Vie pratique

Deux semaines à peine que la rentrée a sonné, et nous voilà déjà sur les rotules ! Le monde ne cesse d’accélérer, tandis que chacun·e court derrière ce temps qui semble sans cesse s’amenuir. Et si la solution, c’était de décélérer ?
« On est que début septembre, mais j’ai un ressenti mi-novembre », les mots du dernier sketch de l’humoriste Véronique Gallo sonnent justes : nos agendas ont recommencé à hurler. D’ailleurs, aviez-vous remarqué que la réponse au traditionnel « Ça va ? » n’était plus « Ça va ! », mais « Fatigué·e ! » ? Pourtant, et c’est assez paradoxal, selon la dernière enquête StatBel sur le temps libre, nous dormons et nous reposons en moyenne neuf heures par jour. Ce qui fait du repos notre activité principale.
« En moyenne, on a gagné deux heures de repos. Mais qu’a-t-on fait de ses deux heures ?, interroge Aboude Adhami, psychothérapeute, auteur et interprète de la conférence-spectacle L’Accélération du Temps. On aurait pu imaginer qu’on joue et construise plus de choses avec nos enfants, que l’on porte notre intérêt sur des choses nouvelles, comme apprendre à peindre ou à jouer d’un instrument de musique. En réalité, nous sommes tombés dans l’impératif. Le ‘Il faut’. Nous avons beaucoup d’infos, de mails, de sms… auxquels nous sommes sommés de répondre. »
Nous voilà donc acculé·es par les impératifs et les obligations sociales et parentales : recouvrir les cahiers, conduire l’aîné à l’entraînement de basket, faire réviser ses gammes à la cadette, passer au supermarché, cuisiner des repas sains, préparer le gâteau pour l’anniversaire de la dernière, répondre à l’invitation d’une crémaillère, réparer la chasse d’eau qui coule, payer l’abonnement gsm, prendre rendez-vous chez l’ostéo, préparer les pique-niques du lendemain, donner le bain, vérifier les journaux de classe… Y’en a un peu plus, je vous le mets quand même ?
Le troisième temps
Le constat est évident : nous sommes débordé·es, surmené·es, épuisé·es. Et nous ne rêvons que des prochaines vacances pour nous (re)poser ! Pour le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, notre façon d’être au monde est modifiée par ce rapport au temps. Aliéné·es par ce manque de temps, nous détruisons notre capacité à nous approprier le monde. Nous ne savons plus être ému·es. La preuve : en vacances, nous « smartphonons » chacun de nos souvenirs au lieu de les vivre.
« On a perdu ce que j’appelle le troisième temps, explique Aboude Adhami, qui est également percussionniste, on est passé du rythme ternaire au binaire. Cela se remarque dans nos démarches. En Occident, on ne marche plus en se déhanchant, nous avons une démarche militaire. Mais en Afrique, le corps se balance, il se déhanche ; c’est la troisième temporalité, celle que nous avons perdue. On le remarque également dans la respiration : inspiration, expiration, pause. Quand on court, on perd cette pause. Mais cette troisième temporalité nous est indispensable. Ce temps symbolique, c’est le temps de la pensée. Aujourd’hui, nous n’avons plus le temps de penser. Nous sommes devenu·es des exécutant·es. »

