Société

Très tôt, les enfants sont plongés dans le sexisme ordinaire et les stéréotypes de genre. Pour mieux comprendre ces concepts, nous sommes partis de pratiques courantes de professionnel·le·s de la petite enfance.
D’emblée, il y a un paradoxe évident : alors que le sexisme est partout, y compris dans le secteur de la petite enfance, la question du genre et des stéréotypes qui sont assortis est très peu travaillée. C’est le constat partagé par Marie-France Zicot des Ceméa (les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active) et Noémie Kayaert de l’ONG Le Monde selon les femmes.
Que constatez-vous dans les formations et accompagnements des professionnels et professionnelles de la petite enfance ?
Marie-France Zicot : « Lutter contre le sexisme ordinaire ne va pas de soi. Cela implique de poser un regard réflexif sur ses pratiques avec le filtre genre. Or, la question du genre est très peu, voire pas du tout, présente dans la formation initiale, que ce soit en puériculture ou dans l’enseignement préscolaire. Dans les formations continues que je donne, je constate que même si l’éducation à l’égalité des genres peut être intégrée sur le plan intellectuel, sur le terrain les stéréotypes ressurgissent très vite. C’est important d’en avoir conscience.
Je donne souvent cet exemple pour illustrer ce décalage : j’ai accompagné une étudiante sur son lieu de stage, elle avait préparé une leçon géniale sur les stéréotypes de genre auprès d’enfants en maternelle. Elle leur a demandé de classer des jouets qu’ils pensaient être pour filles, pour garçons ou pour les deux. Puis, elle les a amenés à réfléchir à leurs réponses. Quand la leçon formelle a été terminée, elle a demandé aux filles un coup de main pour passer le balai et aux garçons de bouger les tables. C’était l’inverse de tout ce qu’elle avait essayé de démontrer. Le plus interpellant, c’est qu’elle ne s’en est pas rendu compte. Pourquoi ? Parce qu’elle a relâché sa vigilance intellectuelle et que le stéréotype est revenu. »
Le sexisme ordinaire est un mot mis à toutes les sauces, revenons-y. En quoi est-il lié aux stéréotypes de genre ?
M.-F. Z. : « C’est le sexisme de tous les jours, celui qu’on ne voit pas, qui n’est ‘pas si grave que ça’, mais qui participe à rendre les inégalités invisibles ou normales. Ce sexisme est ordinaire parce qu’il nous environne et nous imprègne de manière inconsciente. Les stéréotypes de genre l’alimentent en disant ‘une fille, c’est comme ça, un garçon c’est comme ça’. Les stéréotypes sont porteurs de préjugés. Le problème, ce n’est pas les cases, mais le fait qu’on fige des personnes dans des cases. »
Noémie Kayaert : « Nous utilisons toutes et tous des stéréotypes, ils permettent de simplifier notre quotidien. Mais on glisse très vite du stéréotype au préjugé et à la discrimination. Il faut pouvoir se décaler et prendre conscience que c’est un stéréotype et pas la vérité pour éviter le phénomène de basculement. »
Si on s’intéresse aux enfants de 3 à 6 ans, comment ce sexisme se manifeste-t-il ?
M.-F. Z. : « Il se manifeste au niveau des adultes qui prennent soin des enfants. Les professionnels de la petite enfance sont majoritairement des professionnelles. Ça dit déjà quelque chose de quel sexe est assigné à quoi en termes d’études et de métiers.
Chez les enfants, le sexisme ordinaire se manifeste à travers les jeux, les vêtements et les codes couleur. Ça, c’est la partie visible de l’iceberg. Mais ce sont surtout les comportements et les attitudes que l’on adopte envers eux qui seront prégnants. D’autant plus que c’est entre 3 et 6 ans que l’enfant construit son identité et intègre les codes.
