Loisirs et culture

Que de rencontres pour les besoins de ce dossier. Combien de passionné·es de part et d’autres du plateau nous ont décrit leur amour du jeu. Nous ouvrons ce dossier avec deux d’entre eux : Alexandre Dua et Thomas Pitte, qui nous racontent comment on joue dans ce pays.
Molenbeek se réveille. Dans une rue secrète, derrière une porte de garage qui l’est tout autant, nous attend Thomas Pitte, graphiste, ébéniste, créateur de Dustlab et de jeux d’abstraction en bois, dont Takayama est le coup de cœur, tant du Ligueur que de la Ligue des familles.
Alexandre Dua, son distributeur et complice, nous accompagne. On nous a vendu l’homme (même s’il le réfute) comme l’un des plus grands spécialistes du jeu de Belgique. Alexandre Dua est éditeur et distributeur pour Zébulon, la société qu’il a créée. Il part donc d’idées de différents créateurs et les édite à sa sauce. Il crée ou co-crée également des jeux, comme Reflex ou Taktic Flower.
Comme si ça ne suffisait pas, il a co-fondé le prix Jokers qui en est à sa seizième édition. Ce prix du public mobilise plusieurs magasins qui font tester des jeux à leur clientèle. Il se combine par ailleurs avec le prix des ludothèques.
C’est donc dans un univers de jeux en bois et autres prototypes ornant l’atelier de Thomas Pitte que l’on se retrouve, autour d’une bonne tasse de thé au riz soufflé. Et quand un éditeur et un créateur se retrouvent face à un journaliste, il est systématiquement question de l’état du marché. Comment se porte-t-il en cette fin 2022 ? La pénurie touche-t-elle le monde du jeu qui, jusque-là, était en pleine expansion ?
Ce sympathique marché du jeu
« Pas dans l’immédiat, observe Alexandre Dua. C’est encore un secteur qui se porte bien. Il faut savoir qu’à Bruxelles et en Wallonie, on vend proportionnellement plus qu’en France, soit deux fois plus. En tête de ce marché, le jeu familial cartonne. Tant les jeux d’ambiance type Concept, Blanc manger coco kids, etc., des jeux d’apéros adaptés pour les enfants, que des titres plus complexes comme 7 wonders, Carcassone, Unlock, qui restent aussi adaptés à toute la famille. Enfin, vous avez des exemples comme Dixit, que l’on retrouve en classe ou en famille, et dont on se sert en quelque sorte comme média pour communiquer ses émotions. Tout ça est très inscrit dans des habitudes de jeux. Des rituels familiaux où l’on se retrouve ensemble, avant de manger, avant de se coucher, le week-end… Chaque famille a sa façon de jouer. »
Chacun son rituel, aussi, dans la façon dont on va sortir un des jeux de sa ludothèque. On l’observe de notre côté également. Il y a eu un avant et un après pandémie. Parents et enfants ont pris l’habitude de jouer et ne s’en sont pas défaits. Si vous êtes un·e habitué·e de cette sélection, vous savez que l’on considère le jeu comme un média familial à part entière. Vous nous l’avez confirmé d’ailleurs.
Sur la trentaine de familles qui se sont improvisées chroniqueuses, toutes nous disent à quel point le jeu s’est invité dans leur quotidien depuis 2020. Il remplace parfois la petite histoire du soir. Il permet de parler des tracas du quotidien d’une autre façon. Vous vous donnez rendez-vous pour jouer. C’est devenu un vrai temps de qualité, comme les psys conseillent d’en passer. Même quand les enfants sont les plus joueurs et joueuses, on sent que les parents ne se forcent pas et sont curieux de passer ce moment en famille. Un moment vrai. En dehors de toute contingence, où les rôles des un·es et des autres changent.
