Vie pratique

Comment en être-venue à l’écriture ?
Wendy Delorme : « C’est ma grand-mère maternelle, Lucienne, qui m’a donné le goût d’écrire. Elle était professeure des écoles et avait développé une méthode d’apprentissage alternatif de la lecture appelée l’éco-syllabe. Elle a affiné sa méthode sur moi, ce qui m’a permis d’arriver en CP (équivalent de la 1re primaire en Belgique, ndlr) en sachant parfaitement lire et écrire. Déjà enfant, ma grand-mère tapait mes poèmes à la machine à écrire et les envoyait à des éditeurs qui, évidemment, ne répondaient pas. Ma mère avait une très belle plume également. Ça a donc toujours tourné autour de l’écriture dans la famille, mais c’est véritablement ma grand-mère qui m’a donné la confiance nécessaire pour proposer mes manuscrits à des maisons d’édition une fois adulte. »
Si ça n’avait pas été l’écriture, qu’est-ce que vous auriez voulu faire dans la vie ?
W. D. : « Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu écrire. Mais je me rappelle aussi dire étant enfant que je voulais être muse. Aujourd’hui, j’imagine que je préfèrerais être artiste que muse en réalité. » (rires)
Quels objets d’études ou quelles personnes ont participé à votre éveil féministe ?
W. D. : « J’ai été frappée en réalisant que le talent d’artistes ou d’autrices comme Camille Claudel ou Colette a été mis en lumière parce qu’elles étaient ‘la compagne de’. De Willy pour Colette et Rodin pour Camille Claudel. Ma grand-mère m’a aussi fait lire George Sand, Benoîte Groult... Elle était profondément féministe, mais je pense qu’elle n’a jamais prononcé ce terme. Elle n’avait peut-être pas besoin de le nommer à l’époque, mais c’était une femme passionnée par son métier, autonome, sensible. Elle a certainement participé à mon éveil féministe également.
Après, je pense aussi à un livre qui a véritablement transformé ma vision du monde. Il s’agit du recueil de Monique Wittig, La pensée straight. J’avais lu pas mal d’autrices féministes pendant mon adolescence. Mais à 22 ans, j’habitais alors à Paris, je venais de faire mon coming out en tant que lesbienne et je suis rentrée dans la librairie Les Mots à la Bouche, en plein cœur du Marais. Je me souviens avoir demandé au libraire ce qu’il me conseillait sur le sujet du lesbianisme. J’avais besoin de passer par les livres pour m’approprier les questions de genre et d’orientation sexuelle. Le libraire n’était pas calé sur le sujet, mais il n’a pas hésité longtemps pour me tendre La pensée straight. À la première lecture, je sentais que je ne parvenais pas à capter tous les concepts, c’était trop dense. Ce n’est qu’en le lisant une deuxième fois que j’ai eu l’impression que des écailles me tombaient des yeux, comme si je changeais radicalement de point de vue. J’ai pris une claque, c’est très affirmé comme pensée. »
Souhaitiez-vous accoucher sur papier avant de devenir mère ?
W. D. : « Je pense, oui. Mais que ce soit sur le papier ou dans la vraie vie, c’est toujours l’idée de transmission qui m’a poussée. Ça me vient aussi de ma grand-mère qui, en tant qu’institutrice, avait une conscience aiguë de la transmission. On est tous des maillons, des passeurs et des passeuses. Ceci dit, je sais que je veux des enfants depuis mes 12 ans, mais étant gamine, je ne savais pas que j’étais lesbienne ou queer. Je ne me posais même pas la question du couple ou du mariage.
J’ai écrit La Mère, la Sainte et la Putain pendant l’été de mes 30 ans. C’est un roman d’amour dans lequel je m’adresse à mon futur enfant. Cette année-là, je savais pertinemment que je voulais faire un enfant, mais je ne savais pas comment car je ne me trouvais pas dans un schéma hétérosexuel. En 2011, la PMA n’était pas encore accessible aux mères lesbiennes en France. On s’est organisés pour faire une ‘PMA maison’ avec le co-papa. C’était un projet homoparental dès le début. Mais pendant le suivi de grossesse à l’hôpital, on me demandait souvent où était mon mari. Ça me paraissait lunaire, même si nous sommes trois parents à élever ma fille, dont son père. Le système est tellement hétérocentré. Je n’imagine pas la violence symbolique que doit représenter un parcours de parentalité pour les personnes trans. »
L’écriture était une évidence, mais avez-vous toujours pensé aborder la parentalité queer dans vos écrits ?
