Santé et bien-être

Grandir, le cœur intranquille

Les enfants vivant avec un parent en souffrance psychique doivent être soutenus

On a connu, nous aussi, l’intranquillité devant le bouleversant film de Joachim Lafosse, Les Intranquilles. Le récit d’un couple avec enfant, une famille remplie d’amour, qui tente de préserver son fragile équilibre mis à mal par la bipolarité du papa. On a eu envie, avec ces pages, que les enfants vivant avec un parent en souffrance psychique aient toute notre attention.

Le film, inspiré des souvenirs d’enfance du réalisateur, interroge l’engagement amoureux. On retient tout autant l’intranquillité de l’enfant qui affronte, avec ses moyens, les montagnes russes émotionnelles de son père. Mari, femme et enfant s’échinent à réparer, chacun à sa façon, le quotidien. En quête d’apaisement. C’est bien toute la famille qui est touchée par la maladie mentale du parent.
Pour mieux saisir la réalité des enfants comme le jeune garçon de l’histoire, on a rencontré Frédérique Van Leuven, psychiatre au Centre psychiatrique Saint-Bernard à Manage et dans l’Équipe Mobile de Crise de la Région du Centre. Son livre Grandir avec des parents en souffrance psychique, coécrit avec Cathy Caulier et paru en 2017 chez Academia, est un formidable écho au film.
La crise sanitaire (avec les confinements successifs) a renforcé l’isolement des familles en question. Alors qu’en temps normal déjà, elles vivent leurs difficultés en vase clos. Des situations « ni à banaliser, ni à dramatiser », précise Frédérique Van Leuven.

Un mot, d’abord, sur la grande nébuleuse des maladies mentales.
Frédérique Van Leuven : « On parle de maladie mentale dès qu’elle entraîne des conséquences sérieuses dans la vie de la personne, au niveau familial, professionnel, relationnel...
Une catégorie regroupe les maladies qui touchent à l’humeur, à l’énergie vitale. Ainsi, la personne bipolaire alterne des périodes dépressives, très sévères ou très longues, avec des épisodes maniaques où elle déborde d’énergie, où elle est prête à changer le monde. On a tous des hauts et des bas, c’est normal. La maladie, elle, se définit par l’amplitude, la gravité, la répétition des changements d’humeur et par le fait qu’ils ne sont pas forcément consécutifs à un événement précis.
Une autre catégorie concerne les troubles touchant à la pensée, aux perceptions. Par exemple, la personne qui fait un épisode psychotique délire, perçoit des choses qu’elle seule perçoit, interprète la réalité de façon inappropriée. De nouveau, pas mal de gens utilisent le déni ou l’interprétation comme mécanismes de défense. Mais, chez la personne malade, ce fonctionnement est excessif, sort du contexte.
Autre catégorie : celle des troubles anxieux. Éprouver de l’angoisse est normal, cela permet d’échapper à des situations difficiles ou d’y faire face. Mais l’angoisse peut aussi être trop forte et envahir complètement une personne, sans raison précise.
Il y a, enfin, les maladies post-traumatiques, qui résultent de traumatismes ou carences infantiles. Avoir été violenté·e et avoir manqué de soins, cela laisse des traces pour la vie entière. »

Ne pas les laisser avec leurs doutes

Les enfants qui grandissent avec un parent atteint de troubles psychiques sont forcément en première ligne. Or, très souvent, on ne les prend pas en compte, dites-vous. Pourquoi ?
F. V. L. : « Il y a, d’abord, la volonté de les protéger. Les parents comme les soignant·e·s croient qu’en parlant avec eux de leur vécu, ils vont les perturber. C’est surprenant de penser cela parce que les enfants sont, effectivement, en première ligne.
Il existe, ensuite, un double malaise. Quand on aborde la question des enfants avec les parents malades, ils culpabilisent souvent à l’idée de leur faire vivre ce qu’ils vivent. Or, on le sait, la culpabilité est un réflexe bloquant. Il est, donc, important de passer de la culpabilité à la responsabilité : ‘Mon enfant étant dans cette situation, que puis-je faire pour lui ?’.
Et puis, les adultes ont du mal à parler aux enfants. Je le repère chez les professionnel·le·s. Cela m’étonne parce que la plupart ont des enfants et j’imagine qu’ils et elles leur racontent un peu leur travail. Mais cela n’a pas l’air facile de parler de la souffrance psychique avec un enfant. Il y a vraiment cette peur de faire des dégâts et cette peur de mal dire. »

Mais les enfants, eux, sont à la recherche de quelqu’un avec qui partager leurs expériences.
F. V. L. : « Tout à fait. Ce qui compte, pour l’enfant, c’est qu’on l’aide à mettre des mots sur ce qu’il vit, qu’il puisse partager ses questions (il comprend très bien qu’on n’a pas réponse à tout), qu’on l’accompagne étape par étape. C’est impensable qu’un enfant ne perçoive rien, ne ressente rien, ne pense rien. Mais, le plus souvent, il n’ose pas dire ce qu’il a perçu, ressenti, pensé. Et il doute seul. Je pense que c’est cela le plus dangereux pour lui : être laissé seul avec ses doutes. »

