Vie pratique

Mais où en est l’éducation numérique ?

Lancez le sujet. À l’école. Aux profs. Aux expert·s en tous genres. Et d’un coup, le débat devient vite virulent. Malgré les lignes du Pacte consacrées à cette matière, on ne peut que constater un fameux hiatus entre la théorie et la pratique. Au point d’avoir le sentiment d’être confronté à un âge de pierre numérique. Soulevons le couvercle de cet autocuiseur préhistorique et voyons où en est toute cette petite cuisine.

La période de la 5e primaire à la 2e secondaire semble être le moment où l’éducation au numérique est la plus fréquente. Malgré cela, 44% des parents d’élèves qui sont entre la 5e primaire et la fin du secondaire témoignent que leur enfant n’a jamais suivi ce type de cours. Ces chiffres issus de l’étude de la Ligue des familles nous surprennent. Si bas soient-ils, ils nous paraissent néanmoins élevés. En effet, au vu du nombre experts qui déplorent dans nos pages depuis des années ce peu d’attention portée à cette discipline, nous pensions que les cours liés au numérique étaient encore plus rarissimes que ça à l’école.

« Le programme d’abord »

Aglaé*, 47 ans, est prof de techno en secondaire dans le Hainaut. Elle est, elle aussi, très surprise par ces 44%. « Ça voudrait dire qu’un enfant sur deux aurait accès de près ou de loin à une forme d’éducation numérique. Ça me semble énorme. Mais c’est intéressant, ça en dit long sur la difficulté qu’on a à mettre en place des heures liées aux usages numériques via l’école. Il faut voir à quoi ça se résume : les enfants rentrent de l’école, ils font deux manip’ sur Excel. Ils en parlent à leurs parents et ces derniers vous répondent que oui, il y a bien une éducation numérique à l’école. Parce que la première question à se poser, c’est qui aujourd’hui dispensent ces cours ? Là, vous allez voir, ça devient vite folklorique ».
Justement, nous la posons cette question. À un de nos experts récurrents qui suit de près toutes les ambitions du Pacte pour un enseignement d’Excellence avec nous depuis bientôt dix ans. Christophe Butstraen, auteur d’Internet, mes profs et moi (de Boeck), préfet des études dans un athénée de 3 000 élèves du Brabant wallon, partage le même constat qu’Aglaé*.
« Comment ça s’organise tout ça ? Au niveau structurel, c’est le néant. Alors, c’est vrai, on voit fleurir des stages, des formations. Tout ça se met en place trop lentement pour pouvoir décemment parler d’éducation numérique. Dans mon établissement, par exemple, qui est gigantesque et ne manque pas de moyens, c’est à moi qu’on demande de prendre cela en charge. Je le fais avec plaisir, même si je sens que tous ces discours autour du numérique, c’est de la poudre aux yeux. Voilà vingt ans que je me bats, que je toque aux portes des ministères. Et la réponse est la même à chaque fois : ‘le programme d’abord’. Comme si c’était le saint-graal. Résultat, peu de mes confrères et consœurs sont prêt·es à investir ou s’investir là-dedans. »

Deux, trois profs geeks, c’est très bien, mais ça ne suffit pas à insuffler une véritable sensibilisation à l’éducation numérique et encore moins à aborder tous les enjeux qu’elle recoupe
Erick Mascart

