Vie pratique

Non, tous les ados derrière leur écran ne sont pas des asociaux

de nombreux ados inquiètent leurs parents en ayant des modes de vie qui se rapprochent de celui des geeks, les « no life » des écrans

Ils sont surconnectés, mais enfermés dans leur bulle et déconnectés de leur famille. Depuis un an, de nombreux ados inquiètent leurs parents en ayant des modes de vie qui se rapprochent de celui des geeks, les « no life » des écrans. Mais, pas de panique, au-delà des préjugés, cet autre type de fracture numérique leur permet de développer de multiples compétences sociales.

Aujourd’hui plus que jamais, la consommation des écrans a explosé dans les familles. Si nous ne disposons pas encore des chiffres de 2020, l’étude #Générations2020 du Conseil d’éducation aux médias pointait qu’en 2019, près de six ados de secondaire sur dix (59%) utilisaient leur smartphone au moins quatre heures par jour. Depuis lors, cette consommation n’a fait qu’augmenter vu le contexte covid et l’école à distance.
Face à ce constat, beaucoup de parents craignent que leurs enfants ne deviennent des geeks dépendants des écrans et coupés de la réalité. Le Ligueur a pris le temps d’en discuter avec Olivier Servais, professeur et doyen de la faculté des Sciences économiques, sociales, politiques et de communication de l’UCLouvain, et Pascal Minotte, psychologue spécialisé dans les pratiques médiatiques et codirecteur du Centre de référence en santé mentale (CRéSaM).
Pour ce dernier, effectivement, « cette hyperconnectivité peut être considérée comme une fracture numérique de second degré, dans la mesure où elle a trait aux capacités des jeunes à faire quelque chose de constructif des outils informatiques à disposition ». À ce sujet néanmoins, nos deux experts se montrent rassurants : oui, les jeunes passent plus de temps sur leurs écrans, oui, c’est inédit par rapport aux années précédentes, mais non, cet autre type de fracture numérique n’aura pas d’effets négatifs sur leurs aptitudes sociales. À l’inverse, il peut même les aider à les améliorer.

Le jeu pour sociabiliser

L’hyperconnectivité des jeunes se décline en la pratique de trois activités en ligne : les jeux vidéo, les réseaux sociaux et la consommation des contenus audiovisuels. Concernant les premiers, #Générations2020 indique que 38% des ados jouent plus d’une heure par jour durant la semaine, alors qu’ils sont 64% pendant les week-ends et les vacances ( dont 23% jouent plus de cinq heures par jour). C’est l’aspect social des jeux vidéo qui attire le plus les adolescents.
En décembre, Olivier Servais publiait son ouvrage Dans la peau des gamers (Karthala), qui synthétise dix années de recherche sur le profil des passionné·e·s de jeux vidéo en ligne. L’anthropologue s’est plongé dans le jeu World of Warcraft et, plus précisément, dans l’une de ses « guildes », soit des groupes de joueurs qui jouent régulièrement ensemble.
« La moitié des hard gamers jouent précisément pour socialiser. Quand on est ado, toute la question de la relation aux autres, notamment à travers celle du corps, est compliquée. Le jeu vidéo peut être quelque chose qui les revalorise sans passer par ces questions : soit on a un corps d’avatar - un corps qui est globalement mal foutu - et on peut en rire, soit on est dans le cliché du ‘beau corps’, ce qui permet de sociabiliser sans gêne. »
Olivier Servais constate par ailleurs que les « maîtres de guilde » développent de réelles compétences de management. Parmi eux, il y a des ados. « Le maître de guilde est un animateur chargé de gérer la communauté de joueurs et de la faire avancer dans le jeu. Mais celle-ci peut parfois compter plusieurs dizaines, voire centaines, d’individus.  On est dans un univers où les gens, d’un clic, peuvent quitter le groupe. L’animateur doit donc développer des aptitudes de management tout à fait impressionnantes en termes de médiation, de planification stratégique, d’organisation à distance, de capacité à motiver les troupes, de recrutement… un ensemble de compétences qu’on commence à valoriser aujourd’hui et à considérer comme importantes ».