« Je ne veux pas d'un truc trop difficile. Mon idée ? On ouvre la boîte et, en cinq minutes, on comprend les règles. Puis on y joue encore et encore »
On l’a vu lors des tours de tables pour les besoins de cette sélection. Autour du jeu, certains enfants expliquent les règles aux parents. Des mamans jouent la gagne. Des papas sont pleins de mauvaise foi… Les parents rencontrés témoignent de l’importance du jeu à tout âge. Dans toutes les configurations. Ensemble. Séparés. Avec des tout-petits. Avec des très grand·es. En tribu fragmentée ou recomposée.
« C’est beau de voir l’importance que le jeu a pris dans la famille. On ne peut que s’en féliciter. Je déplore juste quelques limites à cela, observe Alexandre Dua. D’abord, le marché ne s’est pas assez adapté à l’après confinement et il y a aujourd’hui comme un embouteillage sur le marché. Les offres sont très nombreuses, les familles ne s’y retrouvent pas toujours. Je constate également que beaucoup d’adultes dépensent des sommes importantes dans plusieurs jeux qui leur sont destinés et ont un budget nettement moins important pour les enfants en se disant que ce n’est qu’un jeu pour les petit·es. Un bon jeu de qualité pour les plus jeunes, tout le monde s’y retrouve ». D’ailleurs, la sélection qui suit et les chroniques des parents en sont la preuve.
« Le jeu est un produit culturel »
Pour Thomas Pitte, il y a plusieurs notions autour du jeu, dont une qui doit l’emporter sur le reste : celle du plaisir. « C’est comme ça que je conçois mes jeux. Je ne veux pas d’un truc trop difficile. Mon idée ? On ouvre la boîte et, en cinq minutes, on comprend les règles. Puis on y joue encore et encore. Avec Takayama, mon obsession, c’était de proposer un jeu calme. Comme quand vous êtes au bord de la rivière avec les enfants et que vous passez votre après-midi à empiler les galets. Mon inspiration vient de là ». Au-delà de la jouabilité et du plaisir, Thomas Pitte et Alexandre Dua soulèvent un autre point qui nous avait échappé jusque-là : la dimension culturelle du jeu.
Au même titre qu’un livre ou un film, il suivrait le même parcours que la bande dessinée il y a vingt ans : destiné aux enfants, le jeu a grandi, il se déploie dans des sphères radicalement différentes. De l’héroic fantasy qui se joue sur plusieurs jours aux jeux de cartes pliés en cinq minutes, en passant par les jeux d’abstraction, les casse-têtes, les jeux de collectes qui peuvent nous emmener d’un monde à construire à un simple menu japonais à composer, l’univers ludique ne connait aucune limite, aucune frontière. Il développe tour à tour l’imagination, la réflexion et la créativité des innombrables joueuses et joueurs qui en ouvrent la boîte. Il est devenu un produit culturel en soi.
Thomas Pitte insiste : « C’est d’ailleurs dommage que l’on n’y voit pas un potentiel plus important que ça pour créer des ponts avec la littérature jeunesse, le théâtre, la peinture, l’illustration... On fait rarement appel à des auteur·es de bande dessinée pour qu’ils ou elles développent un jeu. Alors que c’est une œuvre en soi ».
Alexandre Dua l’interrompt. « Ça se fait un peu, chez Djeco par exemple. Mais c’est vrai qu’on est encore dans l’idée que le livre doit toujours précéder. On adapte un jeu à partir d’un livre. Jamais l’inverse. Alors que le jeu permet d’aborder plein d’aspects intéressants : la narration, les émotions, la pédagogie ».
Thomas Pitte reprend : « Je trouve qu’on vit un moment intéressant avec tout cet univers ludique. Aujourd’hui, les parents sont particulièrement sensibles au matériel. Comme le jeu en bois, oui, mais aussi les belles pièces, le beau graphisme. Je me réfère aux années 1920 où de grands illustrateurs ont participé à l’élaboration de jeux. Ou un peu plus tôt encore, à une grande idée du constructivisme russe qui affirme qu’il faut faire du beau pour éduquer les enfants. Il y a une forme de militance là-dedans ».