On dira plus facilement ‘Attention, tu vas te faire mal‘ à une petite fille qui grimpe aux arbres. Si c’est un garçon, on le laissera se défouler avec l’idée que c’est naturel pour lui. La question de se salir est aussi très marquée, on entend davantage ‘Ne va pas dans le sable, tu vas te salir’ à l’adresse des filles. Même si ces remarques sont bienveillantes, elles assignent des rôles et signalent ce qui se fait ou pas. Nous n’en avons pas conscience, mais il y a un traitement différencié pour les filles et les garçons qui est plus restrictif pour les filles. »

« Pour moi, l’éducation à l’égalité des genres, c’est une éducation à l’émancipation et au libre-arbitre qui permet aux enfants de poser leur choix de façon libre, du plus petit comme celui de la tenue vestimentaire, au plus grand comme le choix d’étude ou de profession »
N. K. : « Les compliments qu’on adresse aux enfants sont aussi très différents en fonction du genre. On complimentera plus volontiers une fille sur sa beauté ou sa tenue vestimentaire alors qu’on félicitera plus un garçon sur sa force ou son courage. Ces réflexions peuvent paraître anecdotiques mais, lorsqu’elles se juxtaposent les unes aux autres, elles enferment les enfants dans des rôles et ont des impacts sur leurs comportements. »
Le sexisme ordinaire imprègne toutes les sphères de la société. Est-il plausible de proposer une éducation non genrée aux enfants ?
N. K. : « Non, c’est illusoire. À partir du moment où les enfants sont baignés dans un monde genré, cela les rattrapera toujours. J’opterais plutôt pour une éducation non sexiste et donc non discriminante. Cela signifie de laisser la possibilité aux enfants d’aller vers ce qu’ils souhaitent sans les astreindre à des injonctions sociales. Concrètement, cela passe par des espaces plus ouverts. Cela demande aussi d’être attentif/attentive aux paroles et attitudes sexistes chez les enfants. Par exemple, quand un enfant dit ‘Ça, c’est pas pour les filles’, ne pas laisser passer. Relever et questionner sa pensée. ‘Ah bon, pourquoi c’est pour les garçons ? Est-ce que le fait d’avoir une vulve empêche de faire ça ?’. »
M.-F. Z. : « Je parlerais plutôt d’une éducation à l’égalité des genres dans laquelle les enfants ne sont pas assignés à des rôles ou aliénés à des stéréotypes. Dans l’univers d’une classe, par exemple, ce serait mettre les jeux à disposition sans les associer à un genre. En tant qu’adulte, cela demande une vigilance à ce qu’on fait passer, à nos attitudes en essayant de ne pas avoir de traitement différencié entre les filles et les garçons.
Pour moi, l’éducation à l’égalité des genres, c’est une éducation à l’émancipation et au libre-arbitre qui permet aux enfants de poser leur choix de façon libre, du plus petit comme celui de la tenue vestimentaire au plus grand comme le choix d’étude ou de profession. Quand on entend une réflexion, rebondir et éveiller les enfants au libre-arbitre. Ça ne veut pas dire de leur donner des leçons, mais plutôt de les amener à se poser des questions. Sans quoi, ils risquent de devenir des adultes porteurs des mêmes stéréotypes ou assignations. »
Qu’est-ce qu’on gagne à tendre vers une éducation plus égalitaire et non sexiste ?
N. K. : « Du point de vue des 3-6 ans, on va gagner des enfants plus libres et épanouis. Lutter contre les discriminations de genre, c’est aussi lutter contre les violences. Je prends ma casquette de maman pour donner un contre-exemple. Mon aîné aimait bien porter des robes quand il était petit. Jusqu’à un certain âge, il assumait pleinement à l’école, puis il a subi des moqueries et a commencé à se censurer. L’agressivité chez les garçons commence assez tôt et c’est une erreur de penser que c’est lié à la testostérone, puisqu’à cet âge, ils n’en ont pas. Pourtant, déjà en maternelle, un garçon ne peut pas s’habiller comme il veut. Ses pairs vont lui signifier ‘Tu ne peux pas mettre des robes,’ alors qu’une fille ‘garçon manqué’, ça passe mieux puisque, dans la hiérarchie sociale, les garçons sont au-dessus des filles.
À contrario, le garçon qui va vers des trucs de fille, c’est perçu comme une régression sociale. La question à se poser, c’est : faut-il donner une place au genre ? En quoi ce critère est-il si important pour la construction identitaire entre 3 et 6 ans. »
M.-F. Z. : « Dans une société où chacun peut vivre la vie qu’il ou elle souhaite, on gagne une société plus sereine et moins violente. On a beaucoup à y gagner quand on voit les problèmes de violence intrafamiliale, de harcèlement de rue… Pour les enfants, c’est aussi important, avec des impacts immédiats sur leur qualité de vie. Un garçon qui se fait harceler parce qu’il a un sac à dos Reine des neiges, une fille de 8 ans qui doute d’être une fille parce qu’elle estime ne pas avoir une belle écriture, ce sont des enfants qui ne sont pas libres d’être ce qu’ils sont parce qu’ils sont enfermés dans des cases. »
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