Société

L’école ne doit pas avoir peur de la diversité mais au contraire s’en saisir pour former de futurs citoyens en phase avec un monde de plus en plus ouvert, soutient la pédopsychiatre Marie Rose Moro. Dans un livre intitulé Enfants de l’immigration, une chance pour l’école (Bayard), la directrice de la Maison de Solenn, Maison des adolescents de l’hôpital Cochin à Paris, avance des pistes pour aider les élèves porteurs d’une double culture à en faire bénéficier leurs camarades, tout en réussissant mieux en classe.
Le titre de votre ouvrage, Enfants de l’immigration, une chance pour l’école est à contre-courant du raidissement que l’on sent poindre, aujourd’hui, un peu partout en Europe…
Marie Rose Moro : « L’objectif de ce livre est de permettre aux enfants de l’immigration (qu’ils aient eux-mêmes migré ou que leurs parents soient venus d’ailleurs) de mieux réussir, tout en faisant bénéficier leurs camarades des richesses qu’ils portent en eux. Cela suppose de combattre un certain nombre de préjugés, des préjugés particulièrement fort dans mon pays, la France, où plus qu’ailleurs les résultats scolaires sont corrélés aux origines sociales et culturelles. Contrairement à ce que pensent certains, les enfants de l’immigration ne sont pas condamnés, loin s’en faut, à un parcours scolaire de moindre qualité. Au Canada, par exemple, les élèves allochtones de la première ou de la seconde génération, font jeu égal avec leurs camarades autochtones. En Australie, ils obtiennent carrément de meilleurs résultats. Et même en France, les enfants de migrants originaires de l’Asie du Sud-Est obtiennent plus souvent le baccalauréat, l’équivalent des humanités (66 % contre 64 %), et sont davantage diplômés du supérieur que la population générale. »
Le bilinguisme n’est pas un frein
Un certain nombre d’enfants issus de l’immigration entrent à l’école maternelle sans parler ni comprendre le français. Est-ce un handicap durable, susceptible de s’avérer un facteur d’échec scolaire ?
M. R. M : « Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, préserver sa langue maternelle permettra à l’enfant de mieux maîtriser celle de l’école. Les élèves totalement ou partiellement bilingues n’accèdent pas plus mal au français. Tout au plus peuvent-ils, à leur entrée à l’école, présenter de ce point de vue un retard de quelques mois sur les autres, retard qu’ils combleront généralement sans difficulté. À condition que le professeur n’y voie pas le symptôme de difficultés futures et inéluctables. À condition qu’il en tienne compte et qu’il se garde de demander aux parents, comme cela se produit encore parfois, d’abandonner leur langue au profit du français, s’ils ne l’ont pas choisi et, de surcroît, s’ils n’en ont qu’une maîtrise imparfaite. Car d’une part, il essentiel que l’enfant apprenne à parler ‘correctement’ dans une langue, quelle qu’elle soit. Et d’autre part, la langue est l’un des moyens à la disposition des parents pour transmettre leur amour, leur affection. Les priver de cet outil, c’est rendre plus difficile l’inscription de leur enfant dans la filiation, dans l’histoire familiale. C’est aussi prendre le risque d’abîmer l’image qu’il a de ses parents et créer ainsi un dangereux fossé entre la maison et l’école, fossé susceptible, dans certains cas, de conduire à une phobie scolaire. »
N’est-il pas, malgré tout, plus difficile d’apprendre deux langues à la fois au lieu d’une ?
M.R.M : « La question ne se réduit pas à une approche comptable ! On apprend une langue ou deux, parce qu’on a envie de communiquer avec ceux qui nous entourent, parce qu’il y a de l’affection en jeu. Et on y parviendra d’autant mieux que le contexte sera serein, débarrassé de tout préjugé (non, le bilinguisme ne favorise ni le bégaiement ni la dyslexie !). Un enfant a tout intérêt à devenir bilingue, qu’il s’agisse de s’exprimer de manière aussi fluide ou presque, dans deux langues ou qu’il soit capable de comprendre une seconde langue sans véritablement la parler. »
Certains chercheurs parlent cependant de « semilinguisme », pour évoquer le cas de personnes qui ne maîtrisent véritablement aucune des deux langues…
M.R.M : « Ce terme est souvent utilisé de manière excessive pour désigner, voire dénigrer le bilinguisme de certaines familles populaires. Il arrive cependant, c’est vrai, que des enfants ne sachent correctement écrire ni même parler dans aucune des deux langues. Le problème, alors, ne provient pas de la situation de bilinguisme, mais d’un manque de stimulation linguistique, intellectuelle et affective. On n’a pas su susciter chez eux le plaisir des mots, de l’échange, des histoires, des livres. Pour le reste, le bilinguisme est incontestablement un atout. Non seulement il est plus facile d’apprendre de nouvelles langues quand on en connaît déjà deux, mais le bilinguisme apporte une conscience linguistique qui souvent permet de mieux percevoir les ressorts de la langue parlée en classe, en la comparant à celle de la maison. Il confère aussi une capacité d’abstraction, parce qu’on perçoit très vite qu’un même objet est, dans deux langues, désigné par deux mots différents. Une capacité qui s’avère utile dans de nombreuses matières, notamment en mathématiques. »
L’école doit transmettre ses codes
Au-delà de la langue, quelles sont les autres pistes pour aider les enfants issus de l’immigration à mieux réussir à l’école ?