Les propos de Thomas Pitte ont raisonné au moment de nos séances de tables de jeux où l’on s’est rendu compte que les parents sont en effet de plus en plus sensibles à tous ces critères. D’année en année, on vous entend vous exprimer sur l’importance de son caractère éco-conscient, sur la robustesse des pièces, sur l’ingéniosité du graphisme. Cette sensibilité va croissant. Autant de raisons qui nous mènent à croire que cette dimension culturelle ne vous échappe pas. Peut-être que l’on parlera dans peu de temps du jeu comme du 11e Art ? Mais, pour l’heure, revenons-en aux attentes des parents : qu’estiment-ils être un bon jeu ?
Le parent, ce chroniqueur exigeant
On pose la question aux compères, tout à fait conscients de la nécessité de faire mouche auprès du public. Alexandre Dua traduit souvent des idées brutes de créateurs/créatrices en un univers entier qu’il remodèle en fonction des attentes. On l’a bien vu avec Candy Numbers que l’on a fait tester dans les différentes tables de jeux auprès des familles. Les plus jeunes étaient attirés par l’aspect acidulé et le graphisme très festif, rappelant leurs plus belles invitations à des anniversaires. Les enfants ne sachant pas compter sont rentrés dans le jeu d’abord parce que les petites pièces en bonbon les ont fascinés.
Pour Thomas Pitte, c’est la compréhension qui prime. Il nous montre un jeu en phase test, pour l’heure non commercialisé, Krunh, une sorte de scrabble suspendu où les lettres en bois se chevauchent les unes sur les autres. Le graphisme est absolument splendide, mais… « Les règles sont complexes. La jouabilité pas évidente. À cela s’ajoute également un autre facteur, celui de la fabrication. Je mets une heure à fabriquer un jeu. Financièrement, ce n’est pas intéressant. Alors je le fais fabriquer ailleurs. Mais il faut que je sois certain de trouver une entreprise qui va le créer avec mes exigences. Et qui puisse combiner avec toutes mes particularités. Tout ça poir un coût raisonnable afin de ne pas le vendre à un prix délirant. La fabrication d’un jeu prend tout ça en compte ». On a eu la chance d’y jouer et on espère qu’il fera partie de notre sélection 2023 !
Et pour les parents, qu’est-ce qu’un bon jeu ? Certain·es adorent lire les règles et les restituer, c’est ancré comme un rite au sein de nombreuses tribus. Ce conducteur, cette conductrice lit, parfois longuement, puis lance un « O.K., j’ai compris » qui va lancer le jeu. Alors les autres l’écoutent.
De façon unanime, nos chroniqueurs et chroniqueuses d’un jour détestent le manque de clarté. C’est même rédhibitoire. On a éliminé une dizaine de jeux pour cette raison : « Incompréhensible », « Manque de précisions ». Les fabricants le savent. Pour pallier cette situation, ils renvoient de plus en plus à des vidéos explicatives en ligne. Cependant, d’autres jeux plus complexes ont été rejoués à tête reposée. On ne regrette pas qu’ils aient été ainsi repêchés. Petit conseil d’Éléonora, maman d’un garçon de 10 ans, rencontrée à Louvain-la-Neuve à ce sujet : « Ne jamais s’arrêter à la complexité apparente d’un jeu. C’est une question d’habitude. Plus les règles le sont, plus ça promet des parties évolutives et passionnantes ». Il est vrai que, face à la tâche ardue de comprendre un 7 wonders, on pourrait se laisser décourager. Ce qui serait dommage.
