Développement de l'enfant

Les enfants sont d’excellents philosophes

Vivre ensemble, ce n’est pas facile, déjà. Et voilà qu’on nous demande de l’apprendre à nos enfants ! Mais comment ? Par la philo, répond Frédéric Lenoir. La philosophie ? Ces textes hyper-compliqués auxquels personne ne comprend rien sauf si on a fait des années d’unif ! Mais, non, dit-il. Il ne s’agit pas de lire Platon, Kant ou Spinoza. Il s’agit d’apprendre à philosopher.

Frédéric Lenoir : « Il faut apprendre à philosopher pour savoir être et vivre ensemble. Le but, c’est que les enfants apprennent à mieux gérer leurs émotions, à se connaître, à écouter les autres, à partager, à discuter avec des arguments, sans se limiter au choc des croyances et des opinions. C’est une initiation à la citoyenneté. En France, depuis 2015, on fait entrer des ateliers philo dans les cours d’éducation morale et civique. Il existe une demande très importante et pour y répondre, j’ai créé SEVE qui est l’acronyme de Savoir Être et Vivre Ensemble, pour former des formateurs d’enseignants. Il s’agit de rassembler des gens qui ont des compétences, de l’enthousiasme et qu’on forme sur un an pour qu’ils puissent ensuite aller dans les écoles et répondre aux besoins des institutions qui nous demandent de former les professeurs. Ce qui est important, c’est que ces profs disposent d’une méthodologie qui permette de questionner les enfants pour qu’eux-mêmes philosophent. Il faut s’inspirer de la maïeutique socratique. Si l’enseignant a des petites connaissances philosophiques, cela l’aide à voir dans quelle direction aller, quel type de questions poser pour approfondir et atteindre une plus grande profondeur de pensée. Mais, fondamentalement, l’enseignant, et c’est ce qui est difficile pour lui, sort de son rôle habituel. Il cesse d’être celui qui transmet son savoir à ceux qui ne savent pas pour être celui qui apprend aux enfants et aux jeunes à penser par eux-mêmes. Montaigne disait que les enfants ne sont pas des vases qu’il faut remplir mais des têtes qu’il faut former. C’est ainsi qu’ils acquièrent un jugement, un discernement, une pensée critique. Et ça, c’est un autre travail qui diffère du travail habituel du maître. Il se met au milieu des enfants et pas face à eux. Il lance des questions et il anime le débat. À la limite, il reformule de temps en temps, mais ce sont les enfants eux-mêmes qui sont créatifs. »

Mais dans quelle mesure les enfants ne vont-ils pas simplement reproduire les idées dominantes et les préjugés de l’époque ?
F. L. :
« Ils le font, bien sûr, mais il y a toujours un enfant, ou deux, ou trois, qui vont plus loin et, du coup, ça donne des idées aux autres et ça fait progresser la discussion. Un exemple avec l’atelier qui travaille la question : Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Premier cliché : une vie réussie, c’est être heureux. ‘J’ai fait ce que je voulais faire, donc ma vie est réussie’. Il y aura toujours un enfant qui ne sera pas d’accord et qui dira : ’Les terroristes qui ont tué des gens étaient très heureux. Ils avaient réussi ce qu’ils voulaient faire. Mais on ne peut pas dire qu’ils ont eu une vie réussie. Pourquoi ? Parce qu’une vie n’est pas réussie si on fait du mal’. Être heureux, d’accord, mais sans avoir fait souffrir les autres. Il introduit la dimension morale. C’est exactement ce que fait Socrate quand il dit : ’Une vie réussie, c’est le bonheur plus la justice’. Et les autres rebondissent. Ils disent : ‘Il faut avoir fait du bien, avoir été utile aux autres’. Ils enrichissent à leur tour la réflexion dès qu’un ou deux enfants sortent du ‘facile à penser’. Et c’est vrai dans tous les domaines. C’est une pensée collective. C’est l’émergence de pensées individuelles qui font progresser la pensée collective. »

Dieu ne demande pas qu’on tue les gens

Vous travaillez aussi en Belgique, à l’Institut Saint-Charles de Molenbeek. Vous ne pensez pas qu’après les attentats, il n’y a plus moyen d’intégrer les musulmans et qu’il faut « bombarder cette commune » comme dit Zemmour ?
F. L. : « Qui est allé à Molenbeek trouve cette phrase de Zemmour insupportable. On a travaillé avec deux classes. Des enfants entre 7 et 10 ans, tous issus de l’immigration, de familles moyennes populaires. Ils étaient formidablement éveillés et particulièrement sensibles à la générosité. Venait toujours l’idée qu’il fallait partager, donner aux autres, que le plus important pour être heureux, c’est l’amour et la communion. Ils ont reçu une éducation aux valeurs du partage. Si je leur disais : ‘Est-ce que l’argent fait le bonheur ?’, ces enfants, qui n’en avaient pas beaucoup, ça se voyait, répondaient : ‘Il en faut un peu pour avoir un toit, manger et aller à l’école, mais il ne faut pas en avoir trop parce que les riches ne pensent qu’à eux’. Or ce qui compte pour être heureux, c’est d’être relié aux autres, la famille, les amis. Autrement dit : ce qui me rend heureux, c’est rendre heureux les autres. J’ai senti à Molenbeek, un peu plus qu’ailleurs, cette dimension de partage qui est présente chez les enfants. Après les attentats de Bruxelles, les enfants étaient révoltés. Ils étaient presque tous croyants et ils ont tous dit : ‘Ces gens-là, ils vont aller en enfer’. Ils ont tous eu peur pour leurs parents, leurs frères et sœurs, leurs amis qui étaient dans le métro. Et j’ai senti une colère d’autant plus forte : ‘Ces gens-là ne sont pas musulmans. Dieu ne demande pas qu’on tue les gens’. C’était très émouvant. »

