Développement de l'enfant

Un chiffre : 25 %. Soit l’augmentation du nombre de prêts de livres dans le Réseau de la lecture publique francophone. Ce chiffre a motivé les dirigeant·e·s de nos bibliothèques à réunir la presse autour d’Agathe Kalfala, une experte française. Leur objectif : tenter d’expliquer cette explosion de prêts et répondre à cette question : comment donner l’envie de lire aux jeunes ?
Il y a dix ans, le décret sur le développement des pratiques de lecture incitait les bibliothécaires à ne plus se centrer uniquement sur les prêts, mais à transformer leurs locaux en lieux de vie. De Durbuy à La Louvière, en passant par Sésame, la magnifique bibliothèque de Schaerbeek, les activités se sont multipliées : ateliers d’écriture ou d’alphabétisation, clubs de lecture adultes ou ados, nuits en pyjama, heures du conte, expositions, etc.
Il y a aussi ceux et celles qui viennent y consulter internet, lire la presse, boire un café… Certains usagers participent même sans emprunter. Et puis, certain·e·s bibliothécaires vont hors leurs murs, par exemple en maisons de repos, auprès de détenus, dans des maisons de jeunes, etc. Autant de partenariats encouragés par le décret. Au final, ces activités semblent avoir eu un effet collatéral, l’augmentation du nombre de prêts (près de 11,7 millions en 2019)
L’augmentation de 25 % des prêts par rapport à 2018 s’explique également par le succès grandissant du prêt interbibliothécaire (le livre non disponible dans votre bibliothécaire peut être éventuellement emprunté dans une autre) et par le recours au prêt numérique, mis en place en mars 2015, via la plateforme Lirtuel. Précision importante pour les parents : le prêt est gratuit pour les moins de 18 ans !
Qui emprunte ? Le lecteur est… une lectrice, entre 28 et 40 ans, mère la plupart du temps, qui emprunte aussi pour d’autres comme ses enfants… Quant aux ados, « c’est un public qui doit se gagner, insistent les responsables du Réseau. Nous le faisons notamment par la mise à disposition d’espaces d’études ». Mais également en allant chercher l’expertise de personnes qui se sont penchées sur cette question, comme Agathe Kalfala, coordinatrice au sein de l’association française Lecture Jeunesse.
Interroger leurs lectures
Pour l’experte, il faut poser un autre regard sur les lectures des ados et surtout sur leurs pratiques culturelles qui ont beaucoup changé. « Il y a trop de clichés sur les ados, et notamment que leurs lectures seraient pareilles, alors que la lecture jeunesse couvre un large spectre. Elle est à la croisée de plusieurs pratiques comme la fiction, le jeu vidéo, les mangas, etc. ».
Parmi ceux et surtout celles qui orientent les enfants vers la lecture, il y a d’abord les mères (ou les belles-mères), puis les ami·e·s quand ils grandissent, et enfin, aujourd’hui, les booktubeuses/tubeurs et les blogueuses/blogueurs. Les enjeux liés à cette volonté de donner le goût de lire sont aussi multiples : scolaire, éducatif, esthétique, citoyen, offrir distraction et évasion, identification à un héros, etc.
« D’un milieu familial, socioculturel, à l’autre, les injonctions sont différentes. Là où il y a familiarité avec le livre, l’attente sera plutôt d’enrichir le bagage culturel. Là où il n’y en a pas, c’est la réussite scolaire qui prévaut. Certains enfants développeraient même une sorte de honte en rapportant un livre dans une maison qui en est dépourvue. Les enseignant·e·s prescriront des livres liés au programme scolaire, etc. Il y a autant d’enjeux qu’il y a de prescripteurs et prescriptrices. »
Leur faire confiance
S’interrogeant sur cette nécessité de donner le goût de la lecture aux jeunes, Agathe Kalfala envoie une salve de questions : « Pourquoi leur donner envie de lire ? Avec quelles intentions ? En ont-ils eux envie ? Ne lisent-ils vraiment pas ? Et s’ils lisent, que lisent-ils ? Et comment ? Il y a cette crainte chez les parents liée aux résultats des enquêtes internationales qui montrent que les compétences en lecture sont en baisse en Belgique francophone. D’autant que ces mauvais résultats interfèrent dans d’autres domaines (mathématiques, histoire…) où les erreurs sont parfois dues à une mauvaise compréhension de l’énoncé. Même s’il y a des différences entre les écoles, entre filles et garçons, entre milieux socioculturels. Comme l’a dit Muriel Limbosch, directrice du Wolf, lors du colloque Les défis de la lecture chez les jeunes : ‘Un bon livre n’a pas d’âge, pas de sexe, il faut travailler le contenu avant tout. Un conseil : venez avec vos enfants en bibliothèques et laissez-les choisir’. Et elle concluait : ‘Foutez-leur la paix !’. C’est-à-dire : faites leur confiance. Ne jugez pas négativement leurs lectures ».