W. D. : « Avant d’être publiée, j’écrivais de la poésie. Mes premiers poèmes parlaient de la mer et des chevaux. On était donc loin de la parentalité même si on peut y entrevoir un rapport en chaussant des lunettes de psychanalyste. Mais non, je n’aime pas la psychanalyse en plus (rires). Je parlais aussi de dîners de famille autour desquels je créais une dramaturgie. La première fois que j’aborde la parentalité queer, c’est dans Insurrections ! En territoire sexuel, mon deuxième livre. Ça parle du désir d’enfant chez une femme lesbienne queer qui veut donner la vie avec son amante et un copain gay. À ce moment-là, c’était ma réalité aussi. J’étais véritablement travaillée par un désir de maternité. »
Il y a un rapport au réel très fort dans vos livres. C’est un besoin, pour vous, cette approche presque documentaire ?
W. D. : « On appelle ce genre l’autofiction. Je pense que je fais surtout avec la matière que j’ai sous la main, ma propre expérience du monde. Je pars toujours de mes émotions, de mes ressentis, et puis je crée une trame narrative. Dans mon premier bouquin Quatrième génération, je parle à la première personne. Un ‘je’ d’autofiction. Il y a beaucoup de moi, mais aussi beaucoup de choses inventées. Dans Le corps est une chimère, un roman choral, j’écris à la troisième personne. Il y a sept personnages dans lesquels j’ai dispatché des expériences et des moments de vie. Le personnage de Marion, jeune maman lesbienne, contient beaucoup de ma propre expérience en tant que mère queer. Mais on peut dire pareil pour le personnage de Maya qui fait des spectacles érotiques. C’est un peu de mon moi lorsque j’étais performeuse étant jeune adulte. La littérature avec laquelle j’accroche, c’est la littérature incarnée. Je trouve qu’une histoire est sensible et crédible lorsqu’elle est incarnée. »
Vous produisez-vous toujours en tant que performeuse ?
W. D. : « Non. C’est une casquette que j’ai portée entre mes 24 et mes 30 ans approximativement. J’étais performeuse néoburlesque au sein d’une troupe queer à Paris. Le but des performances n’est pas tant l’érotisation du corps qu’une espèce de critique sociale très second degré qui passe par de l’effeuillage. C’est muet, on joue par scénette, et chacun·e incarne des personnages tant féminins que masculins, peu importe notre genre à l’origine. Un de mes personnages phares était Wendy Babybitch. Une blonde nymphomane émotionnellement instable toujours en train de vaciller sur ses talons hauts. Comme une mise en abime de la femme qui tient sur papier glacé, mais pas dans la vraie vie. On ne choisissait pas nos personnages pour rien. Ils représentaient toujours un archétype. C’était un super terrain d’expression. On est allé·es à l’Olympia et dans des clubs londoniens. Quelques ami·es se sont d’ailleurs professionnalisé·es. »
Qu’est-ce que cela représente d’être penseuse sur le genre, écrivaine et mère ?
W. D. : « Devenir mère, c’est se faire rattraper par toutes sortes d’injonctions sociales. En tant que mère lesbienne, je me suis dit qu’il fallait que je fasse encore mieux. Il faut replacer dans le contexte. Je suis devenue maman dans la France des années 2010, alors tiraillée par les débats autour des questions sur les familles homoparentales. Notre fille n’avait qu'un an à l’époque des premières manifestations de la Manif pour tous. C’était très violent. SOS homophobie rapportait d’ailleurs que le taux de violences homophobes et transphobes avait explosé. Ce contexte a renforcé chez moi l’angoisse de bien faire qui est déjà présente lorsqu’on devient parent pour la première fois. »
A-t-on évolué en termes de traitement de la parentalité queer en littérature ?
