Crèche et école

Sans le latin, l’école nous emmerde

Les mélomanes auront saisi le clin d’œil au titre de Georges Brassens, Tempête dans un bénitier. Une école sans latin, tiens ? Question intéressante en 2020, où les débats autour du cours de la langue de Jules César vont toujours bon train. On fait un rapide tour de table entre latinistes, profs, élèves et parents, pour voir si cette langue est si morte que ça. Abeamus.

Si morte soit-elle, la langue suscite des débats bien vivants. Ses cours tout du moins. Dans toute l’Europe, la question du maintien ou non des langues anciennes à l’école anime les sociétés. « Dénué de sens et d’intérêt », « Il faut évoluer, privilégier les langues vivantes » ou le très néolibéral « Pas assez porteur en entreprise ». Comme si on ne savait pas quoi faire de cet héritage riche et encombrant.

Pourtant, alors que depuis cinquante ans, des générations de détracteurs tentent de sortir les cours du programme, aujourd’hui encore, des enfants découvrent avec passion cette langue et, avec elle, toute la culture qu’elle draine. Anaïs, 10 ans, résume parfaitement ce que beaucoup d’enfants ressentent. « C’est comme faire de l’archéologie ». Justement, fouillons dans celle de l’odyssée du latin à l’école.

Le latin fait de la résistance

1970. Ils sont des dizaines de milliers d’élèves à pousser un énorme ouf de soulagement. Le latin à l’école est réformé. Les latinistes de l’époque suivaient entre six et neuf heures de cours par semaine. On le diminue, comme on le fait pour les filières classiques et modernes. Désormais, on ne le proposera stricto sensu que comme discipline d’essai. Les cours y abordent uniquement les dimensions culturelles et de civilisation. Fini d’ânonner les déclinaisons comme Jacques Brel le chantait si bien.

Mais le débat fait rage. Délitement pour certain·e·s. Modernisme pour d’autres. Vingt ans plus tard, en 1990, une nouvelle réforme voit le jour. Même polarisation des camps, l’option sera encore plus allégée, elle passe de 0 à 4 périodes hebdomadaires de 50 minutes, au choix de l’établissement, comme c’est toujours le cas aujourd’hui.

Les élèves peuvent suivre le cours en option et ils sont près de 13 000 en Fédération Wallonie-Bruxelles à le faire, contre 5 542 à prendre l’option au troisième degré. Les chiffres sont sensiblement les mêmes en Flandre. En dépit des enseignements différents dans les deux parties du pays et des différences linguistiques, le latin rassemble. Bientôt langue officielle du pays ? L’occasion d’en parler avec Tania, professeure de latin à Bruxelles. On veut surtout savoir, qui sont ces élèves qui suivent le cours de latin et s’il est pensable pour un·e ado de 2020 d’aimer cette langue aussi rêche que riche.

« Oui, ils l’aiment… quand le prof est bon. Et c’est trop rare. L’écueil, c’est le par cœur. Enfermer les élèves pendant une heure et leur faire avaler des verbes irréguliers à la chaîne, c’est une catastrophe. C’est d’ailleurs ce qui a écœuré des générations entières. Mais vous verrez, on n’en a pas fini avec cette option à l’école. Parce que c’est notre racine. Apprendre à lire, écrire et parler latin est le moyen le plus approprié pour comprendre l'histoire de la littérature, des sciences et des arts belges et européens. C'est toute l'Histoire de la civilisation européenne ayant précédé notre époque contemporaine. C’est là d’où nous venons et le jour où l’on se rendra compte combien cette matière est vivante et en résonnance avec tout ce qui nous entoure, nous résoudrons beaucoup de maux ». Le latin peut-il nous sauver ? Voyons du côté des enfants.

Retour vers le latin

Pour les besoins de l’article, nous avons rencontré une majorité d’élèves enthousiastes. Face à notre étonnement, ils ont tout de suite confirmé qu’ils sont une espèce rare. En voie d’extinction ? Anissa, 12 ans, latiniste lover autoproclamée, nous ouvre les portes de sa classe d’option.

« D’abord, nous sommes beaucoup de filles. Dans mon cours, il n’y avait qu’un garçon et à peine quelques semaines après la rentrée, il a lâché. Nous ne sommes même pas une dizaine, mais nous sommes très accrochées. C’est comme un club où on se retrouve pour parler un langage secret. Notre prof essaie de nous parler en latin le plus possible, comme si la langue existait encore. Ma meilleure amie est roumaine et elle surkiffe. Elle retrouve plein de choses de sa langue. Moi, ce qui me plaît, c’est d’imaginer la façon dont on vivait l’époque de Rome et d’où viennent les mots. Genre, euh (elle hésite longuement, par téléphone, on l’entend sortir son cahier). Ah oui, un scénariste, ça vient d’où ? Du mot scriniarius. Un archiviste, un tabellion, donc un fonctionnaire employé aux écritures. Tout de suite, ça plonge dans un passé lointain. »

L’argument de décomposer les mots, renouer avec leurs racines revient sans arrêt. À tel point que Javier*, le papa de Josepha*, 11 ans, nous dit même que l’enthousiasme de sa fille - et très souvent le ton professoral - à expliquer l’étymologie des mots lui tape parfois sur les nerfs.