secrétaire général de l’asbl Educode

Nombreux et nombreuses sont les intervenant·es de ce dossier à le déplorer : l’école est trop dans la démarche de l’utilisation technique du numérique. Erick Mascart, secrétaire général de l’asbl Educode, regrette que l’école n’essaie pas d’enseigner la façon dont tout ce monde virtuel fonctionne.
« On envisage le numérique que par son usage. Je ne blâme surtout pas les enseignant·es pour qui c’est la débrouille. Toutes ces réformes mettent l’école sous pression. La question n’est pas facile à aborder, les moyens manquent, il y a peu de formations. Le fonctionnement de chaque nouvel outil est expliqué de façon sommaire. Il n’existe aucun support pour accompagner tous ces changements et, en plus, il n’y a aucun maintien des outils. Cela à tous les niveaux scolaires, dans tous les réseaux, jusque dans le supérieur. Je parle souvent d’un tabouret à trois pattes. Je m’explique. Dans une entreprise équipée en IT, le budget se divise de cette manière : 1/3 pour l’achat, 1/3 pour le support, 1/3 pour la formation. L’école, elle, n’est que dans le premier tiers, l’achat. Or, tout cet arsenal, ça demande des investissements. Deux, trois profs geeks, c’est très bien, mais ça ne suffit pas à insuffler une véritable sensibilisation à l’éducation numérique et encore moins à aborder tous les enjeux qu’elle recoupe. »
Et si nous essayions de voir par où commencer ?

Au-delà de l’outil, des questions citoyennes

Côté parent, qu’est-ce qu’on attend de cette éducation résolument 2.0 ? Vous nous dites des choses très différentes. À l’unanimité, vous aimeriez que cette instruction permette à vos enfants de prendre du recul. Pour ne pas dire qu’elle éloigne vos enfants et ados loin des écrans. « Qu’elle apporte la distance nécessaire pour se réguler, sans app ou des parents derrière pour jouer les flics », nous dit Mathilde, maman de deux ados de 12 et 14 ans.
Vous comptez également beaucoup sur l’éducation numérique pour contrer les pièges que les ados se tendent eux-mêmes. Cyberharcèlement, e-réputation, embrigadement, sexto, régulation du porno sur lequel nous reviendrons dans les pages suivantes. Comme l’explique Philippe, papa d’une ado de 16 ans, « les gamin·es se piègent entre eux, entre elles. J’ai quand-même le sentiment qu’avec un peu de – pardon de dire des gros mots – morale autour des usages, on pourrait faire du web un endroit plus serein ». Assainir le rapport des enfants au numérique, ce serait ça, l’idée ?
On retrouve Christophe Butstraen pour qui, en effet, tout devrait être regroupé dans un module d’instruction civique. « Une heure par semaine. Pas plus. Mais on s’y tient. Une heure pour aborder tout ce qui a trait à internet, à la sexualité, au harcèlement, à la propriété intellectuelle, aux religions, à la politique… Tout ça, je dis bien tout, passe par les usages numériques. Et toutes ces problématiques-là ont comme point commun le vivre ensemble. Comme je l’ai souvent dit dans vos pages, c’est davantage une question de savoir-être que de savoir-faire. On devrait, nous, adultes, coopérer avec eux. ‘Apprends-moi à faire une page Facebook, je t’apprends les droits d’auteur’. Ainsi on reconnaît et on valorise leur compétence dans ce domaine. Celle-ci reconnue, ils s’ouvrent davantage à ce que l’on a à leur apprendre. Est-ce que l’école met en valeur leurs connaissances ? On veut faire de nos enfants des citoyen·nes responsables, mais on ne fait rien pour. Ça reste un slogan. On ne va pas avancer en leur apprenant à faire un tableau Excel ».
Un apprentissage numérique, complète Alain Buekenhoudt du Cémea (Centres d'Entraînement aux Méthodes d'Éducation Active), ça ne consiste pas juste à mettre les enfants devant un PC. « C’est d’abord les confronter. S’appuyer sur leur sensibilité climatique et expliquer les paradoxes. Par exemple, assimiler l’idée du virtuel à une dématérialisation inoffensive pour l’environnement, c’est une erreur. On y dégage plus de CO2 que le trafic aérien. Le matériel qui est mis en place est tout de suite remplacé. La consommation d’énergie est énorme. Voilà une entrée en matière possible pour une éducation citoyenne, par exemple. Mais il y a en effet une idée comme quoi toutes ces questions-là sont secondaires. La bonne conduite sur le web est perçue davantage comme une question de gestion d’individus du groupe. Ce n’est pas validé au CE1D ! Alors que ces questions sont peut-être plus importantes que la quinzième règle du participe passé ».
Propos sur lesquels rebondit Erick Mascart, qui compare la bonne conduite vis-à-vis de ces outils avec le Code de la route. « Il y a tout un ensemble d’apprentissages sur la façon de se comporter au volant et rien pour les écrans. Pourtant, les enjeux qui y sont liés sont énormes. Je commencerais par expliquer comment tous ces outils et les entreprises qui sont derrière fonctionnent. Et pourquoi tout ce que les élèves, nos enfants, utilisent ne les rend pas si libres que ça. Ce serait un bon point de départ. Je parle souvent de malbouffe numérique. Les GAFAM mettent toute une série de programmes en place pour garder les usagers captifs. Ce serait vraiment intéressant de former nos futur·es citoyen·nes à toutes ces réalités ».

