Loisirs et culture

« Les jeunes ne sont pas obligés d’aimer leurs parents »

Emmanuelle Pirotte

Après sept ouvrages pour les adultes, Emmanuelle Pirotte vient de franchir le pas du roman jeunesse avec Au bord du monde (L’école des loisirs/coll. M+). Un livre où elle exprime son attachement pour les adolescentꞏes.

Emmanuelle Pirotte habite dans un village proche de Namur. Nous la rencontrons dans la nouvelle bibliothèque de la capitale wallonne, La Célestine. Un lieu qui lui parle, à elle qui écrit et vit au milieu des livres. « Qu’elles soient grandes ou modestes, je m’y sens chez moi. J’ai passé énormément de temps dans les bibliothèques de Belgique et d’Europe, durant ma thèse de doctorat en Histoire de l’art. À l’époque, il n’y avait rien sur internet. Ce sont des lieux de mémoire et de savoir, feutrés, silencieux, qui me plongent dans un bien-être ».

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Face aux parents

Dans Au bord du monde, Emmanuelle Pirotte campe un duo d’ados contrasté·es. Un garçon, Terrence, différent de ses comparses, bourré de talents, hypersensible, qui sera victime d’une injustice de la part de son école et de son père à l’esprit mesquin, qui méprise son fils parce qu’il est différent. Une fille, Trinity, heureuse dans sa communauté rom, extravertie, adepte de boxe et de Shakespeare, mais que ses parents veulent marier à un cousin contre son gré, contrairement à ce qu’ils lui avaient promis. Des personnages confrontés à des diktats parentaux dont on peut se demander si c’est une réalité partagée par beaucoup d’adolescentꞏes.
« Je crois que cela a toujours été le cas, embraie l’autrice, malgré l’évolution de notre société. Les jeunes ont toujours subi les diktats parentaux. Je ne vois pas comment il en serait autrement. Au sentiment de responsabilité de l’adulte pour sa progéniture, se mêle un certain attrait du pouvoir, malheureusement. Même les parents attentifs au fait que les ados sont des êtres à part entière, qui ont droit à construire leur identité en toute liberté, ont tendance à la restreindre, parfois par peur, ce qui peut être louable, parfois par malveillance, ce qui est le cas du père de Terrence. Il y a malheureusement encore beaucoup trop de parents maltraitants. »

Emmanuelle Pirotte - Romancière
« Il devait y avoir confrontation pour qu’il y ait retrouvailles et reconstruction »
Emmanuelle Pirotte

Romancière

Un sort tyrannique

Terrence cite un poème d’Emily Brontë qui commence par : « Un sort tyrannique me lie ». Ce sort, ce déterminisme n’est pas le même pour Trinity. Elle vit dans une communauté soudée, où il y a beaucoup de chaleur humaine, de soutien affectif, face à un monde extérieur qui lui est souvent hostile.
« Face à cette hostilité, explique Emmanuelle Pirotte, les traditions sont puissantes pour maintenir leur identité, leurs traditions. Cela peut être violent, même si sa famille ne lui veut pas du mal. Il y a une peur que leurs enfants ne s’intègrent pas. Malheureusement, le père manque de confiance en sa fille. »
Elle-même mère de deux filles âgées aujourd’hui de 22 et 29 ans, Emmanuelle Pirotte ne s’exclut pas des constats qui ont nourri son roman. « Les fois où je me suis rendu compte que j’étais trop dans l’ingérence, se souvient-elle, que j’imposais à mes filles des choses qui n’étaient pas justes et pas uniquement dans leur intérêt, c’était souvent lié à mes propres peurs et au manque de confiance en moi-même. L’idéal serait de se retourner sur soi, même a posteriori, pour savoir si nos décisions sont légitimes. J’ai essayé de le faire comme tout parent qui fait son possible, mais ce n’est pas évident. Être parent est le rôle le plus difficile d’une vie à cause notamment de ces possibles abus de pouvoir décrits dans le livre. »

