Vie pratique

« Il faut différencier les joueurs passionnés des joueurs pathologiques »

En général, un ado accro aux jeux vidéo inquiète. Surtout s’il passe des nuits entières devant son écran, si ses notes chutent à l’école et s’il ne sort quasi plus…. L’addiction aux jeux vidéo est un problème de santé publique. Mais, heureusement, tous les ados ne sont pas addicts et certains grandissent d’ailleurs en partie grâce à eux. Le psychiatre Serge Tisseron décode ce lien que l’ado tisse avec ses manettes.

Les jeux vidéo apportent du bon. S’ils sont consommés avec passion ou avec modération, évidemment. « On a parfois tendance à réduire les jeux vidéo à cette dualité de plaisir/angoisse. Or, les jeux vidéo vont au-delà de ça, explique le psychiatre Serge Tisseron. Ils permettent de développer un esprit collaboratif de manière plus poussée que dans la scolarité réelle. Les jeux vidéo entraînent également la mémoire de travail, ils permettent de synthétiser des éléments épars et développent une attention approfondie ».
Tant de bienfaits rarement relevés, mais pourtant parfois pris en compte lors du recrutement de certains employés. Aujourd’hui, on ne peut marginaliser les jeux vidéo. Ils bouleversent notre vision du monde, modifient les apprentissages… et les joueurs. Serge Tisseron va jusqu’à dire qu’ils transforment leur personnalité. Car l’identité est liée à l’environnement dans lequel on évolue.
« Les jeux vidéo interviennent dans la sociabilité, car les ados se rassemblent par centre d’intérêt partagé. Dans une cour de récré, on observe des groupes de copains unis par le jeu vidéo auquel ils jouent : Fortnite, Minecraft... toute une socialisation se fait autour de ces jeux. »
Cette passion commune peut entraîner un jeu excessif, un jeu de passionné. Certains jeunes rêvent d’ailleurs de faire carrière dans cette discipline. « Le jeu passionné enrichit la vie et crée du lien. Ces joueurs aiment le challenge, la compétition. Le jeu vidéo développe l’affirmation de soi et l’affirmation sociale », explique le psychiatre. Il est, dans ce cas, une passion dévorante qui nourrit le joueur.

Peu de sommeil, peu d’appétit

Le revers de cet engouement, c’est l’addiction potentielle aux jeux vidéo. Et c’est bien ce qui inquiète parents et professionnels ! Serge Tisseron le reconnaît : l’addiction est alors un vrai problème de santé publique. Pourquoi ? Parce qu’un joueur addict dort peu… et mal.
La lumière bleue renvoyée par l’écran perturbe son sommeil. Résultat : le joueur récupère moins la nuit. Son sommeil est de mauvaise qualité, en plus d’être souvent trop court. S’en suivent des troubles du comportement alimentaire lorsque le jeune ne s’arrête plus de jouer pour se nourrir correctement, une diminution des autres activités, un désintérêt de l’école conduisant parfois à l’échec scolaire…
Un joueur mal dans sa vie peut très vite entrer dans cette triste spirale. Laurence, maman de Sacha, 10 ans, témoigne : « Depuis ma séparation avec son papa, mon fils ne quitte plus sa console. Je dois l’appeler dix fois pour qu’il la lâche le temps d’un repas. Quand il me rejoint pour manger, il traîne les pieds, avale trois bouchées et ne parle pas. Il a l’air tout le temps triste, sauf quand il joue. Dès qu’il rentre de l’école, il allume sa console. C’est devenu un réflexe. En quelques mois, ce gentil cadeau de son parrain a pris une place immense dans sa vie et ça m’inquiète ».
Après en avoir discuté autour d’elle, cette maman a pris rendez-vous chez un pédopsychiatre. Mais elle regrette d’avoir réagi si tard : « Je me suis rendu compte trop tard que ça devenait pathologique. Il faudrait un voyant qui vire au rouge sur la console quand le jeu commence à prendre trop de place », lance-t-elle. Pour aider d’autres parents en questionnement, Serge Tisseron précise les caractéristiques d’une addiction aux jeux vidéo.
« Contrairement à un jeu passionné qui nourrit le joueur, le jeu pathologique appauvrit la vie du joueur. Dans ce cas, le but du joueur n’est pas de trouver du plaisir, mais plutôt de fuir du déplaisir. Le jeu sert clairement à fuir le lien. La réalité extérieure est vue comme horrible, persécutrice. Parfois, c’est un trouble mental débutant (une psychose, dépression, phobie…) qui est fui via le jeu vidéo ; parfois, c’est l’angoisse de la crise d’adolescence. Un jeune me disait récemment : ‘J’ai commencé le jeu vidéo pour oublier que ma copine m’avait quitté et, finalement, j’ai oublié tout le reste’. C’est caractéristique de l’addiction : quand le jeu vidéo sert de fuite, il devient pathologique. »

Addiction, vraiment ?

