Société

De l’histoire tragique de leur père et grand-père, ils en ont tiré une force. Celle de cultiver le positif, de croire en l’homme et au fait qu’il y a toujours une solution au bout du tunnel. En polyphonie, les filles et petits-fils de Simon Gronowski, rescapé de la Seconde Guerre mondiale, témoignent de ce qu’ils ont reçu en héritage.
Un mercredi après-midi pluvieux de février, j’ai rendez-vous avec Simon Gronowski et sa famille. Ce nom vous dit quelque chose ? Rien d’étonnant, ce monsieur de 90 ans est un des derniers rescapés de la Shoah et l’auteur du livre L’enfant du XXe convoi paru il y a vingt ans et réédité cette année.
Si Simon Gronowski partage son statut de rescapé comme d’autres compagnons d’infortune, deux éléments rendent son histoire exceptionnelle. « À ma connaissance, je suis le seul enfant de 11 ans qui ait sauté d’un train de la mort. Et je suis aussi le seul rescapé qui ait reçu et accepté une demande de pardon de la part de son geôlier nazi », explique-t-il.
Si nous sommes réunis ce jour-là, ce n’est pas pour revenir sur l’histoire exceptionnelle de Simon Gronowski aujourd’hui père et grand-père, mais bien pour questionner avec les siens ce qu’ils ont reçu en héritage de ce papou au parcours hors du commun.
C’est chez sa fille Isabelle que nous nous retrouvons. Pour l’occasion, l’aïeul a convoqué toute la famille. Il y a ses deux filles : Katia et Isabelle, mères de quatre fils : Romain, Sébastien, Maxence et Émile. Héléna, la compagne de Romain, est aussi présente. Entre coups de sonnette et tours de clé, le cortège défile au compte-goutte
Réunir trois générations et huit personnes en cette fin d’après-midi, un tour de force ? Pas pour cet aïeul impliqué qui a réussi à nouer des relations fortes avec chacun·e des siens. La chaleur des accolades en témoigne, tout comme les petites vannes et clins d’œil en disent long des relations complices des un·es et des autres. Ça y est, la tribu est au complet, installée confortablement dans le coin salon face à un bon feu.
Courage et combativité
Une question large en guise de point de départ à l’échange : quelles sont les trois valeurs qui représentent le mieux l’ADN de la famille ? Pour se prêter à l’exercice, chacun·e reçoit un bout de papier et un Bic. Après quelques minutes d’introspection, l’invitation à partager est lancée.
C’est Simon qui se jette à l’eau le premier. « Après la guerre, j’avais perdu ma mère, mon père, ma sœur. Quand l’épreuve est là, il faut l’affronter avec courage ». Courage. Un mot qui fait écho. Chez Romain, c’est au terme résilience qu’il renvoie. « Papou a vécu le pire. Il l’a affronté et s’est relevé ».
Isabelle se réclame aussi du courage paternel. Elle parle même de combativité. « Encore aujourd’hui, une de mes élèves (ndlr : elle est enseignante en secondaire) a perdu sa maman. Je l’ai prise à part et je lui ai dit : qu’est-ce que ta maman aurait envie de te dire par rapport à la vie que tu vas mener sans elle ? Elle a commencé à me parler de plein de choses. C’est vraiment une ressource que j’ai puisée dans l’histoire de mon père ».
« Je ne pouvais pas expliquer à mes enfants tout ce qui m’était arrivé, c’était impossible. Il n’y avait qu’une façon de leur dire : l’écriture »
Sébastien aussi a écrit combativité. Katia complète : « Papa est un formidable combattant, il se bat tout le temps ». Son cheval de bataille pour le moment ? Valérie Pécresse, femme politique française de droite engagée dans la campagne présidentielle. Les yeux rieurs, Simon plussoie. « J’aimais bien cette candidate, mais son discours, c’est une catastrophe. Quand elle parle, on n’entend que des procédés. Rien de tel que d’être naturel ».
Les deux plus jeunes petits-fils, Maxence et Émile, se montrent plus réservés. En plein dans l’adolescence, ils semblent mal à l’aise à l’idée de s’exprimer. Après quelques encouragements maternels, Émile se lance. Lui aussi a marqué le mot courage. Pourquoi ? Il répond sobrement : « Pour passer au-dessus des moments difficiles ».
Amour et humour
Le mot amour ne figure pas sur les petits papiers. Et pourtant, il transpire de partout. Quand Simon signale un mal de gorge, ses filles se mettent directement en ordre de marche et apportent lait chaud, miel et pastilles pour la gorge. Des attentions qui en disent long. Tout comme ce souvenir partagé par Isabelle. « Pour mes trois accouchements, mon père est venu me rendre visite chaque jour. Il passait ses après-midis avec le bébé calé sur son ventre ».
Romain, l’aîné des petits-fils, confirme. « Depuis ma plus tendre enfance, il est omniprésent. Il venait me chercher à l’école, on allait au zoo, on partait en vacances, il m’apprenait à conduire. Il m’a donné de manière inconditionnelle et on a développé une relation assez incroyable ». Lorsque leur grand-père est invité à l’étranger, c’est aussi Romain et Sébastien qui l’accompagnent et jouent les traducteurs.