« J’aime moi-même comprendre le sens caché de notre langue et de ses trésors enfouis. Mais pas de là à tout décortiquer comme le fait Josie, ça vire à l’obsession ! Bien sûr, je goûte son entrain, c’est fantastique de traquer l’histoire de notre vocabulaire. De mieux comprendre grammaire et conjugaison françaises, de progresser en orthographe. Incontestablement, ses bases en latin l’aident. En la voyant, je me dis que si la lecture dès le plus jeune âge aide à perfectionner le niveau de langue française, c'est encore plus facile quand l'enfant connaît la racine latine de chaque mot. »

Mais tous ne partagent pas cet engouement et se sont pris plus qu’à leur tour, les pieds dans leurs racines latines.

Barbant, barbanta, barbantae, barbantas

Nous rencontrons Nathalie*, directrice d’établissement, mais surtout maman de deux enfants latinophobes. C’est avec cette double casquette qu’elle part en croisade. « Je sais que l’argument agace les fanaticus pro latin, mais vous ne pouvez pas nier le caractère élitiste et excluant de ce cours. Ça a dégoûté coup sur coup mes deux enfants. Bons élèves, au demeurant. J’en ai touché deux mots à leur prof, lui suggérant de réviser ses méthodes. Il n’a rien voulu entendre, argumentant que par manque de temps, il est obligé d’appliquer la politique du ‘marche ou crève’ avec ses élèves. Pas étonnant que les langues mortes se marginalisent. En plus de l’austérité des cours, mes enfants sont métis, sensibles aux questions de décolonisation, d’esclavage et au mouvement black lives matter. Étudier ‘le temps béni de l’Antiquité’ et des questions de l’esclavagisme sans sous-titres contemporains peut heurter des sensibilités. N’en déplaisent aux indécrottables latinistes partisans. »

« Trouver la racine commune à nos langues, c’est aussi une manière de maîtriser le français, donc d’améliorer ses résultats scolaires » Tania, prof de latin

Le témoignage de Nathalie soulève une question intéressante, est-ce que le latin est compatible avec les valeurs et les combats de la jeune génération ? On pose la question à Quentin, jeune professeur à Charleroi. Dans un premier temps, il s’emporte, avant de se raviser.

« Il est primordial d’avoir un enseignement moderne et adapté à sa classe. Il n’existe plus le temps de l’école où le professeur imposait sa matière face à un auditoire passif. Un prof aujourd’hui se doit d’être excellent. Et un prof de latin, plus que parfait. C’est une mission périlleuse, mais passionnante. Comme les cours d’histoire, et finalement toutes les autres matières, il est impensable d’aborder le passé sans une lecture contemporaine. Le monde change et il est d’autant plus important de savoir d’où vient notre société. C’est une question d’identité collective. Expliquez bien aux parents et à leurs enfants que le travail fourni dans ce cours n’est pas vain, et que cette discipline leur profitera, à titre personnel, mais aussi à la société de demain dans son ensemble. »

À toute la société ? Sur la question de l’élitisme, nous retrouvons Tania, très sensible sur le sujet. « Je pense que l’on prend le problème à l’envers et que, par ce biais, on procède à une révocation progressive des langues anciennes. Il n’y a pas de prédispositions sociales ou culturelles. Le latin ne sert pas à trier ou à classer. On dit pareil de l’allemand, d’ailleurs, qui serait réservé aux bons élèves. C’est un leurre. Je suis d’origine italienne, ma mère parle à peine le français, j’ai vécu toute ma scolarité dans des conditions plus que modestes. Le latin m’a attaché par la racine. Et m’a permis de progresser et d’apprendre d’autres langues et de faire naître un amour des lettres modernes. Je mets un point d’honneur à faire venir dans mon cours des élèves d’origines portugaise, catalane, castillane, italienne et roumaine. Parfois des primo-arrivants. Parce que trouver la racine commune à nos langues, c’est aussi une manière de maîtriser le français, donc d’améliorer ses résultats scolaires, de stimuler son sens logique et à la fin d’accéder à certaines hautes études supérieures. Le latin ne fait qu’ouvrir des portes ».

Propos en résonnance avec ceux du regretté Alain Rey, linguiste que l’on aurait aimé faire participer à cet article et qui répétait que le latin redonne du jeu à des règles qui ont l’air complètement arbitraires. Qu’il est fondamental pour nos enfants, car il explique tous les mots, les anomalies et les irrégularités de notre langue et que faire l’impasse sur l’origine des mots priverait les élèves d’une meilleure compréhension de l’orthographe et de notre époque.

*à la demande des protagonistes, les prénoms ont été modifiés

 


Yves-Marie Vilain-Lepage

 

 

Auxilium

Deux adresses chaudement recommandées par nos profs pour ne pas perdre son latin :
abelao.eu : l'Académie belge pour l’étude des langues anciennes et orientales.
ceap.be : une asbl liégeoise qui aide pour toutes les disciplines et dont la section latin est très appréciée.

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