Quoi d’autre ? Un jeu à envergure familiale doit tout de suite convaincre les plus jeunes. « On ne veut surtout pas forcer les enfants à rentrer dans le jeu, on doit rester dans le plaisir pur. C’est vrai qu’en cela, l’histoire autour du jeu aide énormément. Un univers facile à comprendre, avec lequel ils se sentent à l’aise, ça change tout », relate Céline, maman de deux enfants de 8 et 10 ans, rencontrée à Liège. Vous nous expliquez également les un·es et les autres que vous privilégiez les jeux où les enfants ont une chance de remporter la victoire. On vous comprend. On l’a lue cette fierté dans les yeux des petit·es quand ils ou elles triomphent du reste de la tribu.
Mais alors comment se repérer dans cette jungle où l’offre est aussi garnie qu’un sapin de Noël au mois de décembre ? Ni une ni deux, Alexandre Dua nous éclaire. « Il existe plein de moyens pour se faire une idée du marché. La meilleure chose à faire, c’est de pousser la porte des magasins spécialisés. Il y en a qui prêtent (comme La poule aux œufs d’or à Rochefort). Il y en a qui permettent de jouer à l’intérieur du magasin sans obligation d’achat (par exemple, chez Case Départ à Louvain-la-Neuve). De plus en plus le font. Si l’argent est un frein, on ne peut que vous encourager à chercher du côté des donneries qui se font un point d’honneur à remettre dans le circuit des jeux complets et de bonne qualité. C’est le cas également des magasins de seconde main, comme des ludothèques qui revendent aussi parfois. Bref, les bonnes occasions ne manquent pas. De manière générale, adressez-vous aux professionnel·les aguerri·es. Profitez de leur expertise, des conseils, des bonnes ambiances, des innombrables soirées jeux. C’est un univers sympathique où même les grosses stars qui font signer leurs boîtes sont accessibles. Personne n’y est arrogant ».
De son côté, alors qu’il nous présente une version du jeu de l’oie sans plateau qu’il est en train de créer, avec des fils partout pour mettre le bazar dans la maison, Thomas Pitte précise : « Oui, c’est un monde sain qui développe énormément l’imaginaire chez tout le monde. On découvre les règles. On les change. De n’importe quel élément autour de soi, on peut en faire quelque chose d’amusant. Et puis, passer du temps avec ses enfants, ce n’est jamais vain. Ce n’est jamais du temps perdu ».
Puis Alexandre Dua laisse passer un instant avant de conclure. « Dites bien aux parents que ça ne sert à rien de bonder ses armoires de trucs auxquels on ne joue pas. Acheter des jeux, c’est O.K., y jouer, c’est mieux ».

« De manière générale, adressez-vous aux professionnel·les aguerri·es. Profitez de leur expertise, des conseils, des bonnes ambiances, des innombrables soirées jeux. C’est un univers sympathique où même les grosses stars qui font signer leurs boîtes sont accessibles. Personne n’y est arrogant »
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Notre coup de cœur de la sélection : Takayama
On l’a pressenti avant même d’y jouer. On va hisser ce Takayama sur la première marche de notre podium. Le principe : onze pièces numérotées en japonais de 0 à 10. Vous les piochez et elles correspondent à un des morceaux de la montagne que vous devez gravir. Vous empilez jusqu’à ce que ça devienne trop périlleux et que la mission devienne impossible. Avant que tout s’écroule, vous mesurez votre monticule à l’aide du mètre fourni dans le jeu. Le ou la première à avoir atteint 100 cm en cumulant les parties l’emporte. Takayama peut se jouer en s’affrontant ou de façon collaborative. Il se joue à n’importe quel âge. On a entendu des familles dire que c’est la plus jeune, 4 ans, qui détenait le record. En parlant de record, il est pour l’instant de 36 cm en une fois. Si vous faites mieux, faites-le nous savoir.
► Ce qu’en disent les parents : « On aime le fait que ce soit beau. Que les pièces soient de bonne qualité. En plus, maintenant, on sait compter jusqu’à dix en japonais. Cela n’a l’air de rien, mais les enfants en sont très fiers. On y joue et rejoue encore. C’est un jeu qu’on peut emporter partout. Il est super, il va plaire à tout le monde. »

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