Cerner les besoins
Les professionnel·le·s du livre et de la lecture le constatent dans leur quotidien : autour des 12 ans, on assiste à une chute du taux de lecture chez les jeunes. « La peur des parents, constate Agathe Kalfala, c’est que si leur enfant ne lit pas à cet âge-là, il ne lira plus jamais. Or la préadolescence est un âge de questionnements, d’opposition et de refus, mais aussi de construction, de grande fragilité, de grande sensibilité ».
Raisons pour lesquelles elle encourage les parents à être à l’écoute des besoins de leur jeune au moment de proposer une éventuelle lecture : s’il vient de perdre un grand-parent, s’il est quitté par un·e petit·e ami·e, s’il y a du harcèlement dans son école, etc.
« La prescription d’un livre n’est plus la réponse à un plaisir présupposé de l’ado ou à une obligation de résultats, mais à un besoin, une attente. Cela demande bien sûr d’être à l’écoute du jeune, sans être à l’écoute de nos propres peurs. En fonction de ces vécus, proposez-leur beaucoup de choses. Sans oublier le besoin de rigoler, de se détendre ou de s’informer. »
« Donner du temps et un espace pour lire, c’est lui accorder une vraie valeur, reconnue par la société »
D’autres adultes peuvent être des relais : un grand-parent, un·e libraire, une connaissance, etc. « Il y a une adolescente qui nous invite d’ailleurs à lire, ajoute Agathe Kalfala, c’est Greta Thunberg quand elle encourage à lire les rapports sur l’environnement ! Les meilleurs prescripteurs, ce sont les pairs ».
Donner du temps et de l’espace
Parmi les conseils nombreux qu’elle a envie de donner, Agathe Kalfala aime citer l’exemple de l’opération française « Silence, on lit ! », qui propose d’intégrer quinze minutes de lecture dans les établissements, tout le monde au même moment, y compris le personnel qu’il soit encadrant ou technique.
Pour notre experte, « donner du temps et un espace pour lire, c’est montrer concrètement que le temps de lecture est un temps important, c’est lui accorder une vraie valeur, reconnue par la société. Le meilleur ressort, c’est l’exemple, monter son intérêt, être soi-même dans le plaisir de la lecture ».
N’y a-t-il pas lieu de s’interroger sur cette reconnaissance de la lecture dans notre société ? Est-elle véritablement considérée comme une valeur à défendre ? « C’est vrai, l’attraction de l’image a pris le pas sur l’écrit, constate Agathe Kalfala. Pourtant, nous sommes dans une époque où l’on écrit beaucoup, notamment sur le net ». Le salut de la lecture passerait-il par le numérique ?
Lire, c’est lier
Face au numérique, notre interlocutrice développe un point de vue qui détonne d’avec les craintes parentales habituelles. Selon elle, il y a une peur exagérée du numérique. Avec conviction, elle affirme que « cette technologie avancée bouscule la place du livre et le rapport à la lecture. Elle permet aux jeunes d’être producteurs de textes, notamment dans la fan fiction, sur des supports comme le smartphone ou des plateformes comme Wattpad. Il faut encourager la lecture et l’écriture qui sont les deux faces d’une même réalité ».
Cet engouement pour l’écriture numérique génère des communautés de lecteurs et lectrices qui se regroupent autour d’histoires, de personnages, de séries, de booktubeuses/tubeurs. « Les jeunes aiment être dans la discussion et les échanges autour d’univers particuliers, avec des écritures nouvelles et des imaginaires différents. Certes, l’émergence du numérique brouille les pistes et peut générer de l’inquiétude, reconnaît Agathe Kalfala, mais une approche n’évacuera pas l’autre, comme la télé n’a pas chassé le livre. Il n’y a pas d’exclusion de l’un au profit de l’autre. L’adaptation du livre Treize raisons en série par Netflix en a relancé la lecture. Plus que jamais, les jeunes sont baignés dans un monde de récits ».
Michel Torrekens
En pratique
Désacraliser le livre
Lecture et précarités financière, socioculturelle, linguistique, scolaire sont liées. Comment sortir de ce cercle vicieux ? « Vaste question, s’exclame Agathe Kalfala. Le grand défi des professionnel·le·s du livre est d’accueillir des ados éloigné·e·s des codes culturels généralement liés aux lieux du livre. Je ne peux qu’esquisser des pistes, notamment rendre populaires des lieux comme les bibliothèques, ne pas en faire des sanctuaires en plaçant les auteur·e·s sur un piédestal, désacraliser le livre et montrer que la lecture se nourrit de la vie ».