Vie pratique

Mai 68. Pas de pavés qui volent, ni de slogans qui claquent dans le Ligueur. Mais qu’on ne s’y trompe pas : dans les mots de ses lecteurs et lectrices, auxquel·les il laisse alors une large place, les opinions s’entrechoquent. Les mamans ont les ailes qui gonflent. La famille est à l’aube… d’une réinvention.
Tout foutre en l’air…
Extrait du Ligueur du 28 novembre 1969
— J’ai parfois envie de tout foutre en l’air, me disait hier une amie de mon âge (je veux dire : la petite cinquantaine).
— Fais-le donc ! dis-je aussitôt. (J’ai la manie de vouloir donner corps aux envies, surtout à celles des autres, pour voir…)
— Tu dis ça sérieusement ?
— Non, avouais-je, et je sentis mes ailes se refermer sur mon dos déjà un peu bossu. – Si, dis-je, je parlais sérieusement ; les envies, c’est comme le mal aux dents, c’est à prendre au sérieux. Et je sentis mes ailes se regonfler un peu.
— Que ferais-tu si tu étais à ma place ?
— (…) Je ne sais pas ce que je ferais, mais je refuse de penser que tout simplement, nous passons un âge « difficile », de penser qu’il nous suffit d’attendre de devenir grands-mères… comme, lorsque, jeunes, nous avions envie de devenir missionnaires ou aviatrices, il nous suffisait, paraît-il, pour que ça nous passe, d’être mariées et mères. Un peu comme on ose dire maintenant que les garçons, pour que ça leur passe, la contestation et tout ça, il leur faudrait une bonne petite guerre dans les jambes. Je n’en veux plus de ce slogan : « Tout va bientôt rentrer dans l’ordre ». Je sens qu’il y a quelque chose à inventer.
Tout foutre en l’air…, c’est le titre un brin provocateur du très joli texte dont est extrait le dialogue ci-joint. Publié en 1969, il est signé tout simplement Marie.
69, année très peu érotique dans les pages de « l’hebdomadaire de la Ligue des familles nombreuses et des jeunes foyers ». Je l’avoue, en choisissant cette décennie, je m’attendais à autre chose. Je pensais sauter à pieds joints dans une période révolutionnaire, avec en bande son un solo de guitare de Jimi Hendrix. Le cliché a vite été balayé par la réalité. Dans le Ligueur de l’époque, on parle peu de la « contestation étudiante » et des secousses sociales qui s’ensuivent. Pourtant, à bien y regarder, les idées s’y bousculent. Une révolution est en marche, sur la pointe des pieds.
« Ma femme n’existe que par la joie des autres »
Mon impression – forcément subjective – de journaliste, de femme et de maman du XXIe siècle en parcourant les volumes reliés du Ligueur de 1968 à 1977 ? Celle de voir des êtres se débattre dans les rôles devenus trop étroits qui leur sont assignés par la société au nom de « la famille ». (Se) Débattre, c’est le verbe à double sens qui me vient à l’esprit tant nos pages d’alors semblent être le théâtre d’échanges parfois très vifs entre lecteurs et lectrices sur tout ce qui touche à la famille, au couple, à la maternité, à la place des femmes dans la société ou encore à la sexualité…
Si, au début de la décennie, les injonctions sur ce que doit être une mère, un père ou un « foyer » sont très présentes, on perçoit également, entre les lignes, la soif grandissante d’épanouissement personnel de certains parents, à l’image de Marie et de son amie. D’autres, au contraire, s’insurgent. Ainsi, dans sa Lettre à une amie qui conseille à ma femme de s’épanouir, publiée dans le Ligueur du 14 mars 1969, un lecteur écrit : « Les femmes pas tout à fait contentes de leur sort, il en pleut ! Je dirais même qu’on en fabrique. (…) Pour ma femme, chère Ginette, c’est assez différent : elle n’existe – comprendrez-vous cela ? – que par la joie des autres ».
De la « liberté de choix » pour les mères à l’égalité
Mais les temps changent. Les parents et leur journal aussi, comme en témoigne la manière dont le Ligueur parle, au fil des ans, du « statut social de la mère ». En mai 1968, à l’occasion de la fête des mères, il consacre sa une à cette revendication phare de la Ligue. L’idée ? Garantir à toute mère une « liberté de choix » : soit se consacrer entièrement à sa famille, moyennant une « allocation socio-économique » (version remaniée de l’« allocation de la mère » des années 50) ; soit concilier tâches éducatives et travail professionnel, « quand elle le peut sans mal pour ses enfants ». Une liberté toute relative donc, destinée à « sauvegarder les valeurs familiales en s’adaptant à l’évolution ».
Au fil des années, cependant, le contenu de ces revendications va se nuancer et s’étoffer de façon révélatrice. En 1969, on insiste sur la nécessité de « créer de bonnes crèches » – la Belgique n’en comptait alors que quatre-vingts – pour faciliter la vie de celles qui désirent exercer une activité professionnelle. En 1970, on précise que « le libre choix implique un aménagement des conditions d’emploi féminin ».
Quatre ans plus tard, le « statut social de la mère » est associé dans nos pages à la notion d’« égalité du père et de la mère » : « Le père doit pouvoir rester au foyer pour s’occuper du ou des enfants en bas âge lorsque la mère travaille au-dehors, et non toujours l’inverse ». Mais attention : il serait « inacceptable de considérer l’enfant comme un gêneur » pour sa mère, qui disposerait tout de même d’une « certaine prééminence d’aptitude » par rapport à son conjoint en matière d’éducation…

