Société

On ne serait pas objectif si on passait le fait sous silence. Alors qu’elle compte 102 années au compteur, la Ligue des familles vient de se choisir une femme comme directrice générale. Son profil, bien sûr, va bien au-delà… Rencontre questions-réponses.
Pour cette rencontre, nous vous avons laissé le choix du lieu, un endroit qui a du sens pour vous. Vous avez opté pour le Phare du Kanal, un lieu chaleureux, face au Centre Fedasil du Petit-Château, au bord du canal à Molenbeek. Pourquoi ?
Madeleine Guyot : « D’abord, parce que c’est dans la commune où je vis. Ensuite parce que le Phare se trouve le long du canal que je traverse quotidiennement à vélo, une frontière forte, physique et symbolique, entre le nord de Bruxelles et le reste de la ville, entre les quartiers pauvres et les quartiers plus aisés. Cette traversée charrie chez moi bien des réflexions liées à des publics vulnérables, une gentrification galopante, un accès au logement de plus en plus compliqué, des publics qui ne se fréquentent pas, retranchés dans des espaces différents, avec une différence d’espérance de vie de sept ans… Cela pose beaucoup de questions, y compris au niveau familial. »
Le jour où nous nous rencontrons, la France est en pleine ébullition après la mort de Nahel. Ces événements tragiques ont rejailli sur Bruxelles. Quelles réflexions vous inspirent-ils ?
M. G. : « Cela prouve qu’il y a une crise de confiance entre les jeunes et les institutions, les autorités. Ce drame est représentatif du système dans lequel on vit actuellement avec des jeunes qui se sentent incompris, mais aussi des parents qui s’estiment disqualifiés et transmettent une méfiance vis-à-vis des autorités, ici, la police, toujours un peu plus fragilisée dans sa légitimité. »
Avec les jeunes
Originaire de Thuin, quels ont été vos premiers contacts avec la Ligue des familles ?
M. G. : « J’ai vécu avec trois grands frères dans une petite maison. Nous avions la fameuse carte famille nombreuse. Verte et en carton à l’époque. Le logo avec son petit bonhomme mappemonde et ses bras en l’air me faisait rêver ! J’ai également collaboré avec la Ligue des familles comme directrice de l’AMO Samarcande, service d’aide aux jeunes en milieu ouvert, pour l’organisation d’un Petit train citoyen à Etterbeek, une action d’interpellation politique lors de la campagne des élections communales de 2012. Cet aspect de plaidoyer politique me plaît beaucoup parmi les actions de la Ligue des familles. Et puis, mon père lit toujours le Ligueur de manière soutenue. Quand mes parents ont appris ma future prise de fonction, ils étaient fiers de me dire qu’ils cotisaient encore à la Ligue des familles. »
Et après Thuin ? La suite de votre existence s’est-elle inscrite en rupture ou dans le prolongement de l’éducation familiale ?
M. G. : « Comme jeune cadette de la famille, j’ai un peu fait exploser les cadres et l’autorité de mes parents. Aujourd’hui, du haut de mes 45 ans, je fais le topo de ce qu’ils m’ont apporté. Parmi beaucoup de choses, du côté de mon père, les valeurs de solidarité, du côté de ma mère, je tiens mon esprit critique et ma profonde sensibilité aux injustices. Mes parents ont souhaité nous offrir l’apprentissage de la musique, j’ai joué du violoncelle de 8 à 23 ans. Ado, j’ai perdu mon enthousiasme pour cet instrument, mais, par la suite, j’ai décidé de continuer au-delà du cursus académique. J’ai fait des études en journalisme. Aux yeux de mes parents, notre job était d’étudier. Il n’était pas question de prendre un job d’étudiant, par exemple. Ils voulaient nous offrir les conditions idéales pour réussir. À la fin de mes études, je ne voulais plus travailler comme journaliste, car je me suis dit que si on voulait éveiller les consciences, ce n’était pas nécessairement par la voie médiatique, mais qu’il fallait travailler avec les jeunes. Samarcande m’a engagée en 2003 comme éducatrice pour des projets d’expression radiophonique avec des jeunes. Ce fut une période faste. En écoutant ces jeunes réfléchir à des sujets de société, je comprenais mieux certains enjeux qui les concernaient et j’ai un peu retrouvé ma ‘fougue’ adolescente. Je les ai vus devenir des passeurs, de tolérance notamment, via le canal radiophonique. J’ai beaucoup appris à leurs côtés. »
Enfants-parents, mêmes combats
Vous avez été directrice de Samarcande pendant dix ans, vous passez ensuite pendant un an au Forum Bruxelles contre les inégalités, puis rejoignez le Délégué général aux droits de l’enfant. Quel est le fil rouge de ces expériences ?