Des rêves d’absolu

Face à ces entraves familiales, Trinity et Terrence décident de fuir et montrent une belle énergie pour vivre leurs rêves. Rien ne semble les arrêter. L’une et l’autre ont une soif de liberté qui s’exprime dans leur décision de fuir le monde, de fuguer et de se réfugier au Peak District National Park, où ils se rencontrent.
« Prendre ses libertés et devenir qui on est, comme le préconisait Nietzsche, c’est le cœur du livre, défend Emmanuelle Pirotte. Pour ce faire, il faut souvent entrer en conflit avec le parent, raison pour laquelle la crise d’adolescence est nécessaire. Compliquée, douloureuse parfois, mais nécessaire, même avec des parents compréhensifs. On a tous et toutes besoin d’être confrontés. »
L’école des loisirs, qui a approché Emmanuelle Pirotte pour lui proposer d’intégrer la collection M+, n’y a mis que deux conditions : que les personnages aient l’âge des lecteurs et lectrices et que la fin ne soit pas tragique. On l’a craint un moment durant notre lecture mais, comme dans la plupart de ses romans, l’autrice a ménagé une fin ouverte et lumineuse.
« Le père de Trinity est plein d’amour, souligne l’autrice belge. Il y a toute la famille aussi, les frères, la tante Rose qui incarne la liberté et la rupture. Et Trinity aime son père, même s’il l’a déçue, s’il a rompu un pacte. C’est pour cela qu’il devait y avoir confrontation : pour qu’il y ait retrouvailles et reconstruction. Je crois fort au pouvoir de l’amour et à ce qu’il peut engendrer comme liberté. »

BONUS (L'intégrale de cette rencontre)

Le grand effondrement

Au bord du monde, comme quasi tous les livres d’Emmanuelle Pirotte et notamment De profundis et Les reines (Le Cherche-Midi), pose la question de l’avenir du monde, celle d’une menace irrémédiable sur la planète et sur ses habitant·es. Et ses deux personnages, à l’image de certains jeunes, l’expriment dans le livre : « On y est presque au grand effondrement, mais est-ce si grave ? On va sans doute disparaître, nous les humains, et alors ? ». Ou plus loin encore : « La vie devant nous ? Haha, toujours les mêmes bons vieux clichés qu’on nous sert à toutes les sauces à nous, les ados, mais quelle vie, hein ? Quelle vie on nous propose ? ». Des questions qui taraudent également Emmanuelle Pirotte et depuis longtemps.
« Je crois que l’humanité ne sera pas éternelle, explique Emmanuelle Pirotte. L’espèce humaine a fait son temps. On a massacré et on a poussé à l’extinction des espèces animales, végétales, des populations humaines. Le monde occidental est imbu de sa supériorité. Je me suis tout à fait ralliée à l’idée que l’Homme va probablement disparaître. Le reste du vivant s’en portera peut-être mieux… On me dit qu’il faut se battre pour les générations futures, mais qui s’intéresse vraiment à la 9e génération qui viendra après nous ? On n’est pas formaté pour nous projeter si loin. Et de moins en moins. J’ai grandi dans les années ’80, à l’époque du punk, du post punk, du No future, je sortais avec des cheveux noirs à la Robert Smith, je me maquillais en blanc avec des lèvres rouge sang et des yeux charbonneux. J’écoutais Cure et Joy Division, les Smiths, des musiques sombres et désenchantées. Nous, les jeunes, savions déjà que le monde allait mal. Je me suis construite dans cette culture. Cure revient sur le devant de la scène avec son dernier album, cela parle encore aux jeunes d’aujourd’hui ; Terrence d’ailleurs écoute la musique que j’écoutais à l’époque, et la fait découvrir à Trinity. »

