Développement de l'enfant

Images sexuelles, haineuses, violentes… Les écrans de nos ados se trouvent souvent submergés par un flot de contenus inappropriés. Volontaire ou non, leur consultation est susceptible de provoquer des perturbations émotionnelles, voire d’influer sur la construction de leur identité, observe la psychologue clinicienne Angélique Gozlan, qui a codirigé un ouvrage collectif consacré à cette question. Éduquer à l’image s’impose donc.
Qu’est-ce qu’une image trash ?
Angélique Gozlan : « Ce terme regroupe des images qui relèvent du ‘happy slapping’ (vidéos dans lesquelles les agresseurs filment la personne attaquée), de contenus violents réservés aux plus de 18 ans, de la pornographie, de la propagande de Daech. Ce spectre est relativement large, mais le dénominateur commun est la violence faite aux spectateurs. Même si chacun d’eux est un être singulier, qui présente un seuil de tolérance différent. Certains, par exemple, vivent au quotidien dans un climat violent et ne se montrent pas particulièrement choqués. Ou, en tout cas, nous disent qu’ils se sont habitués aux images de violence de plus en plus nombreuses sur internet, les jeux vidéo ou même la télévision. Beaucoup d’adultes ne prêtent même plus attention à ce flux constant et laissent les ados se débrouiller seul·e·s pour tenter en vain de donner un sens à ces contenus. »
Vous avez mené une étude sur leur rapport aux images trash auprès de près de 200 jeunes gens. Comment réagissent-ils face à cette violence qui se manifeste sur leurs écrans ?
A. G. : « Ils adoptent des stratégies très différentes que nous avons regroupées en quatre catégories. Il y a d’abord l’adhésion : l’ado regarde les images sans aucune distance, sans aucun esprit critique, il adhère à leur violence, qui lui procure une excitation interne sans transformation. Une violence qui fait écho à la violence ressentie dans la vraie vie. Les jeunes qui sont dans cet état d’esprit recherchent parfois eux-mêmes les images trash, à l’instar de cette jeune fille qui nous disait être en quête de films de bagarres pour savoir comment donner elle-même un coup de tête. Il y a ensuite l’indifférence : on visionne les images, parfois même jusqu’au bout, sans chercher à se détourner, ni à élaborer sur elles une pensée. On est comme anesthésié émotionnellement, psychiquement. Il y a aussi l’évitement, qui consiste à détourner le regard. C’est souvent le cas de filles qui refusent de voir des images à caractère sexuel, en lien avec des interdits religieux, parce que, disent-elles, on n’a pas le droit d’en voir avant le mariage. Il y a enfin l’autonomie, qui est l’attitude d’ados capables de tenir un discours critique sur l’image, de la mettre à distance, de la penser. Eux sont à même de choisir leurs images, de paramétrer leur compte Facebook pour ne recevoir que le fil d’actualité qui les intéresse, et plus largement de se créer un environnement numérique qui ne les met pas à mal dans la recherche d’information ni dans leur relation à l’autre sur internet. »
Ces images entraînent, peut-on lire dans votre livre, des « perturbations émotionnelles ». De quel ordre ?
A. G. : « Les images trash peuvent provoquer chez l’ado des troubles émotionnels mineurs ou majeurs, parfois proches du stress post-traumatique que connaissent certaines personnes qui ont été présentes sur des terrains de guerre. Cela inclut des angoisses, des troubles du sommeil, des cauchemars, des flashes qui peuvent venir perturber l’attention. Certains ados peuvent éprouver une honte à l’idée que l’on découvre qu’ils regardent ou ont vu des images de ce type. D’autres vont avoir peur que le tueur observé à l’écran ne se trouve à l’intérieur de leur domicile… Au niveau corporel, on peut noter des tremblements, des crispations, des sueurs, des gestes saccadés... Ces enjeux émotionnels dépendent toujours de la manière dont l’adolescent s’est construit psychiquement, affectivement, relationnellement pendant son enfance. Tous ne vont pas réagir de la même façon. »
Quel impact ces images ont-elles sur la construction psychique et identitaire des jeunes ?