« Le père n’est pas un objet anonyme »
Le père est-il moins important que la mère ? C’est le titre on ne peut plus explicite d’un article publié dans le Ligueur en février 1971. Car les papas aussi voient leur rôle et leur image évoluer dans les années 70. « Le père n’est pas un objet anonyme, répond le texte qui suit, des expériences concrètes sont faites journellement, dans tels ou tels foyers, qui montrent que le père peut remplacer la mère, sans aucun dommage pour l’enfant, quand celle-ci n’est pas là ».
Si l’heure est à la « socialisation » des mères, il est également temps de « familialiser » les pères, lit-on encore dans le Ligueur. Mais cette transformation ne se fait pas sans peine. En 1975, dans un texte intitulé Je suis le mari, je suis le papa, un homme confie son désarroi lorsqu’il rentre chez lui le soir : « Ma femme, pardonne-moi si parfois je reste emmuré dans mes soucis professionnels et si le nez dans l’assiette, je n’ai pas vu le benjamin tremper ses petits doigts dans le lait. À la maison je suis si distrait ! Irresponsable, dis-tu ? C’est vrai je me sens peu de responsabilité dans les travaux du ménage. Tu es là, n’est-ce pas ? Tu es le capitaine de notre bateau. Dis-moi ce que je peux faire car je n’ai plus l’énergie d’inventer ces choses qui te semblent si naturelles. Je veux t’aider, je t’aime ».
Revenons au dialogue entre Marie et son amie, qui finissent par décider que « tout foutre en l’air » n’est « sans doute pas la solution » et qu’il faudrait plutôt, « avec douceur et sagesse, déceler et puis desserrer les cerceaux à l’intérieur desquels nous nous sommes peu à peu enfermées ». Si je le pouvais, je me joindrais bien à leur conversation. Pour leur dire que leurs mots n’ont pas pris une ride. Que déceler, puis desserrer les cerceaux, inventer de multiples façons d’être un papa, une maman, mais pas seulement, nous continuons à le faire en 2023. Et que le Ligueur est toujours là pour ça.
ZOOM
« Économisons l’énergie »
L’évolution des rôles au sein des couples et des familles est loin d’avoir pris toute la place dans le Ligueur des années 70. On y parle régulièrement de logement, d’enseignement, de consommation, de jeunesse, de voyage, de cinéma, de livres… Et, de plus en plus souvent, de psychologie de l’enfant. Dans le sillage de la crise pétrolière de 1973, on y parle également d’économies d’énergie. C’est l’époque des dimanches sans voiture où même les autoroutes étaient désertes. « Vivre avec quelques degrés de moins, c’est tout simple », peut-on lire dans les pleines pages de conseils publiées dans le Ligueur. « Et pourquoi donc prendre la voiture pour aller à l’épicerie ou au café du coin ? Ne l’utilisez qu’à bon escient ! ». C’était il y a tout juste cinquante ans…

LA VIE DU LIGUEUR
Le Ligueur change de mains
Outre deux changements de maquette, en 1972 et 1974, l’événement marquant de la décennie dans les coulisses du Ligueur est le départ à la retraite de Jacques Biebuyck, rédac’ chef de 1951 à 1974. Son successeur, Marc Delepeleire, donne d’emblée à l’hebdo des familles un style différent. Le découpage des rubriques se fait plus clair, le ton plus journalistique et une attention plus grande est accordée aux sujets économiques. De nombreux numéros spéciaux voient le jour, dont le premier Ligueur « spécial jouets », qui deviendra et est toujours un rendez-vous incontournable à quelques semaines de la Saint-Nicolas.
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