« Aujourd’hui, nous n’avons plus le temps de penser. Nous sommes devenus des exécutant·es »
Pire : insidieusement, nous transmettons cette temporalité biaisée à nos enfants. Combien de fois n’avez-vous pas dit « Dépêche-toi, on va être en retard » alors que votre petit·e laçait ses chaussures/rangeait ses affaires/faisait la petite commission ? Oui, ça pique.
Le temps des sottises
La faute aux injonctions ? « On a contribué à des horreurs, admet le psy, On a, par exemple, dit : à 12 mois, l’enfant marche. Certaines mamans, qui se disent ‘Celui-là, il sera précoce’, les font marcher à 8. Alors, oui, il marche, avec des jambes arquées, mais il marche. Maman est contente. Mais c’est vrai pour tout : à 2 ans et demi, il doit être propre ; à 6, être capable de rester assis sur une chaise… ».
Et c’est là qu’une génération d’hyper-parents, comme les nomme le psychopédagogue Bruno Humbeeck, est apparue. Qui en désirant le meilleur, sommés d’injonctions contradictoires, visent la rentabilité du temps qui doit être constructif, éducatif ou utilisé à l’apprentissage d’une nouvelle compétence. Résultat ? Des parents épuisés qui finissent par détériorer sans le vouloir leur relation avec leur rejeton. Dubitatif ? N’avez-vous pas déjà dit à la chair de votre chair, quand elle voulait vous montrer un dessin, une dent perdue ou sa nouvelle capacité à faire le poirier, « Pas maintenant, j’ai pas le temps » ? #meaculpa
Je cours tout seul
… Je cours et je m’sens toujours tout seul. Alors que les paroles de William Sheller nous rappellent que courir est vain, Aboude Adhami invoque sa métaphore de l’homme moderne. « Il entre dans une salle de sports pour courir sur un tapis roulant, devant un mur. Il ne regarde personne. Il accélère. Il court pour rester sur place. Son problème ? S’il s’arrête, il est éjecté du tapis. C’est notre plus grande peur : si on s’arrête, on n’est plus assez compétitif. ‘Si je ne suis pas assez rapide, c’est mon concurrent qui chope le client et je suis foutu·e’. Et avec l’avènement de toutes ces nouvelles technologies, on a tou·te·s la même trouille : celle d’être largué·es ».
S’arrêter est donc impossible, décélérer – dans notre société qui prône l’inverse - apparaît comme suspect. Et pourtant. Si au lieu de tout faire « à l’arrache », on (re)prenait le temps ? Si au lieu de passer notre temps libre le nez rivé sur un écran - à chatter, à répondre à des messages inutiles ou à regarder des vidéos bidons - , la prochaine fois, nous prenions le temps de lever le nez, de regarder. De contempler. Pour retrouver notre faculté d’émerveillement.
Un temps pour tout
Idem en famille. Plutôt que d’essayer de remplir le moindre temps mort en inscrivant nos enfants à une énième activité parascolaire, pourquoi ne pas leur laisser un temps de latence ? Un temps de rien où, justement, tout devient possible. Même l’ennui. Vous savez, cet ennui que nous tentons tous de combler, et qui par ce biais, dope notre créativité.
Prendre conscience des raisons de ce « trop » est un premier pas. Laisser mûrir, le second. Laissez-vous tenter par l’invitation de Bruno Humbeeck : « Lâcher prise, diminuer la pression que l’on se met sur soi-même en renonçant à être le parent parfait d’un enfant parfait dans un monde parfait, faire baisser la tension dans la relation éducative quand des exigences excessives la parasitent, se donner les moyens de comprendre ce qui nous arrive quand l’impression d’étouffer prend trop souvent le pas dans une famille sur le bonheur d’éduquer ».
Lâchons du lest, prenons de la hauteur. Laissons des pauses dans nos agendas. Refusons d’être de simples exécutant·es et redevenons maître·sses de notre temps, devenons possessifs à l’égard de ce qui ne se possède pas, en mettant nos valeurs au centre de nos décisions. Observons les fourmis, ramassons des cailloux, improvisons des batailles de polochons. Et faisons du conseil « profitons-en, ça passe trop vite » - auparavant perçu comme insupportable – notre nouveau mantra.
POUR ALLER + LOIN
Des livres pour grand·es et petit·es
- Accélération. Une critique sociale du temps d’Hartmut Rosa (La Découverte).
- Éloge du retard, d’Hélène L’Heuillet (Albin Michel)
- Même la rentrée littéraire souligne notre course infernale : La course des mamans met en images la joyeuse course d’obstacles imaginées par deux enfants qui s’ennuient en attendant leurs mamans à la garderie. Adorable. La course des mamans, d’Emma Virke et Joanna Helgren, traduit par Aude Pasquier (Cambourakis). Dès 3 ans.

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