« Les jeunes qui auront fait régulièrement de la philo ne tomberont pas dans les théories du complot »

Vous parlez d’enfants croyants. N’ont-ils pas tendance à confondre croyance et savoir ?
F. L. :
« Oui, les enfants mélangent les deux. Ils vont vous dire : ‘Darwin, c’est une croyance. Le big-bang, c’est une croyance’. Mais d’autres enfants vont dire : ‘Mais non, ce n’est pas la même chose de dire que l’homme a été créé il y a cinq mille ans, comme il est dit dans la Bible, ou que l’homme descend du singe parce que ça, on en a la preuve’. Alors, qu’est-ce qu’une preuve ? Et on arrive à la distinction entre croire et savoir, ce qui n’est pas facile pour des enfants qui sont élevés dans des familles fondamentalistes, des enfants élevés avec des croyances très fortes. Ils sont déstabilisés dans cet atelier parce que ça leur fait prendre du recul par rapport à ce qu’ils apprennent chez eux. C’est la grande qualité des ateliers philo, les enfants arrivent à acquérir un esprit critique, une distance non pas transmise par un professeur - ils n’y croiraient pas, ils diraient qu’il essaye de leur transmettre l’idéologie, la croyance dominante -, mais par eux-mêmes. Les enfants essayent de se convaincre mutuellement et, du coup, c’est beaucoup plus fort. C’est un débat entre eux, dans lequel je n’interviens pas, je ne dis pas c’est l’un ou l’autre qui a raison, mais je m’arrange pour que les questions puissent aller plus loin que les opinions et les croyances immédiates. »

L’âge de raison, ça existe

On a tendance à penser que la philo, c’est plutôt pour les dernières années du secondaire, qu’avant c’est trop difficile. Or, vous avez choisi l’option inverse.
F. L. :
« Plus on grandit, mieux on philosophe. En maternelle, les ateliers sont émouvants parce que les enfants disent parfois de grandes phrases de sagesse et, dans la bouche d’un enfant de 5 ans, c’est touchant. Mais ils sont davantage dans le ressenti personnel que dans l’argumentation. Par exemple, si on leur demande : ‘Qu’est-ce que le bonheur ?’. À 4-5 ans, ils vont répondre : ‘Le bonheur, c’est faire un câlin à maman’.
À 7 ans, l’enfant va être capable d’abstraire. Il va vous dire : ‘Le bonheur, c’est pouvoir réaliser ses désirs’ et ce désir peut être de faire un câlin à maman. Mais c’est déjà une abstraction. Un autre lui dira : ‘Si tu mets le bonheur dans la réalisation de tes désirs, tu ne seras jamais heureux parce que le désir reste toujours insatisfait, donc le bonheur, ce n’est pas la réalisation de ses désirs’. Mais ça, on ne l’entend pas à 4 ans. Les tout-petits ne peuvent pas encore vraiment philosopher. On l’entend à partir de 7 ans. L’âge de raison existe vraiment. Il y a une production neuronale très importante vers 6-7 ans, le néocortex se développe et l’enfant devient capable de sortir de son ressenti pour atteindre une pensée abstraite. Il y a un âge métaphysique extraordinaire entre 7 et 11 ans. Les enfants adorent ça. C’est l’âge de toutes les grandes questions. Ils sont très ouverts et n’ont pas peur d’avancer, de se contredire.
À l’adolescence, ça redevient plus compliqué parce que c’est l’âge du mimétisme, de la comparaison. Ils sont sensibles aux modes. Ils sont dans l’esprit de groupe, l’esprit grégaire. C’est donc très utile de faire de la philo. Parce que ça les aide à façonner une pensée personnelle face au groupe au lieu de ne pas s’en distinguer. Je pense que des jeunes qui auront fait régulièrement de la philo ne tomberont pas dans les théories du complot et toutes ces idéologies que les ados adorent. Il faut donc commencer jeune. Les habitudes de réflexion et d’esprit critique qu’ils apprennent alors s’enracinent et ça les aidera à traverser l’adolescence autrement. Mais évidemment, pour ceux qui n’ont pas fait d’atelier philo, c’est merveilleux de pouvoir commencer dans le secondaire, parce que ça reste utile quel que soit l’âge et pour toute la vie. Mais il faut donner la priorité à l’enfance. »



Propos recueillis par M. G.

En savoir +

Frédéric Lenoir a la philosophie accueillante et grand public. Il a dirigé Le Monde des Religions, fait de l’écologie avec Hubert Reeves, milité avec 30 millions d’Amis pour que dans la législation française, les animaux ne soient plus des objets mais des « êtres vivants doués de sensibilité ». Il fait de la radio, de la BD et des livres en cascade. Le dernier s’appelle Philosopher et méditer avec les enfants (Albin Michel). Car, oui, les enfants peuvent philosopher. Et pour en faire la preuve, il a lancé des ateliers de philo dans les écoles. Y compris à Molenbeek, avant et après les attentats.

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