M. G. : « En étant dans le domaine de la jeunesse, j’ai découvert que j’avais un outil politique formidable pour essayer d’améliorer collectivement les systèmes, en particulier pour les publics vulnérabilisés. J’ai cherché à travailler dans des endroits qui permettent d’avoir une légitimité pour analyser certains enjeux et les renvoyer vers les autorités politiques et réfléchir collectivement à des solutions. Par rapport à la Ligue des familles, j’ai envie de m’inscrire dans la même dynamique, en partant de l’angle des parents pour faire en sorte qu’ils disposent de la meilleure situation possible pour exercer leur parentalité de manière épanouie et émancipée de certaines valeurs normatives. Et cela se répercute sur le bien-être de leurs enfants. D’une certaine façon, je me retrouve de l’autre côté du miroir et je trouve intéressant d’agir à partir d’un autre point de vue. Pour moi, les enjeux sont fondamentalement les mêmes. »
« On ne naît pas parent, on le devient. Pour cela, le parent doit pouvoir disposer de moyens pour le devenir aux différents âges de l’enfant et c’est d’abord à l’État de s’assurer de l’existence de ces moyens »
Est-ce que vous voyez néanmoins une différence ?
M. G. : « Oui. À la différence des enfants, qui bénéficient de la Convention internationale des droits de l’enfant, il n’y a pas de statut du fait d’être parent. Les configurations familiales sont très changeantes et diversifiées. J’ai le souhait pour la Ligue des familles de pouvoir garantir qu’elle s’inquiète de tous les parents, à tous les âges des enfants, ce qui est une mission gargantuesque. »
Faire famille
À propos de famille, peut-on aborder votre vie privée ?
M. G. : « Nous sommes une petite famille recomposée. J’ai rencontré mon mari en 2006. Il avait déjà un petit garçon, qui a 20 ans maintenant, ce qui fait un long chemin d’accompagnement. Notre relation est vraiment chouette. J’ai toujours été associée à son éducation, en dialogue avec sa maman et son beau-père. Je m’entends très bien avec sa maman, qui a un autre petit garçon. Nous avons aussi une fille qui a 13 ans, qui a été dans la même école primaire que son frère. On ne parle jamais de demi-frère, demi-sœur. On a essayé d’inventer, comme plein d’autres familles aujourd’hui, d’autres modèles familiaux, de coparentalité. »
Comment concevez-vous l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle ?
M. G. : « C’est une question importante. Quand je suis devenue maman, j’étais déjà directrice de Samarcande, une petite association certes, mais où j’étais au four et au moulin, car sans secrétariat, sans aide pour trouver les financements, etc. La charge de travail était conséquente, en plus d’une série d’engagements bénévoles dans d’autres associations. J’aime me rendre utile là où je peux l’être. C’est plus dans cette partie bénévole que je vais devoir trouver un équilibre et sans doute réduire certains engagements. Pour moi, c’est important pour un enfant de voir que son parent est épanoui dans le travail, mais il faut toujours s’assurer de disposer de moments de qualité avec lui ou avec elle au quotidien et dans des moments plus spécifiques comme les congés scolaires. »
La femme toujours malmenée
Vous êtes la première femme à la tête de la Ligue des familles. Que représente pour vous cette nouveauté ?
M. G. : « C’est d’abord très bien pour l’association parce que ça va attirer l’attention du public et peut-être favoriser un capital sympathie et d’adhésion. Dans le cadre du lobbying politique, il y aura peut-être un angle renforcé sur les questions de genre parce que le statut de la femme reste malmené. Par contre, j’entrevois un risque : celui de renforcer l’image rétrograde qui veut que la femme s’occupe des questions familiales. »
Le soutien à la parentalité est au cœur des actions de la Ligue des familles. Quelles sont vos préoccupations dans ce domaine ?
M. G. : « Je parlerais plutôt d’accompagnement de la parentalité. On ne naît pas parent, on le devient. Pour cela, le parent doit pouvoir disposer de moyens pour le devenir aux différents âges de l’enfant et c’est d’abord à l’État de s’assurer de l’existence de ces moyens. Un enjeu important, c’est de lutter contre la pression normative à l’hôpital, à l’école, dans la société, via des injonctions glissées aux parents. Or, il n’y a pas de recette pour être un bon parent. Il faut faire attention à ne pas tomber dans un discours qui culpabilise les parents, car il n’y a pas une famille identique à une autre. Dans les politiques familiales, il faut avoir une vision à 360 degrés en tenant compte de la diversité des familles et notamment des familles vulnérables, d’autant que le travail ne protège plus de la pauvreté. Il y a aussi les familles plus invisibles, en situation de handicap, les jeunes parents, les parents vieillissants... Et aussi les enjeux liés aux nouvelles technologies, au harcèlement à l’école, l’accès à un environnement moins pollué, à des espaces verts et récréatifs, sportifs où il y a de fortes inégalités. Les familles qui vivent dans les quartiers populaires sont des résistantes car tout est compliqué pour elles. »
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