A. G. : « Pour se construire, les ados ont besoin d’un modèle, d’un idéal. Si les images montrent que le bourreau détient le pouvoir, des identifications sont possibles, sur fond de fragilité existante. Elles peuvent aussi avoir un impact sur la construction de l’identité sexuelle, avec une propension à reproduire ce que l’on a appris dans la violence pornographique, la découverte du corps par la performance, le fait de manipuler ou de se faire manipuler par l’autre. N’oublions pas que, dès l’enfance, nous nous construisons à travers l’image, avec ce moment fondateur du stade du miroir qui nous permet de nous reconnaître comme sujet existant dans un environnement. Les images, et plus spécifiquement la quête d’images, peuvent étayer la quête de modèles, de trait d’identité allant quelquefois jusqu’au conformisme social. Les influenceurs, suivis par de nombreux adolescents sur Instagram par exemple, sont emblématiques de cette influence dans la construction identitaire. »
Dans votre ouvrage collectif, il est dit que le flot ininterrompu d’images trash met à mal les repères. De quelle manière ?
A. G. : « Prenons le cas d’un ado qui va jouer aux jeux vidéo sur un site spécialisé ou va naviguer sur internet. Il est fréquent que se succèdent sur son écran, sans qu’il ne demande rien, des fenêtres pop-up – un vrai mitraillage d’images intempestives. Des images qui possiblement vont l’attirer, à l’âge de la puberté, un âge de découvertes en matière de sexualité. Or ces images sont si nombreuses qu’elles saturent l’œil de l’adolescent. Souvent, il les voit sans les voir, sans les choisir, sans tenir compte de son imaginaire, ni de son désir. Il n’est plus à même de les penser. Ces images oblitèrent la dimension imaginaire et fantasmatique, elles ne laissent plus le champ nécessaire pour se créer son scénario sur une sexualité présente ou à venir. Ce flux ne permet pas non plus de réfléchir à la construction des modèles, aux rôles de la femme et de l’homme, à la notion de plaisir. Elles ne permettent pas de comprendre quelles pratiques sont ou ne sont pas intégrées par la société.
Les images trash participent également à une perte de repères, car elles exacerbent certains enjeux : la toute-puissance dans les images de Daech, la performance ou encore la domination masculine dans les images cyberpornographiques, etc. Si l’ado n’a pas de recul, ces images peuvent devenir des modèles, en marge d’une société où l’humain n’est ni tout-puissant, ni toujours performant (et en l’occurrence, nous voyons actuellement comme l’excès de performance pousse à des pathologies graves : burn-out, dépression, perversion narcissique). Une société où les femmes tentent encore de se sortir des carcans de la domination masculine (le dernier cas étant celui de l’actrice Adèle Haenel). »
Les images trash peuvent prendre la forme de photos ou de vidéos de propagande terroriste. Comment contribuent-elles alors à la radicalisation de certains jeunes ?
A. G. : « La propagande de Daech offre un modèle à des jeunes en difficulté. Car elle reprend habilement les enjeux du processus adolescent. Elle offre une réponse toute faite à la question de l’identité, au ‘Qui suis-je ? Qui vais-je devenir ?’ particulièrement crucial dans cette phase de la vie. Elle évite la confrontation potentiellement douloureuse à l’autre, puisqu’elle propose de s’insérer dans un groupe de pairs, soi-disant aimants et solidaires, rassemblés autour d’une cause. Elle dispense aussi à l’ado de faire le deuil de l’enfance et de sa toute-puissance. Ceux qui sont partis faire le djihad, des enfants présentant une construction psychique particulière, ont été pris dans ce modèle et souvent influencés par les images trash qui soutiennent cette propagande. »
Comment éviter que les ados ne soient victimes de ces images ?
A. G. : « L’éducation aux images constitue un enjeu citoyen, un enjeu dont tout le monde doit se saisir, et les parents et l’école, dès la maternelle. Une responsabilité partagée aussi avec les grands acteurs d’internet. Il faut prendre conscience que ces contenus trash créent chez l’enfant et l’ado des trous de la pensée, des incapacités à se montrer plus tard des citoyens critiques. Il faut à la fois former les parents aux dangers des écrans et développer une éducation à l’image numérique, expliquer aux enfants et aux ados comment on la fabrique, leur dire qu’il y a toujours derrière elle une personne et un discours, une source, qu’elle n’est jamais neutre. En France, le président de la République vient de donner six mois aux opérateurs d’internet pour proposer par défaut, à tous leurs clients, un contrôle parental. Mais ce n’est là qu’une des clés au problème. Il faut impérativement que les adultes s’emparent collectivement de la question. »
Propos recueillis par Denis Quenneville
À lire
► Les adolescents face aux images trash sur internet, sous la direction de Sophie Jehel et Angélique Gozlan (In Press).