Se reconnecter

Le titre du roman est d’ailleurs tiré de la chanson des Cure, Plainsong de l’album Disintégration : « Sometimes you make me feel like I am living at the edge of the world… » (Parfois tu me donnes l’impression de vivre au bord du monde). « Au bord du monde, ce n’est pas au bord du gouffre, précise l’autrice namuroise. Là où Terrence et Trinity se réfugient, ce sont des lieux au bord du monde, entre ville et nature. Ce livre est aussi une ode à la nature, au pouvoir de la nature pour panser les plaies. Mes deux personnages vont s’y abriter et s’y ressourcer. Ils aiment y être On envoie les jeunes chez les psys, on devrait les envoyer aussi dans les bois. Cela ne coûte rien. Si les jeunes perdent la connexion avec la nature, on est totalement foutu car ils perdront l’empathie avec le vivant. Être au bord du monde, c’est aussi entrer dans un autre univers, différent de celui que l’on a l’habitude de connaître, mais c’est aussi être au bord du monde que l’on porte en soi, fait de toutes les forces, les richesses qui nous animent ; Les difficultés qu’ils traversent n’empêchent pas Terence et Trinity de vivre. Le goût de la vie est là, en eux, envers et contre tout. Le genre humain est merveilleux dans son extraordinaire capacité d’adaptation, cette rage de vivre, pour le pire et… le meilleur. »

La rage de vivre

Les deux adolescents du roman ne se résignent pas pour autant et font preuve d’une belle énergie. Trinity l’exprime dans la communication, spontanée, directe, volubile, et même l’hypercommunication, même si elle lui vaut quelques revers. Terrence, lui, est introverti et désenchanté, parce qu’il est doté d’une grande lucidité face au monde extérieur. « Il ressemble à ces jeunes éco-anxieux, précise celle qui l’a imaginé, et comme je les comprends ! Pour affronter cette anxiété face à la menace d’un grand effondrement, je crois qu’il faut essayer de se passionner, d’être mu par une passion comme Terrence par la musique, la littérature, comme Trinity par la boxe, le théâtre, les chevaux… ».
Les jeunes héros vont vivre l’expérience d’un premier amour, absolu, et la découverte de la sexualité, ce qui fait d’Au bord du monde un roman d’apprentissage… « Étant jeune, je croyais déjà que l’art, l’amour et l’amitié peuvent sauver d’une forme de désillusion et de désespoir, sourit Emmanuelle Pirotte. Je me suis lancée à corps perdu dans tout ce qui me passionnait et notamment les livres d’Emily Brontë dont je parle dans le roman. La lecture des Hauts de Hurlevent à l’âge de 12 ans a été un éblouissement absolu et a façonné ma vision de l’amour, de l’art, mon goût pour les paysages anglo-saxons auxquels j’ai rêvé avant de les découvrir, et dans lesquels se déroule le récit. L’art ne peut pas sauver le monde, mais il peut parfois sauver une personne seule face à son destin, malgré des vécus difficiles. C’est ce que j’essaie de communiquer à travers ce livre ».

« Il était une fois »

Parmi les différentes disciplines artistiques qui peuvent apporter ce regain de vie, il y a bien sûr l’écriture, la fiction. Emmanuelle Pirotte cite l’auteur israélien, Yuval Noah Harari, qui dit que les sociétés humaines se sont constituées et se sont fédérées autour de récits « avec parfois le pire, comme les religions, souligne-t-elle, et aussi le meilleur, lorsque ces récits nous élèvent, nous éveillent, nous rassemblent. Mes filles sont toutes les deux artistes. L’aînée fait du théâtre, la cadette de l’illustration. Ce sont deux autres manières d’exprimer tout ce que nous sommes, d’explorer, de comprendre notre humanité. Chaque jour, j’embrasse la vie avec ces mots : 'Il était une fois…'. Cette formule est magique. Elle ressuscite l’enfant en chacun de nous. Une des victoires de l’existence est, je crois, de rester fidèle à l’enfant qu’on était. Je suis restée la petite fille à qui on disait : 'Il était une fois' et qui continue aujourd’hui à le répéter, encore et encore ».