L’amour ne guérit pas tout…

Les vécus des enfants sont singuliers, mais ils présentent aussi des similitudes. Lesquelles, par exemple ?
F. V. L. : « Une chose à laquelle il faut être attentif, c’est leur inquiétude, légitime. Il est fréquent que des enfants soient en contact avec un parent qui a des idées suicidaires et tente de passer à l’acte. Encore une fois, je suis frappée de voir que, dans un tel contexte, lorsque les familles arrivent aux urgences, on se préoccupe peu des enfants.
À un autre niveau, les enfants ont du mal avec le côté imprévisible des maladies mentales. Un mot et, d’un coup, alors qu’on est tranquillement là, cela explose, tout se fige. Il est important de réfléchir avec les familles pour que les enfants trouvent la tranquillité dans un univers où les choses risquent à tout moment de basculer.
Souvent aussi, les enfants croient que si on aime suffisamment le parent malade, il va être guéri. Quelle confusion ! Être entouré·e d’une famille aimante, cela vous rend les choses plus faciles. Mais tout l’amour du monde ne va pas guérir la personne malade. »

« C’est impensable qu’un enfant ne perçoive rien, ne ressente rien, ne pense rien »

Des enfants s’engagent parfois à fond dans les soins au parent malade, prenant des responsabilités inhabituelles pour leur âge…
F. V. L. : « L’entraide fait partie de la vie d’une famille. C’est plutôt positif à première vue. Mais il ne faut pas que ces responsabilités soient trop lourdes à porter pour l’enfant, ou qu’il apporte son aide sans qu’on reconnaisse ce qu’il fait, sans qu’on lui dise merci. Il ne faut surtout pas qu’il se sente obligé de le faire.
Les enfants sont de plus en plus vus comme des aidants - en France, on parle d’aidants naturels, chez nous, d’aidants proches. Mais, dans une fratrie, certains enfants vont être des aidants, d’autres non. Prudence, donc : cela ne va pas de soi que les enfants soient des aidants. Certains le sont, pas d’autres. Certains le sont parce qu’ils le veulent bien, d’autres parce qu’ils n’ont pas le choix. Il est plus juste de parler de jeunes proches. »

Des ressources précieuses

Finalement, quels sont les besoins spécifiques de ces enfants ?
F. V. L. : « Ils ont besoin d’être reconnus, ça, c’est la première chose : reconnus comme des personnes proches, c’est-à-dire concernées. Et donc, ils ont besoin d’être reconnus dans leurs perceptions et dans leurs inquiétudes - ils ont souvent raison quand ils se montrent inquiets. Et dans leurs difficultés aussi.
Beaucoup détestent qu’on les envoie chez le psy parce qu’ils ont un parent malade : ils ont peur de la transmission de la maladie. Mais, pour certains, un suivi psychologique va s’avérer bénéfique, pourvu que le cadre soit clairement défini.
Les enfants ont, par ailleurs, besoin de répit, de passer du temps dans la famille élargie (chez leurs grands-parents, oncles et tantes, parrain et marraine), d’avoir des lieux où ils pensent à autre chose. Beaucoup disent à quel point les scouts, la bibliothèque ou une activité sportive leur font du bien. »

Les enfants développent des ressources incroyables…
F. V. L. : « Quand on leur donne la parole, on se rend, en effet, compte qu’ils sont pleins de ressources. D’abord, ils ont une vision assez lucide de la situation. Ils ont un regard… d’enfant qui repère des signes auxquels, nous, adultes, on ne fait plus attention. Ce sont parfois les premiers à sentir que leur parent décompense, grâce à des détails : ‘Je n’ai plus d’histoire le soir’, ‘Papa ne rigole plus’, ‘Maman ne fait plus à manger’.
Ils ont des idées aussi. Quand on revient avec eux sur des situations difficiles qu’ils ont vécues (par exemple, être en voiture avec le parent qui a consommé de l’alcool), on leur propose de rembobiner l’épisode et de réfléchir à ce qu’ils pourraient faire d’autre : ‘On peut refuser de monter dans la voiture’, ‘Si on avait un GSM, on pourrait appeler telle ou telle personne’… C’est important de faire avec eux le tour des personnes auxquelles ils peuvent faire confiance.
Il ne faut pas être un spécialiste des enfants pour entendre leurs inquiétudes ou répondre à leurs questions. N’importe qui peut le faire. Et chacun peut le faire à sa façon. Certains enfants me disent que c’est la voisine qui les a aidés en étant là au bon moment. La présence attentive de l’entourage fait la différence. »

EN SAVOIR +

QUELQUES PISTES

  • À voir : Les Intranquilles de Joachim Lafosse, qui réunit Damien Bonnard, Leïla Bekhti et Gabriel Merz Chammah. À voir aussi : La forêt de mon père de Vero Cratzborn (2019), avec Léonie Souchaud, Ludivine Sagnier et Alban Lenoir.
  • Dans Grandir avec des parents en souffrance psychique (Academia), Cathy Caulier et Frédérique Van Leuven développent leur démarche thérapeutique « avec » les enfants et leur famille. Et ce, à partir de leurs mots et créations artistiques (collages…), notamment. Un livre très touchant !
  • L’asbl Étincelle soutient les enfants et ados qui ont un proche en souffrance psychique : entretiens individuels et en famille, ateliers ciné-débat…
  • Le site jefpsy.org (JEF pour Jeune Enfant Fratrie) est, lui aussi, destiné aux enfants et ados. Un super outil pour comprendre, être aidé, échanger avec d’autres jeunes.
  • Aides plus qu’utiles pour les familles : le médecin généraliste, ainsi que les Services de Santé Mentale et les Centres Psycho-Médico-Sociaux.