W. D. : « En littérature, les questions de parentalités queer sont vraiment en train d’émerger. Il y a une chercheuse queer qui travaille justement sur le traitement de la parentalité queer dans la littérature. Il s’agit de Margot Lachkar. En France, la première à avoir écrit sur le parcours de PMA des lesbiennes est Muriel Douru avec son livre Deux mamans et un bébé paru en 2008. Elle y raconte sa propre PMA qu’elle est venue faire en Belgique. Parce qu’à l’époque, il faut bien avouer qu’on est toutes venues faire nos enfants chez vous. Ça fait tout juste quelques mois que ça nous est autorisé en France après la promulgation de la loi ‘PMA pour toutes’, mais, dans les faits, toutes les femmes n’ont pas encore accès à une prise en charge en France alors qu’elles correspondent aux critères. Les délais pour obtenir un rendez-vous sont encore si longs. Plusieurs années parfois. »
Votre livre Le corps est une chimère, paru en 2018, décrit un monde encore très proche de celui qu’on connait aujourd’hui.
W. D. : « Ce livre parle d’un tas d’enjeux contemporains, de filiation, de travail du sexe, de la société post #MeToo, et aussi de parentalité queer. Une sorte de radioscopie de la France dans la période des débats sur la loi Taubira qui ouvre le mariage pour tou·tes. Au travers du personnage de Marion dont on parlait juste avant, j’exprime le désarroi et la colère d’une femme lesbienne qui devient mère alors que la moitié des Français·es nous faisait comprendre que nos modèles parentaux ne devraient pas exister. Elle fait famille avec tout ce que ça implique d’amour mais surtout de questionnements dans ce contexte, de charge émotionnelle. La scène dans le métro est une scène de mon vécu. J’étais dans une rame de métro, ma fille d'un an sur mes genoux. Les gens autour me souriaient parce que la petite était mignonne. Sauf que dans ce métro, on pouvait observer des tags de la Manif pour tous représentant une famille nucléaire parfaite. Je prenais le métro juste après une des manifestations donc parmi tous ces gens, il devait forcément y avoir des contradicteurs. Je me suis demandé s’ils me souriraient toujours s’ils savaient qui j’étais vraiment. C’est quoi finalement une famille parfaite selon leurs critères ? Est-ce qu’ils pensent aux milliers de mamans solos, et à la maltraitance infantile qui prend également place dans les familles nucléaires ?
Ceci dit, au moment de la publication du livre, la loi Taubira qui a ouvert le mariage et l’adoption pour tou·tes était déjà passée depuis 2013. Je n’ai rien publié pendant six ans, depuis La Mère, la Sainte et la Putain, car j’ai eu trois enfants entre-temps et je devais me concentrer sur mes publications académiques pour trouver un poste à la fac. Je suis devenue enseignante-chercheuse à l’Université Lyon 2 en 2014. Mais je trouve qu’on a quand même évolué depuis, bien qu’au niveau du discours politique, la question des personnes transgenres ne soit pas assez prise en compte. Ce sont toujours les minorités dans la minorité qui subissent le plus. Il n’y a qu’à prendre pour exemple la dernière controverse provoquée par une affiche du planning familial en France. C’était en août dernier. Sur ce poster, on observe un homme transgenre enceint. Une personne trans masculine toujours dotée d’un utérus peut en effet toujours procréer. Lorsque cette affiche est apparue dans les rues, il y a eu une vague de réactions transphobes. »
Pourquoi ce titre, Le corps est une chimère ?
W. D. : « C’est une phrase du livre tirée de l’oraison funèbre que Marion lit à l’enterrement de sa mère : ‘Le corps est une chimère. Une bulle de savon, une enveloppe de chair. Quand la chair est meurtrie, la blessure peut guérir, mais une âme douloureuse peut le rester toujours’. Biologiquement, lors d’une grossesse, mère et fœtus peuvent s’échanger des cellules qui s’installent durablement dans les organismes. On parle de cellules chimériques.
Dans ce roman choral, chaque personnage est un archétype et représente un enjeu sociétal. Au travers du personnage d’Isabelle par exemple, on aborde les violences conjugales. Pour construire son personnage, j’ai lu et compilé toutes sortes de sources documentaires. À ce moment-là, je menais une recherche sur la prévention des violences conjugales. J’ai étudié de près les campagnes du gouvernement français sur la question. Il y a une vraie matière sociologique au cœur de chacun des personnages. Et ce qu’ils/elles ont en commun, c’est un rapport au corps que la psychiatrie qualifierait de dysphorique (un mal-être aussi bien psychique qu’émotionnel, ndlr). D’ailleurs, il faut absolument lire Dysphoria Mundi, le dernier ouvrage du penseur transgenre Paul B. Preciado qui explique pourquoi c’est notre monde qui est dysphorique en réalité, pas les personnes trans ou celles et ceux qui sortent des normes.