Les réseaux sociaux pour s’émanciper

Parallèlement aux jeux, les jeunes sont des adeptes des médias sociaux. #Génération2020 classe en tête du peloton Snapchat, avec 71% des ados qui l’utilisent, suivi d’Instagram (67%), Messenger (62%) et WhatsApp (42%). Pour Pascal Minotte, rien de moins étonnant, puisque ces plateformes répondent à trois besoins clés de cette période de vie : être en contact avec les pairs, avoir un groupe de copains, copines et couper le cordon avec la famille.
« Les ados ont besoin d’individualiser leur discours, de le distinguer de celui de leurs parents. Ils peuvent le faire à travers les médias sociaux. S’il y a bien une chose à laquelle ils sont accros, ce n’est pas le smartphone ou les écrans, c’est avant tout les contacts avec leurs pairs. C’est l’enjeu central à ce moment-là de leur existence. Avec le Covid, ils n’ont plus l’occasion de traîner ensemble, ils le font donc sur les réseaux sociaux. Ils socialisent un max, et pour un ado, c’est plutôt bon signe. La majorité d’entre eux passera à autre chose une fois la puberté passée. »

Des contenus audiovisuels pour se cultiver

Enfin, les jeunes passent du temps devant leurs écrans pour consommer des contenus audiovisuels tels que des documentaires, des clips musicaux, des extraits de films, des séries ou de la télé-réalité. #Génération2020 classe YouTube comme la plateforme qui a le plus de succès étant donné qu’elle est gratuite. 85% des ados l’utilisent pour regarder des vidéos. Ils adoptent donc une attitude plutôt passive face au média.
« En consommant du contenu, le jeune approfondit sa culture générale, son vocabulaire, développe certaines passions et devient plus facilement autodidacte, souligne Pascal Minotte. Alors qu’avant, si vous ne saviez pas comment faire une tarte aux pommes, vous demandiez à votre maman, aujourd’hui, vous irez sur YouTube et trouverez des centaines d’explications différentes. L’ado fait pareil par rapport à ses doutes ou ses questions. Cette hyperaccessibilité de l’information lui permet d’égayer sa curiosité et d’élargir son spectre de connaissances. Et quoi qu’on en dise, cette information est assez bien faite. Les gens n’auraient pas le réflexe d’y aller de façon aussi systématique si celle-ci n’était pas efficace. »

S’intéresser avant de paniquer

L’augmentation de la consommation des écrans des jeunes - cette fracture numérique de second degré - n’est donc a priori pas à craindre. Les deux experts sont unanimes sur la question, même s’ils comprennent les préoccupations des parents.
Olivier Servais les vit même au quotidien : « J’ai quatre enfants de 9 à 16 ans et, moi aussi, je me sens parfois démuni quand je les vois devant leurs écrans. Mais les jeux vidéo en ligne ont aujourd’hui vingt-cinq ans, les réseaux sociaux quinze ans, nous avons le recul pour rester confiants et savons désormais qu’ils ne sont pas dangereux ».
En cas de doute, la meilleure chose à faire est de s’intéresser à la passion de son enfant. Lui poser des questions. « Très souvent, on les laisse dans leur monde et c’est bien parce qu’ils ont besoin de leurs moments à eux. Mais, de temps en temps, asseyons-nous à côté d’eux, discutons avec eux, demandons-leur qu’ils nous expliquent ce qu’ils font. Et si vraiment nous constatons une surdépendance, allons consulter. Mais il ne sert à rien de rester campés sur nos positions sinon nous devenons des murs qui ne se parlent pas ».

LA QUESTION

Mon ado peut-il développer une addiction aux écrans ?

Le rapport des jeunes à la consommation des écrans embrasse aussi la question de l’addiction. À partir de quand peut-on considérer qu’un ado est addict et quels seraient les signes qui l’indiquent ? Pascal Minotte commence par révoquer le terme « addiction », inapproprié pour les écrans.
« C’est une métaphore contreproductive qui ne repose sur aucun substrat biologique. Le jeux vidéo récompense au même titre qu’une pizza, cela n’a rien à voir avec une drogue. Cette métaphore encombre les parents au moment de produire des réponses éducatives adaptées. On n’entame pas un dialogue sur les écrans de la même manière que sur la cocaïne. La logique de sevrage ne doit pas être la même. »
Le psychologue préfère le terme « usage excessif ». Il précise que celui-ci ne concerne qu’une petite minorité d’adolescents et ne s’applique qu’aux jeux vidéo. « À l’heure actuelle, si on croise toutes les études faites dans les pays occidentaux, entre 1 et 3% des jeunes seraient dans des usages excessifs de jeux vidéo. Ceux qui sont accueillis en consultation jouent treize, quatorze, voire quinze heures par jour. Du point du vue du parent, la première question à se poser est celle de la souffrance : cette pratique envahissante a-t-elle un impact négatif sur la vie du jeune et de sa famille ? Si la réponse est oui, cela vaut le coup d’aller voir un tiers pour faire le point, même si cela ne veut pas forcément dire qu’il y a un problème ».