge, les très jeunes ados veulent avoir un corps qui réponde à leur désir. Volonté qui nous semble être en lien avec les images qu’on leur montre. Et cela se manifeste par des défauts qu’ils vont isoler dans leur corps et qu’ils vont essayer très tôt de gommer. »
L’équipe montoise a proposé une enquête à des jeunes de 10 à 18 ans sur la perception de leur corps et leur satisfaction. Les premiers résultats montrent que la prise de poids normale à cet âge est corrélée à une insatisfaction corporelle. Ce sentiment augmente avec les années : les grand·e·s ados sont plus souvent complexé·e·s que les 12-13 ans.
13 ans, soit l’âge qui correspond à celui où l’on peut s’inscrire sur les réseaux sociaux. Y aurait-il pour autant un lien de cause à effet ? C’est en tout cas ce que cherche à savoir l’équipe de l’UMons. Leur hypothèse est que le fait d’être confrontés aux nombreuses images de corps « parfaits » sur les réseaux sociaux renforce l’anxiété d’avoir un corps qui n’est pas dans la norme.

Un effet réseaux sociaux ?

« Quand on demande aux jeunes si la consultation d’images idéalisées augmente cette anxiété, ils répondent par la positive. Ils sont nombreux à dire qu’ils ne se trouvent pas aussi beaux que les personnes qu’ils voient sur internet et que ça leur pose problème. Cela débute vers la 2e secondaire (13 ans). C’est donc concomitant avec la puberté. »
Les réseaux sociaux ne sont évidemment pas les seuls à engendrer cette anxiété, mais ils y contribuent fortement, surtout avec le nombre d’images qu’on y retrouve et la façon dont elles sont présentées par les célébrités et autres influenceurs et influenceuses. « Les célébrités y semblent beaucoup plus proches de vous que lorsqu’elles apparaissaient dans un magazine, compare Mandy Rossignol. Il y a donc sur les réseaux sociaux un effet de l’accessibilité de l’image, du temps qu’on y passe, des groupes dont on fait partie ».
Quant aux pairs, ils ne sont pas en reste. Là encore, on connaît tout de la vie d’un-e élève de sa classe même si on n’est pas son ou sa pote. « Les ados s’envoient ou postent des photos d’eux. C’est assez nouveau, constate la chercheuse. Aujourd’hui, les possibilités de se comparer sont beaucoup plus nombreuses et ça joue énormément. Si, dans un groupe, un jeune est plus affirmé et poste beaucoup de photos, les autres vont avoir tendance à se comparer et, peut-être, à se dévaloriser ».
Autre facteur : le temps passé sur Facebook, TikTok ou Instagram, et particulièrement pendant cette crise sanitaire que nous traversons. « Attention, je ne diabolise pas les réseaux sociaux, nuance l’universitaire montoise. Surtout qu’avec le confinement, c’est un des seuls endroits où ils ont des contacts un peu chouettes. Mais s’il n’y a plus de photos de gens réels, ça peut devenir problématique ». Et de prendre l’exemple de sa propre fille qui lui a fait cette réflexion : « En vrai, il est moins beau que sur les réseaux sociaux ». Ces filtres deviennent automatiques. « Si tout un chacun est constamment invité à vendre une image ‘corrigée’ de lui-même, ça attire l’attention sur les défauts dans la réalité ».
Cette influence ressort dans les premiers entretiens menés par l’équipe de psys. « Les mots-clés ‘Instagram’, ‘réseaux sociaux’, ‘filtres’ reviennent beaucoup dans les discours». Statistiquement, les données ne sont pas suffisamment importantes pour confirmer le lien entre cette dysmorphophobie et les réseaux sociaux, raison pour laquelle une étude sera donc menée dans le courant de l’année pour affiner l’analyse.

Quand ça bascule les troubles dysmorphiques corporels

La peur de ne pas avoir un corps assez beau n’est pas un phénomène inhabituel à l’adolescence. Ce qui l’est plus, c’est quand cette insatisfaction vire à l’obsession. On parle alors de troubles dysmorphiques corporels. Au même titre que les TOC (troubles obsessionnels compulsifs), il s’agit d’un trouble psychiatrique.
« Qui dit obsession dit compulsion, explique Mandy Rossignol. Il s’agit d’un signal d’alarme ou de rituels qui visent à répondre au défaut. Par exemple, pour un ventre jugé trop gros, faire quatre cents abdos, se peser avant et après et se priver de nourriture. Rembourrer son soutien-gorge à cause d’une poitrine jugée trop petite et continuer à s’en plaindre malgré tout. »
Car, pour qu’il y ait trouble, il doit y avoir souffrance, détresse. « Si une personne rembourre son soutien-gorge et qu’elle est bien comme ça, ce n’est pas un problème. Mais si elle continue à souffrir de son image et que ça va crescendo, alors on va vers quelque chose de plus problématique. Il y a un dénigrement de l’image du corps, des troubles éventuels du comportement alimentaire, des dépressions… ».

Une augmentation inquiétante

Des troubles qui sont en hausse en ce moment. Mi-février, l’hôpital UZ Brussels faisait état d’une augmentation des troubles alimentaires sévères chez les adolescent·e·s, voire les préados, dans son service. Une augmentation telle que le nombre de lits pour accueillir ces jeunes est devenu insuffisant.
Cette hausse, Isabelle Wodon, psychologue clinicienne au Centre thérapeutique des troubles alimentaires de l’adolescent au Domaine de Braine-l’Alleud (ULB), l’a aussi constatée. « Quand on demande à ces jeunes à quel moment ils ont commencé à faire plus attention à leur alimentation ou à partir de quand ils ont remarqué que leur corps leur plaisait moins, ça date globalement du premier confinement ».
Là encore, la psy établit un lien avec la consommation d’écrans, même si cela reste une hypothèse à confirmer. « Plus un jeune passe du temps sur Instagram, TikTok ou Facebook, plus son insatisfaction corporelle va augmenter ». Vu le temps passé devant les écrans pour les cours et les contacts avec des amis, la question de l’impact sur l’état de santé mentale des jeunes se pose légitimement.
Isabelle Wodon pointe aussi du doigt la peur de grossir qui faisait l’objet de blagues sur les réseaux sociaux dès le premier confinement. « Cette augmentation massive des demandes des jeunes qui ne vont pas bien physiquement est corrélée avec le fait de leur dire qu’il faut faire du sport, explique la psychologue. Ça a été l’ordre du jour au début du confinement : il fallait rester actif pour ne pas prendre de poids. Des ados m’en ont parlé en consultation, ils ont pris les conseils à la lettre. Dans la foulée, on a vu apparaître des problématiques d’anorexie, d’hyperactivité physique ainsi que des obsessions à manger sainement (Ndlr : appelée orthorexie) ».
Isabelle Wodon recommande donc aux parents de parler de ces quasi injonctions données à travers les informations, les réseaux sociaux et les publicités. « Les jeunes sont de bonne volonté, mais ils doivent trier un tas d’informations. Chez nous, on conseille au jeune de parler au parent, au parent de parler au jeune et on propose aux jeunes de parler à travers des groupes aussi pour mieux comprendre ce flux d’informations ». Et si la situation devient alarmante, d’aller voir un spécialiste.

Les infos collectées sont anonymes. Autoriser les cookies nous permet de vous offrir la meilleure expérience sur notre site. Merci.
Cookies