Pour en revenir au livre, tous mes personnages ont un rapport au corps qui est en porte-à-faux des normes sociales : Maya est travailleuse du sexe, Marion est lesbienne, Isabelle est victime de violences sexuelles, Jo est transgenre, bien que je ne précise jamais son genre dans le livre. Je voulais faire l’expérience de ne pas genrer un de mes personnages. Moi je le sais et j’aiguille les lecteurs et lectrices en racontant que Jo a été stigmatisé·e étant enfant, qu’il/elle a subi des violences au collège, s’est engagé·e dans le métier de policier/policière avec un idéal de justice sociale et est complètement désillusionné par rapport aux conditions de travail et de formation. »
Comment supportez-vous les effets du patriarcat au quotidien et dans votre parentalité ?
W. D. : « Structurellement, le patriarcat imprime en nous des schémas et des rapports au monde qui engendrent de la violence symbolique, verbale, physique. Ça peut se jouer dans tous les types de couples : hétéros, homos… Les gens ont l’impression que le patriarcat n’existe pas en-dehors de l’hétérosexualité. Le patriarcat est synonyme d’une culture toxique de la masculinité, mais aussi de la féminité. C’est la reproduction des stéréotypes de genre qui est toxique. Elle implique des traumas, une culture du viol. Et les personnes queer sont des personnes qui ont grandi dans cette même culture patriarcale.
Deux femmes lesbiennes en couple et qui ont grandi dans cette même société patriarcale arrivent en relation avec des schémas de domination, des traumas. On doit continuellement travailler à se déconstruire pour s’extirper progressivement de cette culture violente. Et dans l’éducation de nos enfants, on impose encore du genre là où il n’en faut pas si on vise à se défaire de la structure patriarcale. J’ai moi-même été élevée dans cette structure et, en tant que parent, je continue de devoir la déconstruire. Concrètement, ça se marque par exemple au moment où je dépose ma fille au centre de loisirs dans le coin dînette, alors qu’il y a un coin construction en bois. La seconde d’après, je me demande ce que je fous. On a beau enfiler des lunettes féministes, on aura toujours un angle mort. Mais je crois fermement au pouvoir des mots pour poursuivre la réflexion avec les plus jeunes. Il y a de plus en plus de livres jeunesse qui sont moins sexistes et moins délétères sur les questions de genre. Et ça, c’est réjouissant. »
Comment en êtes-vous arrivée à préfacer le livre Quand les garçons rejoignent le club des garçons de la sociologue américaine Judy Y. Chu ?
W. D. : « J’ai rencontré l’éditrice de ce livre traduit de l’américain lors d’une lecture de mon dernier bouquin Viendra le temps du feu à Montreuil. Une lecture publique où j’ai lu un passage du personnage de Raphael, un jeune homme gay qui écrit une lettre d’adieu à sa mère car il veut quitter le système dictatorial, hétéronormé, classiste et oppressif dans lequel il a grandi. Dans le livre, le gouvernement force la population à se reproduire pour survivre, mais lui ne veut pas donner naissance à des enfants dans ce système et décide de déserter. Je voulais construire un rapport mère-fils sensible à travers son personnage. C’est lui qui aborde le sacrifice des femmes qui, comme sa mère, se sont oubliées dans la maternité et le soin à autrui, ce qu’on appelle la culture du care. L’éditrice est venue me voir en fin de séance et m’a demandé si je souhaitais préfacer ce livre qui parle de la reproduction des stéréotypes de genre dès la petite enfance. C’est quelque chose que je vis concrètement au travers de ma propre parentalité. J’avais donc plein de choses à dire.
Le processus de construction de la sensibilité chez les jeunes garçons que Judy Y. Chu décrit dans son ouvrage, je le vois en ce moment chez mes deux fils de 8 ans. Je les observe devenir garçons. Et j’ai une fille un brin plus âgée que je vois devenir fille, bien qu’elle résiste. Ça ne l’intéresse pas trop de jouer à la fille. Elle m’a dit récemment : ‘Je veux bien que tu me dises ‘‘elle’’, mais je trouve ça nul d’être fille ou garçon’. Je ne peux même pas dire que je lui ai fait un bourrage de crâne ‘queer’. Mais c’est très contrasté à cet âge. Je vois des petites filles qui reproduisent les codes de la féminité, et un tas d’autres qui s’en détachent complètement. »