Développement de l'enfant

Est-ce que nos enfants ne sont pas un peu trop sages ?

Est-ce que nos enfants ne sont pas un peu trop sages ?

Ils parlent dès le plus jeune âge d’émotion, d’empathie, de bienveillance, sont parfois élevés avec des convictions durables, égalitaires, sortent peu de chez eux et s’en contentent. Ils sont les co-équipiers de leurs parents, presque des mini adultes. En un mot, ce sont des enfants sages. De plus en plus. Trop sages ? On en parle avec espièglerie.

Il y aura forcément un avant et un après éducatif suite à cette coronacrise. Particulièrement après le confinement, parents-enfants ont resserré les liens, n’ayant eu d’autres choix que de vivre dans le même sous-marin et donc de combiner en équipe. Pour Aude, qui élève seule ses trois enfants de 5, 9 et 12 ans, ça ne fait pas un pli.
« La relation que j’ai aujourd’hui avec mes enfants a pris un autre tournant depuis deux ans. Nous sommes vraiment soudés. Nous n’avons pas besoin de nous dire grand-chose pour nous comprendre. Je leur fais une confiance absolue. Ils ont acquis en autonomie comme jamais je n’aurais pu l’espérer. Trop ? Pour moi, oui. Je leur dis même que je les trouve excessivement adultes ». Des enfants trop adultes ? Qu’est-ce que ça veut dire ?

Sont-ils privés de leur enfance ?

« Je suis un peu surpris par les réflexions des enfants et ce qu’ils ont intégré. Quand mon gamin de 6 ans me demande si j’ai bien pensé à prendre mon masque pour le bus. Quand il me demande si j’ai bien jeté la bouteille de lait dans la bonne poubelle. Quand il me fait remarquer que je chante trop fort dans la rue aussi. Je suis médusé par leur maturité », relate Abdès, papa de deux enfants.
Nous demandons à Laurence Meurice, psychologue clinicienne, si elle dresse le même constat qu’Aude et Abdès. Pour elle, il s’agit justement d’un âge auquel l’enfant adore montrer qu’il maîtrise les codes sociaux et les exemples que nous montrent ces parents sont criants.
« Entre 6 et 13 ans, le rapport des enfants aux autres évolue. Et avec leurs parents. Et avec les autres adultes. Progressivement, dès 6 ans, l'enfant observe les comportements de chacun. Celui qui respecte les règles, celui qui les transgresse. Plus il évolue dans les interactions avec ses camarades, plus il se situe dans son rapport aux autres. Vers 8 ans, il dissocie autant l’ordre, le respect des règles comme les mensonges, le tri, le port du masque dans le bus... tout est mis au même niveau. Il a le sens de la justice. Vers 10 ans, le groupe à l’école vient renforcer tout cela. La bande se construit autour d’affinités et de codes bien précis. Plus tard, vers 12 ans, l'enfant a intégré les comportements qu'il doit respecter en société. Tout ce que nous retranscrivent ces parents correspond bien à la façon dont l’enfant évolue avec les autres. Seulement, aujourd’hui, tout cela se produit dans un contexte anxiogène. Forcément, ces codes interpellent légitimement les parents. »

Jean-François Guillaume - Sociologue de l’éducation
« Être sensible à l’univers des adultes et devenir adulte, c’est deux choses différentes »
Jean-François Guillaume

Sociologue de l’éducation

Propos en résonance avec le sociologue de l’éducation Jean-François Guillaume, professeur à l’ULiège, qui se demande ce que l’on entend par sagesse. « Un enfant sage. Sage, qu’est-ce que ça veut dire ? On associe ce terme à une question de norme, d’obéissance. Ou à une autre où il autonomise la pensée. Entre 7 et 12 ans, ça se met doucement en place. Oui, nos gamins commencent à s’ouvrir de manière raisonnée. Très certainement renforcée par le contexte que l’on connaît. Faut-il s’en plaindre ? Je ne pense pas qu’ils soient privés de leur enfance pour autant. Peut-être que celle-ci évolue également en perspective avec toutes les avancées autour de leurs droits. Et pas uniquement. Des années entières de recherches, de travaux scientifiques alimentent des connaissances autour de la question de l’enfant. Des tas de professionnel·les spécifiques accompagnent nos petit·es. Il y a donc un investissement conséquent. La vraie question que vous soulevez en réalité concerne celle de leur insouciance, pas vrai ? ». C’est tout à fait exact.

Nos enfants sont-ils encore insouciants ?