Qui dit éducation… dit parents !

Une des recommandations de l’étude de la Ligue des familles porte sur l’idée de la formation. Pour l’association, il est nécessaire d’intégrer les enjeux de l’usage des réseaux sociaux, de la citoyenneté numérique, de l’usage des téléphones portables et de l’internet mobile dans le cadre scolaire, des agents conversationnels (intelligence artificielle) dans la formation initiale et continue des enseignant·es.
Et les profs, qu’en disent-ils ? Pour Cédric, enseignant bruxellois geek et techno-critique convaincu, chaque école doit partir des réalités des élèves. De là, pourquoi ne pas créer une plateforme qui compilerait les bons usages. « Décréter l’éducation numérique dans des circulaires, de façon transversale à chaque cours, ça ne peut pas marcher. Ça doit être une conversation comme on le fait pour la philo, la morale ou la sexualité. Avec un temps régulé pour ça. Mais ce n’est pas tout, ça doit dépasser les murs de l’école ».
Il va évidemment de soi que tous ces enjeux ne peuvent pas reposer sur les seules épaules des institutions scolaires. Comme l’explique Christophe Butstraen, « les parents doivent poser le cadre. On attend de l’école qu’elle agisse. Les parents sont le vecteur du savoir-vivre de leurs enfants. L’éducation doit être globale ». Ce qui demande évidemment du courage, de l’information, de la formation. Ce qui peut se faire de façon collective. Comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, ces questions sont trop importantes pour être balayées d’un trop souple : « Hey, mollo avec les écrans là »…

*prénom modifié à la demande des protagonistes

ZOOM

Libérez les enfants !

Les libérer, oui. Mais de quoi au juste ? De l’emprise des GAFAM, pardi. Tel est l’objet du manifeste écrit conjointement par Educode, Abelli et NumEthic et à l’initiative d’un groupe de parents, enseignant·es, citoyen·nes et défenseurs de la vie privée concerné·es par les technologies de l’information et la communication (TIC).
Ce manifeste vise à demander aux politiques en FWB de mettre en place un véritable système d’apprentissage numérique alternatif. Le constat est simple : du service de courrier électronique au traitement et au stockage des projets éducatifs, du bloc-notes en ligne à l’outil vidéo, l’infrastructure numérique de l’enseignement francophone passe progressivement presque entièrement entre les mains de géants étrangers de la technologie tels que Google et Microsoft.
Le document rappelle et plaide qu’il est possible, nécessaire et même urgent de faire autrement.
Pour accompagner cette réflexion, une grande campagne de soutien et de signatures de la pétition qui accompagne le manifeste est prévue. Cela tout au long de l’année scolaire 2023-2024, afin de peser et interpeller le nouveau Parlement de la FWB suite aux élections de juin 2024. Avis aux parents préoccupés.

La version en ligne du manifeste est disponible ici

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