Au fil de la discussion, des souvenirs de vacances affluent. Chaque été, la famille se retrouve à Saint-Idesbald autour des mêmes habitudes. Simon raconte. « Une fois que nous étions arrivés, je leur disais l’air grave : ‘Il faut que je vous dise quelque chose : ils ont enlevé la mer’. Paniqués, les enfants se mettaient à pleurer et puis ils arrivaient sur la digue et, joie, la mer était là ».
Et puis, il y avait aussi la mouette Caroline. « Je leur disais, tu vois cette mouette, elle s’appelle Caroline, tu la connais bien. Tous les ans, ils cherchaient Caroline. Ils y croyaient à fond ». Pourquoi faire cela ? Pour tester la crédulité ou la capacité d’adaptation de la tribu ? « C’est une bonne question. Eh bien, je vais vous dire : uniquement pour rigoler, c’était mon seul but ». Le rire général qui suit témoigne de la réussite des tentatives.
Écrire pour raconter, lire pour s’approprier
Pendant soixante ans, Simon Gronowski a gardé son histoire pour lui. Pendant toutes ces années, ses proches s’en sont tenus à une version assez sommaire : il a perdu sa famille tuée pendant la guerre et a réussi à sauter d’un train, ce qui lui a sauvé la vie. « Je ne pouvais pas expliquer à mes enfants tout ce qu’il m’était arrivé, c’était impossible. Il n’y avait qu’une façon de leur dire : l’écriture ».
« Refuser le pardon, c’est maintenir la haine, la rancune et la douleur. Le pardon que j’ai donné a diminué ma douleur »
En 2002, le livre de Simon Gronowski sort. En lisant l’histoire de son père, Katia se sent pour la première fois appartenir à cette famille. « C’est en lisant le livre que la mère et la sœur de mon père sont devenues ma grand-mère et ma tante. Un processus de filiation s’est mis en route. C’était bouleversant. J’ai passé mon week-end à pleurer, à me dire c’est horrible, quel poids… ». (Elle laisse la phrase en suspens, prise par l’émotion)
« Enfants, on a connu l’histoire comme celle qu’on raconte à des enfants, un papa qui saute d’un train et court dans une forêt et qui a perdu toute sa famille, explique Isabelle. La lecture m’a enracinée dans l’histoire de ma famille, c’était très douloureux de découvrir l’ampleur de l’amour que mon père vouait à sa sœur, par exemple. »
Romain est encore trop jeune pour parcourir le livre lors de sa parution. Adolescent, il tourne autour, mais n’ose pas le lire de bout en bout, pressentant que ce sera trop lourd à porter. C’est finalement en 2018, alors qu’il voyage en Amérique latine, qu’il saute le pas. « Le moment s’y prêtait, j’avais du temps. Je me disais qu’il partageait son histoire tout le temps avec tout le monde et que je pourrais lui poser mes questions ». Romain se souvient encore de la réaction de son grand-père, constatant que plus ses petits-fils grandissent, plus ils l’interrogent. Un signe qu’ils se rendent compte de l’ampleur de l’histoire.
Le pardon en guise de point final
Dans les échanges animés, Simon revient aussi sur le pardon qu’il considérait comme la pièce qui manquait du puzzle de son histoire. La parution de son livre a changé sa vie. Depuis lors, il est invité partout. C’est lors d’une de ces invitations qu’il rencontre Koenraad Tinel, fils et frère de nazis.
Pendant longtemps, Koenraad s’est aussi tu, hanté par le passé noir de sa famille et la culpabilité. En février 2012, Simon et Koen se rencontrent. Immédiatement les deux hommes se lient d’amitié. Des années plus tard, c’est le frère de Koen qui se repentit sur son lit de mort et implore le pardon à Simon.
« Ce pardon m’a fait un bien fou, c’était le point final qui manquait à mon histoire. Refuser le pardon, c’est maintenir la haine, la rancune et la douleur. Le pardon que j’ai donné a diminué ma douleur. »
Katia aussi aime demander pardon et qu’on lui pardonne. Les deux sœurs se lancent gentiment des pics et Isabelle reprend plus sérieusement. « Pardonner permet aussi de sortir de sa position de victime ». « Chez nous, on est plutôt du côté des bourreaux », plaisante Katia. Et Simon de conclure : « Vous voyez que malgré la tragédie, on ne broie pas du noir dans notre famille ».
EN SAVOIR +
L’histoire de Simon Gronowski
Pour les (grands-)parents :
- L’enfant du 20e convoi, de Simon Gronowski (Renaissance du livre).
- Enfin libérés, ni victime, ni coupable, de Simon Gronowski, Koenraad Tinel et David Van Reybrouk (Renaissance du livre).
Pour les enfants :
- 5-8 ans : Simon le petit évadé, de Simon Gronowski, Cécile Bertrand, Réjane Peigny et Marie-France Botte (Renaissance du livre).
- 10 ans : Simon, l’enfant du 20e convoi, de Françoise Pirart et Simon Gronowski (Milan Junior).
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