Au fil des rencontres, on s’aperçoit que c’est en réalité la question qui taraude nos parents. Dans ce contexte de pandémie, de crise et de guerre, de confusion climatique, difficile de cultiver une certaine insouciance. Comment élever nos enfants face aux maux du monde ? On retrouve Jean-François Guillaume.
« Il est évident que nos enfants ne vivent pas la même enfance que celle des parents d’aujourd’hui qui ont grandi en 1970-80. Seulement, la part des conflits, il faut la nuancer. Les petit·es grandissent aussi dans un contexte de mobilité, de technologie et de santé. Tout ceci constitue une forme de modernité enthousiasmante. Et puisqu’on parle ici des 6-12 ans, on peut se réjouir du fait qu’ils soient jusqu’ici les plus épargnés de ces crises à répétition. Le vrai problème, en réalité, est celui des inquiétudes des parents. Ils ont peur que leurs enfants deviennent adultes trop tôt. Que leurs enfants soient confrontés plus tôt au monde des grands. Qu’ils réalisent bien qu’être sensible à l’univers des adultes et devenir adulte, ce sont deux choses différentes. C’est un peu la problématique du film La Vita e Bella où un papa transforme les atrocités d’un camp de concentration en jeu pour protéger jusqu’au bout son enfant. Faut-il avoir les mêmes ressorts ? Est-ce que ces moments où les enfants sont confrontés à la vie en société, à sa réalité, ça ne participe pas à un monde plus collectif ? »
C’est ce que nous dit Mariam, maman de Paul, 10 ans, qui a l’impression que son fils est acteur d’une nouvelle forme de société. « Je participe le plus possible au progressisme social. Les questions d’égalité hommes/femmes, les combats LGBT, la parité entre les citoyen·nes d’origine étrangère et le reste du pays… tout cela m’habite. Seulement, tout est encore trop théorique à mon goût. Quand je vois comme mon fils et ses camarades mettent tout cela en pratique, ça me réconforte énormément. Quand j’ai mauvais moral et que je n’y crois plus, ça m’apporte de la force. Cette génération n’est pas trop sage. Elle incarne le changement ».
Nous voilà donc au cœur des considérations de cet article. On observe depuis quelques années que les ados s’attaquent à des problématiques titanesques : climat, genre, économie… on s’en réjouit. Mais est-ce normal que les enfants se fassent les porte-étendards de ces questions sociétales ?
Pour Jean-François Guillaume, la dynamique coule de source : « Le métier de parent a toujours été très difficile. Aujourd’hui, il connaît une difficulté supplémentaire. Les adultes sont face à des incertitudes, à des menaces. Ils le sont tout en voulant un vrai changement. Les enfants y sont sensibles. Mais pas d’inquiétude, ils sont capables de s’adapter. Capables de porter cette capacité de participer à un changement. Vous pouvez donc combiner avec eux. Essayer d’imaginer autre chose. Réorganiser des vacances. Réinventer les activités sportives. Oui, les enfants peuvent être associés à des petit progrès quotidiens ». S’appuyer sur la sagesse de nos enfants pour changer le monde ? Drôle de dynamique, non ?

Sagesse inventive

On retrouve Aude, inquiète par cette forme de maturité infantile. Elle nous donne un exemple très concret : « Je discutais avec ma fille de 9 ans. Nous ne sommes pas partis en vacances depuis l’été dernier et je lui disais que j’en étais désolée. Elle m’a répondu : ‘Tu sais, maman, ne te tracasse pas pour nous. On est très bien à la maison. On n’a pas besoin de partir à la mer ou à la campagne. Rester ensemble au calme nous suffit. On est bien’. Je l’ai quittée et j’ai fondu en larmes. Cette forme de sagesse me fait parfois peur. On dirait qu’elle leur est imposée. Ils entendent que prendre l’avion, la voiture, aller au ski, à l’hôtel… que tout ça c’est mal ».
Nos enfants sont en effet exposés à une vision très manichéenne. Jean-François Guillaume explique qu’il ne faut pas tomber dans ce piège et qu’il faut décrypter avec eux ces infos. « C’est une lecture compliquée. Les combats doivent se faire à la mesure des enfants. On ne va pas changer tout, tout de suite. Je ne sais pas si tout le monde est ressorti plus sage de cette crise, mais tout le monde en est ressorti avec plus de questions. D’ailleurs peut-être que le moment n’est plus à la sagesse. Il est à la mobilisation, à la créativité. D’autres modèles sont possibles, on peut essayer de se mobiliser collectivement sur quelque chose qui en vaut la peine ».
Si sagesse il y a, une sagesse sur laquelle les parents doivent s’appuyer et cultiver, elle n’est certainement pas sacrificielle. Mais inventive donc. Peut-être sera-t-on moins inquiets par la sagesse de nos enfants, quand les adultes seront eux-mêmes devenus un peu plus sages ?