M.R.M : « Comme le prône une résolution du Parlement européen datant de 2009, il me paraît indispensable que l’école valorise, jusque dans ses programmes et ses manuels, la diversité et apprenne à tous les enfants, qu’ils soient ou non issus de l’immigration, à se respecter mutuellement. Il serait bon aussi d’étudier plus avant le fait migratoire en tant que tel, qui a toujours existé et qui est devenu une réalité contemporaine incontournable. Il faut expliquer qu’on peut migrer pour tout un tas de raisons : pour fuir la misère, la guerre ou des dérèglements climatiques, mais aussi par amour d’une personne ou plus généralement par goût des autres. Il faut insister sur tout ce qu’une telle décision contient de courage et de liberté. Parce que les jeunes ont besoin de figures auxquelles s’identifier, on pourrait aussi, de manière transitoire, tenter des mesures de discrimination positive, notamment au moment de l’orientation, souvent vécue, à tort ou raison, comme ‘subie’. Pour surmonter aussi de possibles inhibitions, il pourrait s’agir de réserver, dans des filières réputées élitistes, un certain nombre de places à des enfants venant d’une famille de migrants si l’on se rend compte que ceux-ci sont davantage représentés dans d’autres classes de l’établissement. »
Faut-il accorder une attention particulière aux parents de ces enfants ?
M.R.M : « Oui, car ces parents fondent la plupart du temps beaucoup d’espoirs dans la scolarité de leurs enfants, la volonté de leur donner une bonne éducation faisant pour beaucoup partie intégrante du projet migratoire. Or, on les dit souvent démissionnaires, dans bien des cas à cause de malentendus. Parce que telle maman, femme de ménage, ne peut se libérer à l’heure de la réunion avec l’enseignant. Parce que, croyant de la sorte lui témoigner du respect, la famille se tient à distance de l’école, lui confiant pleinement ses enfants. Ou bien parce que, conformément à la coutume du pays d’origine, c’est l’oncle et non le père ou la mère qui vient rencontrer le professeur… Dans bien des établissements, enseigner est aujourd’hui un métier interculturel. Et par conséquent, il faudrait que, durant leur formation, initiale ou continue, les professeurs puissent acquérir des bases en anthropologie, non pas pour connaître toutes les cultures, mais pour apprendre à se poser les bonnes questions. De façon générale, l’école doit transmettre ses codes à ces familles, leur dire expressément ce qu’elle attend d’elles. Les autres parents d’élèves, en la matière, ont aussi un rôle à jouer, quitte, lorsqu’elles le peuvent, à leur traduire les documents importants si elles ne comprennent pas suffisamment le français. »
En quoi une meilleure mise en valeur de la diversité bénéficierait-elle à l’ensemble des élèves ?
M.R.M : « Elle les aiderait à acquérir des compétences interculturelles qui me semblent aujourd’hui plus que jamais nécessaires dans un monde extrêmement ouvert. Nombre d’entre eux auront dans leur vie future à travailler et à coopérer avec des personnes souvent très différentes. Ils ont donc tout à gagner à se familiariser dès à présent avec la pluralité culturelle et linguistique, en s’appuyant entre autres sur les langues parlées autour d’eux. On peut aussi se dire que des enseignants mieux formés à cette question seraient également plus attentifs aux besoins spécifiques d’autres enfants, qu’ils soient liés à un handicap, à une sensibilité exacerbée ou à une situation familiale qui les éloigne momentanément des apprentissages. L’école doit voir la diversité comme un atout.
Propos recueillis par Denis Quenneville
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Enfants de l’immigration, une chance pour l’école, entretiens avec Joanna et Denis Peiron (Bayard).
L’auteur
« LE SAVOIR ENGAGE CEUX QUI Y ACCÈDENT »
Fille d’immigrés espagnols de condition très modeste, arrivée en France dans sa plus tendre enfance, Marie Rose Moro a appris le français à son entrée à l’école primaire. Cela ne l’a pas empêchée de connaître une brillante scolarité avec l’aide de « passeurs », des enseignants qui ont cru en elle et respecté la part de courage qui avait conduit ses parents à changer de vie et de pays.
Devenue professeure d’université et directrice de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin, à Paris, Marie Rose Moro compte aujourd’hui parmi les chefs de file de l’ethnopsychiatrie. Convaincue que « le savoir engage ceux qui y accèdent », elle s’est beaucoup penchée sur les enfants de migrants et sur les conditions de leur réussite scolaire. Cette « citoyenne du monde » est également active de longue date au sein de l’ONG Médecins Sans Frontières.