Loisirs et culture

La caméra comme témoin

Rencontre avec Jordie Koko, jeune cinéaste bruxelloise

Jordie Koko, jeune cinéaste bruxelloise, croit à la force du témoignage. C’est pourquoi elle a choisi de raconter son histoire, celle d’une enfance marquée par le départ de sa mère, dans un podcast et un premier documentaire.

Jordie Koko avait 8 ans quand sa mère et sa petite sœur ont quitté le Bénin pour venir s’installer en Belgique, en quête d’un avenir meilleur... Et elle en avait 17 lorsqu’elle a finalement pu les rejoindre à Bruxelles. Mais après neuf années d’une douloureuse séparation, refaire famille s’est avéré compliqué. La relation avec sa mère, en particulier, était tendue, et la jeune femme a fini par « péter les plombs ». Avant d’entamer une psychothérapie et de trouver sa voie dans des études de cinéma.
Son histoire faite de déracinements successifs, dont elle a réussi à faire une force, elle la raconte dans un des épisodes du podcast Teen Story. Touchée par son témoignage, nous avons eu envie de la rencontrer. Quelques mails plus tard, elle nous envoyait un lien permettant de visionner son film de fin d’études, un documentaire de vingt minutes intitulé Where do I belong ? et consacré à un dialogue avec sa mère, et nous donnait rendez-vous pour en parler.

« Tu ferais mieux de tout oublier »

« Pourquoi as-tu choisi de ne partir qu’avec ma sœur ? », demande Jordie à sa mère dès les premières minutes du film. Dans l’intimité de leur appartement, les deux femmes se parlent. D’abord sans se regarder directement, leurs visages reflétés dans un miroir, puis en face à face. « Je ne pouvais pas partir avec vous deux parce que je ne savais pas où j’allais, ni comment ça allait se passer, lui répond sa mère. Et comme ta sœur était encore petite, je ne pouvais pas la laisser. C’est à cause de son âge que je suis partie avec elle. Me disant que deux ou trois ans après, je ferais la même chose avec toi. Malheureusement, ça n’a pas fonctionné comme je voulais… ».
Dans un mélange de français et de fon, leur première langue, leurs points de vue se confrontent. La mère racontant son parcours difficile. Sa vie de sans-papiers et la « situation stable » qu’elle a fini par leur trouver, à force de persévérance. Et la seconde demandant inlassablement qu’on entende aussi sa souffrance. « Tu ferais mieux de tout oublier », répète la mère. « Suis-je un robot ? », réagit la fille.

« Parfois, tu as juste besoin qu’on t’écoute »

« On a vécu la même histoire, mais pas forcément la même expérience », nous explique Jordie lorsque nous la rencontrons autour d’un déjeuner du côté de la gare du Midi. Souriante, le regard affûté, la jeune femme de 29 ans reconnaît le courage de sa mère. « Le problème, nuance-t-elle, c’est que quand on met le sujet sur la table, elle se sent très vite attaquée. Il y a un sentiment de culpabilité. Ce n’est évident pour personne de laisser un enfant et de partir. Elle pense que je l’accuse, mais ce n’est pas ça. Parfois, tu as juste besoin qu’on t’écoute, qu’on reconnaisse ce que tu as vécu ». Faire un film était l’occasion pour elle de le dire, et que la caméra en soit témoin.

« Si j’ai pu réaliser ce film, c’est parce que j’avais fait un travail sur moi. Je ne l’ai pas fait pour me guérir, mais plutôt pour ouvrir la discussion »

La démarche l’a-t-elle aidée ? Ce serait plutôt l’inverse, réfléchit-elle : « Si j’ai pu réaliser ce film, c’est parce que j’avais fait un travail sur moi. Je ne l’ai pas fait pour me guérir, mais plutôt pour ouvrir la discussion ». Car elle croit beaucoup au partage de témoignages. « J’ai lu presque tous les livres de Maya Angelou, une de mes écrivaines préférées, et j’ai trouvé ce qu’elle racontait de ses expériences, même douloureuses, de sa relation avec sa mère, de son enfance, de sa vie de femme… enrichissant. Ça m’a donné de la force de me dire : peut-être que moi aussi je peux m’en sortir ».

Oser questionner les choix des parents

À son tour, Jordie a voulu transmettre un peu de cette force à d’autres. Elle précise : « Dans les familles africaines ou afrodescendantes, c’est rare de questionner les choix que les parents ont faits. Or c’est important de questionner ces choix, sans leur faire un procès. Sinon, ça crée du ressentiment, ce sont parfois des bombes à retardement ».
Si en parler ouvertement n’est pas toujours possible, oser simplement se poser la question peut faire du bien, a-t-elle appris : « Longtemps je me répétais : ‘Elle est partie pour notre bien’. Ce qui était vrai. Mais, à un moment, je me suis dit : ‘Quand même, je lui en veux un peu...’. Ce n’est pas être un mauvais enfant que de pouvoir se dire ça ».
« En général, après les projections, les retours étaient positifs et encourageants, continue-t-elle. Apparemment, le film a parlé à beaucoup de gens, même des personnes qui ne sont pas immigrées ». Aujourd’hui, Jordie travaille dans une école de cinéma où elle organise, entre autres, des échanges entre étudiant·es de Belgique et d’ailleurs. Elle nourrit également de nouveaux projets. À l’avenir, elle tournerait bien sa caméra sensible vers d’autres réalités que la sienne... « Les films personnels, j’ai donné, sourit-elle. C’est épuisant émotionnellement. Mais le sujet des dynamiques familiales continue à m’intriguer. Il est tellement vaste, j’ai envie de continuer à l’explorer ».

À LIRE

Pour découvrir Maya Angelou, qu’elle aime beaucoup, Jordie Koko conseille notamment de lire Lady B, un roman autobiographique dans lequel l’écrivaine et militante afro-américaine revient sur son enfance et sa relation avec sa mère.

ALLER + LOIN

Le film Where do I belong ? (2022) a été projeté dans différents festivals, dont le festival Contrechamps en mars de cette année. En attendant une prochaine projection, vous pouvez écouter le témoignage inspirant de Jordie Koko dans l’épisode 11 du podcast Teen Story, disponible sur Auvio et sur toutes les plateformes d’écoute.