Santé et bien-être

Grossophobie : « Tu es sûre que tu te ressers ? »

Pour un parent, avoir un enfant obèse peut être vu comme étant de sa faute

Se resservir à table, c'est normal si on a encore faim. La nourriture, c'est du plaisir. Un corps gros peut aussi être beau. Avoir un enfant gros n'est pas preuve de négligence parentale. Les mouvements anti-grossophobie démontent les clichés.

Années 1990. Anna n'est pas une enfant grosse. Vers l'adolescence, elle a peut-être trois kilos en plus que ses copines. Elle a l'impression de « dépasser de partout », alors que ce n'est absolument pas le cas. Mais son corps est juste assez rond pour qu'on lui fasse la remarque.
« Ma famille me faisait sentir que j'étais juste au-dessus de la norme. J'avais 13 ans, on m'a mis une pression de ouf ! Mes copines, mon entourage familial, mes frères et sœurs, ma mère... il faut d'ailleurs que je règle cette question avec elle ». À 15 ans, ses parents l’emmènent chez la diététicienne, elle doit peser tous ses aliments. Elle va à des réunions d’une célèbre franchise spécialisée dans la perte de poids. Des « Ça suffit peut-être ? » se font entendre quand elle veut se resservir aux repas.
Et pourtant, la nourriture reste un sujet tabou dans la maison familiale d'Anna. Les sucreries, absentes. Les corps, sportifs. Sauf celui d'Anna, en tout cas aux yeux de ses parents. Pas à ses yeux à elle. Elle n'aime pas son corps. Et, de tabou, la nourriture est devenue obsession.
« J'ai commencé à développer un comportement bizarre autour de mon alimentation. Par exemple, quand j'allais manger chez une amie et qu'il y avait un apéro, je n'arrêtais pas de me resservir de chips, comme s'il fallait que je mange assez tant qu'il y en avait. »

Aimer son corps

Aujourd'hui, Anna a 27 ans et pèse 100 kg. Elle habite Bruxelles et fréquente le milieu LGBT (lesbien-gay-bi-trans), moins normatif. Son rapport au corps a changé. Maintenant, elle l'apprécie. Cela peut paraître paradoxal, mais en devenant grosse, elle s’est libérée d’un poids. En témoigne son compte Instagram. Elle y poste des photos d'elle presque nue, avec ses rondeurs. Un autre canon de beauté que celui qu'on a l'habitude de voir, mais qui se développe de plus en plus avec ce qu'on appelle aujourd'hui la mode des mannequins grandes tailles.
Les militant·e·s anti-grossophobie espèrent que ce n'est pas qu'un ajustement des consignes marketing, mais que les normes vont continuer à se multiplier. Pour que l'ado qu'Anna était puisse avoir d'autres références que les corps minces des publicités, que la norme sportive que sa mère voulait pour elle.
Pour Anna, à force de mettre trop d'emphase sur la nourriture sans pour autant entrer dans le vif du sujet et, surtout, sans en faire un plaisir, c'est faire pire que mieux. « Les parents veulent que leurs enfants soient en bonne santé. Du coup, ils surveillent qu'ils ne deviennent pas gros. Mais c'est une paresse d'esprit de ramener ça au poids. C'est une donnée parmi d'autres ».

Parents grossophobes ?

Dur à entendre pour un papa ou une maman et, pourtant, « Avant d'être parent, on est humain et on évolue dans une société profondément grossophobe, explique Delphine. On en est imprégné ». Cette Bruxelloise de 30 ans est à l'origine du compte Instagram Corps cools. On y voit de la cellulite. On y lit des manifestes pour la libération des personnes grosses. C'est un compte pour lutter contre la grossophobie.
Le mot, entré au Petit Robert en 2019, est défini comme une « attitude de stigmatisation, de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids ». Des parents discriminants, vraiment ? « Pour moi, la grossophobie, ce ne sont pas juste les discriminations, ce sont aussi tous les préjugés qui sont nocifs à notre existence, répond Delphine. Penser que les corps gros sont moins beaux, qu'ils ont moins de valeur. La pression est mise sur la responsabilité individuelle des adultes : si vous êtes gros, c'est de votre faute. Cette pression retombe sur les épaules des parents par rapport à leurs enfants ». Et non, si vous avez un enfant considéré en surpoids, ce n'est pas parce que vous êtes un parent négligent.
Mais, ce que nous raconte Anna, n'est-ce pas tout simplement de l'inquiétude de la part d'une maman ? « Je vois plutôt ça comme une bienveillance mal placée, répond l’autrice de Corps Cool. On dit que c'est pour la santé, mais cette inquiétude relève d’un discours qui pathologise tous les corps. C'est très alarmiste ». On retrouve cette peur dans les phrases comme : « Tu vas être malade », « Tu as plus de risques de faire une crise cardiaque, d'avoir du diabète ». Ou le fameux : « Tu ne vas jamais trouver d'amoureux comme ça ».

Une approche plus globale

Mettre trop l'accent sur la santé physique au détriment du psychique, sans regarder ce qu'il se passe à côté de l'assiette, c'est la grosse erreur de l'approche médicale autour du poids, explique Delphine.
La Bruxelloise n'a pas peur de casser les codes, dont un bien connu : l'IMC, l'indice de masse corporelle. Il est présenté comme un des indicateurs de bonne santé. Si l'esthétique des corps n'est plus un argument dans une société avec de nouveaux modèles de beauté, l'IMC est lui aussi de plus en plus remis en question. Il ne fait pas la différence entre la graisse, la musculature ou l'ossature. « Un athlète va être considéré en surpoids alors qu'il a une grosse masse musculaire », souligne Delphine.
Le danger est donc de créer des problèmes là où il n'y en a pas au départ. « On risque de pathologiser un corps qui va bien et détruire le rapport instinctif d'un enfant avec la nourriture. Le moule aujourd'hui est beaucoup trop petit ».

Ne pas parler de poids avec son enfant

Et de revenir au conseil aussi donné par notre psychologue au début de ce dossier : « Pour moi, il ne faudrait jamais parler du poids avec son enfant. Si on voit qu'il grossit trop et que les repas ne sont pas équilibrés à la maison, on les rééquilibre pour toute la famille, sans privation, sans contrôle de la nourriture ».
Et surtout ne pas avoir peur d'écouter ce qu'il se passe au-dessus de l'assiette, juste là, dans la tête de votre bout de chou ou de votre ado. « Être à l'écoute de son enfant et voir s'il ne se passe pas quelque chose dans sa vie à côté duquel on est passé », conseille Delphine.