Vie pratique

L’ARCHIVE DU LIGUEUR
Au début des fifties, le Ligueur dispose d’une rubrique intitulée « La page de la femme ». On y parle chiffons, cuisine et ménage. En cette période d’après-guerre, la modernité s’incruste dans les fourneaux et les bacs à linge. Si c’est timidement que la technologie commence à poindre le bout de son nez (les machines à laver électriques, par exemple, ne se développeront que dans la décennie suivante), le travail de la ménagère, lui, passe désormais par une espèce de professionnalisation. C’est dans ce cadre que le Ligueur publie un sujet sur « l’étude des mouvements dans le travail ménager ».
Celle qui rédige l’article est « régente ménagère » et se fait l’ambassadrice d’une façon moderne d’aborder les tâches quotidiennes. Objectif : rationaliser les efforts, gagner de l’énergie, du temps et donc de l’argent. Et cela en « se basant sur l’étude des mouvements dans l’industrie pour augmenter le rendement du travail ». Tout doit être raisonné, disséqué, passé au peigne fin de l’observation la plus affûtée. « Tout en travaillant, je me pose des questions concernant mon travail, je note la durée, je cherche des améliorations ».
Exemple ? La corvée patate. « J’épluche 1 kg de pommes de terre. Pourquoi cette position, ce couteau, ce réceptacle à déchets, cette façon de traiter le tubercule, combien de temps ai-je mis ? En quoi puis-je trouver des améliorations ? ». Toutes celles qui se posent ces questions deviennent de véritables exemples d’efficience, regardant du haut de leur organisation sans faille les pauvres ignares. « En suivant les allées et venues d’une ménagère sans méthode qui allume son feu, on a constaté que, en un an, elle marchait 8 kilomètres de plus qu’une autre ménagère qui faisait la même besogne en économisant et raisonnant ses mouvements ».
Maintenir la femme à la maison en intellectualisant les tâches ménagères
Bon, d’accord, gagner du temps, mais pour quoi faire ? Pour s’occuper des enfants, pardi ! Ou pour « s’initier davantage au travail de son mari »… Voire reprendre « ses ouvrages de main, si aimés autrefois » ! Voilà les premières options proposées qui, au bout du compte, viennent en remettre une couche au niveau de la charge mentale de la maîtresse de maison. Heureusement qu’en ultime possibilité est évoquée cette heure « pour marcher dans la brise du matin ou la tiédeur du crépuscule ».
En fait, cette professionnalisation des taches ménagères s’est amorcée une grosse vingtaine d’années plus tôt dans des ouvrages comme L’organisation ménagère moderne, le taylorisme chez soi (1927) ou De la méthode ménagère (1928). Dans le premier, on peut lire que, grâce au progrès moderne qui entre dans les foyers, « les tâches ménagères vont permettre aux femmes d’évoluer et de s’émanciper ».
Mais, voilà, avec le recul, de nos jours, certain·es historien·nes et sociologues identifient aussi d’autres buts plus sournois. Comme celui de maintenir la femme à la maison en intellectualisant les tâches ménagères (à l’adresse des femmes bourgeoises qui « perdaient » leur personnel de maison ou de celles qui envisageaient de se lancer dans le monde du travail). Comme celui d’inscrire le productivisme au cœur des cellules familiales afin de l’ancrer tel un modèle d’organisation sociétale incontestable et unique.
La démarche était aussi alimentée par une vision réductrice de la femme. L’intellectualisation des tâches ménagères devant lui permettre de former son esprit faible et d’armer son intelligence pour éviter de succomber à ses penchants naturels pour les dépenses frivoles et impulsives. Vous avez dit infantilisant ?
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