Évidemment, les jeux vidéo sont pensés pour donner envie aux joueurs de rester connectés le plus longtemps possible, mais ils ne sont pas seuls responsables de comportements addictifs. Un jeu pathologique naît souvent d’une blessure.
« L’addiction aux jeux vidéo dépend de la vulnérabilité de la personne, confirme le professeur. Il faut savoir que l’addiction est le stade terminal du processus addictif : quand la personne nie les repas familiaux, dort à peine. Ce n’est donc pas un mot à utiliser à la légère. Mais, contrairement à l’addiction à d’autres substances, dans l’addiction aux jeux vidéo, il n’existe pas de syndrome de sevrage physiologique, ni de risque de rechute. Si les anciens alcooliques ne peuvent plus boire une seule goutte d’alcool sous peine de rechute, les ex-usagers pathologiques de jeux vidéo peuvent devenir des joueurs modérés ou occasionnels. »
Une addiction soft ? Voilà qui rassurerait presque les parents et qui leur donnerait même l’envie de tester un jeu vidéo, question de se connecter à son ado, de mieux le comprendre et de s’amuser. Mais sans virer addict, car chez les adultes, l’addiction aux jeux vidéo est plus grave que pour un ado.
« Évidemment, il faut différencier ados et adultes, précise Serge Tisseron. C’est normal qu’un ado n’arrive pas à se contrôler, ni à se limiter face à un jeu vidéo. Car le système de contrôle des impulsions ne se met en place que tard, vers 20 ans environ. Chez l’adulte, l’addiction est un signe que le système de contrôle des impulsions se détraque. Chez l’ado, c’est un signe que le système n’est pas encore constitué. Un jeune accro aux jeux vidéo n’a pas besoin de médicaments. Donc, avant de s’inquiéter pour son ado, tout adulte devrait se rappeler sa propre adolescence ou demander à ses parents comment il était à cette époque. Ça lui permettra certainement de mieux comprendre son ado aujourd’hui », ajoute le professeur dans un sourire.



E. W.

Pourquoi ?

La faute aux écrans ou aux parents 

Souvent les tablettes ou plus généralement les écrans sont jugés coupables de divers troubles chez l’ado… et même chez les tout-petits. Il est vrai qu’un enfant de moins de 3 ans qui passe du temps devant un écran peut développer des problèmes de langage et des troubles de l’attention et de la communication parce qu’il a peu l’habitude d’interagir avec des êtres humains. Il peut également développer des troubles de la motricité à force d’être toujours assis.
Pour éviter tout cela, Serge Tisseron n’hésite pas à interpeller l’entourage des petits geeks : « Il faut différencier la cause et l’origine de l’addiction. Le problème, ce n’est pas la tablette, ce sont les parents. La cause, c’est la tablette, mais l’origine, c’est la solitude affective, l’absence de réponse aux attentes de l’enfant. Les écrans sont une forme de refuge. Et donc, il faudrait changer de paradigme : l’adolescent n’est pas coupable d’abus de jeux vidéo, mais il est victime d’une immersion trop précoce et trop massive dans le monde des écrans ».

La question

Et demain ?

Après les jeux vidéo sur écran plus ou moins grand, c’est en réalité virtuelle qu’ils se développent pour les prochaines années. Une nouveauté qui accroît certaines inquiétudes car l’immersion va devenir beaucoup plus addictogène. Le professeur Tisseron se réjouit tout de même de l’anticipation face à l’arrivée de cette réalité virtuelle. En coulisses, ça se prépare très sérieusement. Des limites d’âges et des notices devraient accompagner les jeux dès leur lancement.

Help

Mon ado est accro, comment réagir ?

La meilleure prévention à l’addiction, c’est d’inviter l’enfant ou l’ado à raconter son jeu. « Il faut commencer cela dès le début, vers ses 6-7 ans. Quand on demande à un joueur de raconter son jeu, on transforme un jeu sensori-moteur en un jeu narratif. Les écrans apportent beaucoup de choses, mais ils n’apportent pas la compétence narrative aux joueurs », explique Serge Tisseron.
Très utile aussi : éviter d’offrir une console à l’enfant, mais plutôt l’acheter pour la famille et ne pas hésiter à écrire le nom de la famille dessus. Ça évite à l’enfant ou à l’ado de se l’approprier complètement et ça permet au(x) parent(s) de se la réapproprier ou d’en limiter l’usage.
Et si le comportement de votre ado inquiète, qu’il se renferme sur lui-même, qu’il joue pour fuir quelque chose plus que par plaisir, qu’il dort moins, mange à peine… comme Sacha dans le témoignage de sa maman, ne tardez plus à prendre un rendez-vous chez un pédopsychiatre ou psychologue des ados. Votre ado ne veut pas vous suivre au rendez-vous ? Serge Tisseron propose de s’adresser de la manière suivante à son grand ou sa grande : « J’ai du mal à comprendre ce qu’il t’arrive, j’aimerais aller voir un spécialiste pour qu’il m’aide à mieux comprendre ».
Enfin, pour organiser la prévention de manière collective, on peut appeler des vrais joueurs responsables pour qu’ils témoignent préventivement dans des classes. Ça se fait beaucoup en France et ça gagnerait à être développé en Belgique. C’est important que ce soient des joueurs qui viennent parler aux jeunes. Un parent qui ne connait pas les jeux vidéo est évidemment beaucoup moins crédible.

En bref

Dans le monde des gamers

  • Accéder au « Flow » : c’est le plaisir extrême que l’on peut ressentir lors d’un jeu vidéo. Quand on est en symbiose avec son avatar ou qu’on éprouve un sentiment de maîtrise totale de sa machine. « Tant qu’on n’a pas ressenti ça, on ne peut pas comprendre un joueur de jeux vidéo », partage Serge Tisseron.
  • Le FOMO, the fear of missing out, en anglais pour les gamers. C’est la peur de rater quelque chose d’important lorsqu’on n’est pas connecté. Un sentiment bien connu des fabricants de jeux vidéo et renforcé par leur stratégie des coffres aléatoires qui poussent le joueur à rester connecté en permanence au cas où un super coffre apparaîtrait et délivrerait un bonus ou un équipement difficile à obtenir habituellement.
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