Société
En Belgique, entre 15 000 et 20 000 enfants sont privés d’un parent en détention. Pour les aider à entretenir leur relation, l’asbl Relais Enfants Parents organise des visites moins protocolaires en prison. Nous avons assisté à l’une d’elles. Reportage.
Mercredi 26 juin, 14h40. Il fait 29°C à l’ombre. La petite aire de jeux trônant devant la prison de Haren est désertée. Et pour cause : la visite organisée par le Relais Enfants Parents (REP) va démarrer d’ici peu. Les 21 enfants qui y participent aujourd’hui attendent sagement : certains devant des écrans, d’autres dans les bras de leur maman, d’autres encore en papotant avec les volontaires de la Croix-Rouge qui les ont acheminés jusqu’ici. Agathe, 28 ans, est l’une d’elles : « Notre rôle – car on travaille en binôme sur cette mission – est d’aller chercher les enfants à leur domicile ou à la sortie de l’école pour les accompagner jusqu’à la prison et qu’ils puissent assurer la visite de leur parent détenu. On les récupère à la fin de la visite. Nous sommes des accompagnateurs, des personnes de référence, qui assurent le côté logistique ». Une assistance qui se révèle particulièrement nécessaire dans le cas où les parents sont séparés.
15h10. Yolima et Philippine, psychologues du REP, donnent le feu vert pour entrer et traverser la prison. Un quart d’heure plus tôt que prévu. Ça tombe bien, car aujourd’hui est une ‘visite spéciale’ : celle de la fête des pères. Les enfants peuvent être accompagnés de leur maman et certains ont apportés le traditionnel petit cadeau fait main. Toutes et tous se mettent en rang devant le portique pour passer au détecteur de métaux. La plupart des enfants, habitués, le passent aussi simplement que dans un aéroport. Manon*, 5 ans, pour qui c’est une première, s’est, elle, agrippée à la main de sa maman. Alors que Nadia, 4 ans, habillée en princesse, s’est mise à courir pour rejoindre le grand escalier de béton dans la cour. Elle connait le chemin et suit sa grande sœur. Le groupe entre dans un autre bâtiment, monte à l’étage par une cage d’escalier et passe une nouvelle porte. Les garçons plus âgés marchent bras dessus-bras dessous, ils se vannent : certains sont devenus amis. Le transfert se termine par un long couloir blanc. Arrivé parmi les premiers, Nathan, 14 ans, tient poliment la porte pour les suivants.
Tendresse sous barbelés
15h15. La pièce réservée pour ces visites particulières est assez spacieuse (une centaine de mètres carrés) et composée de trois parties : un espace détente avec les chaises et les tables sur lesquelles les enfants peuvent jouer avec leurs parents, un espace moteur avec des tapis de jeux, une maison en toile, une chenille géante et un petit espace extérieur doté d’une cabane en bois, d’un cheval à bascule et de bancs. Les enfants ont déjà investi toutes les parties. Certains ont pris des jeux de société dans l’armoire consacrée, d’autres se sont jetés sur le matériel de bricolage mis à disposition pour réaliser un cadeau, d’autres encore regardent avec intérêt les œufs en chocolat et spéculoos apportés pour le goûter. Plusieurs garçons du même âge préfèrent jouer au foot avec les toutes nouvelles balles. Ambiance survoltée. Yolima sourit : « C’est un peu le bazar, mais c’est bien. C’est ce qu’on veut : qu’ils s’amusent. Comme une journée au parc. On peut bouger, on peut faire des liens, on peut être proche ».
15h30. Les premiers papas arrivent, enfin, par la porte arrière de la salle. Les psychologues les accueillent par leurs noms. Les embrassades avec les enfants commencent. Certaines retrouvailles sont plus pudiques que d’autres. Un papa et ses deux fils pré-adolescents ne décolleront pas de la table qu’ils ont choisie pour entamer une discussion ininterrompue. À l’opposé de la pièce, Anton, 15 ans, fait des câlins sur les tapis de jeux à son petit frère, Eliot, 5 mois, pour permettre à ses parents de se retrouver seuls cinq minutes. Tandis que Nourdine, 37 ans, prend chacun de ses quatre enfants présents dans les bras (les deux plus grands et le benjamin étant absents). Très vite, il interpelle Philippine sur l’absence du petit dernier : « Il est où Soulemane ? Pourquoi il est pas venu ? ». La psychologue le rassure : « Il est encore à la crèche. Madame est allée le chercher et revient avec lui pour faire la visite après ». La vie des familles de détenus, et plus particulièrement des mères, demande une organisation dense et intense.
« Ces visites nous remontent le moral, ça nous booste. Ça nous fait évacuer tout le stress en cellule. C’est comme si on était dehors. On se sent libre. C’est très important »
Retards prévisibles
15h45. Sept papas sur les huit sont arrivés. Il manque celui de Nathan. Pour le faire patienter, Philippine papote avec le jeune homme qui lui raconte sa dernière partie d’échecs, une de ses passions. Son père arrive enfin : « Je suis rentré du travail plus tôt exprès, mais j’ai attendu comme un con ! À chaque fois, y a des problèmes », souffle-t-il, frustré de voir son temps de visite raboté d’une quasi demi-heure. Yolima, la psychologue, confirme que les horaires sont rarement respectés : « Notre visite tombe au même moment que le préau. Or, on ne peut pas avoir deux mouvements en même temps dans la prison. Parfois l’agent priorise les autres détenus. Il y a ce type de problème dans chaque maison de détention. C’est notre lutte : on envoie une liste le lundi pour demander de préparer les détenus, mais cela reste compliqué ». Yolima travaille pour le REP depuis huit ans : « Certains enfants ne voient leur parent que lors de nos visites ! Parce qu’il n’y a pas la famille, pas les amis, rien. C’est ce qui me rend en colère en période de grève : je comprends leur utilité, mais quand c’est un mercredi, c’est un peu dur ! ».
15h50. Alors que Nathan et son père se sont isolés à l’extérieur pour discuter calmement, Nourdine a entamé une partie de babyfoot endiablé avec ses trois fils, tous fans du ballon rond et de Ronaldo. Ça crie, ça se chamaille, ça rigole. Comme n’importe quelle retrouvaille familiale. Les enfants rendent visite à leur père trois fois par mois – deux fois avec le REP et une fois en visite traditionnelle - depuis huit mois. Kamal, 12 ans, trouve cela important : « Sinon, il va penser que je me fous de lui, alors que lui, il a toujours été là pour moi ». Son père, qui doit encore faire sept mois de détention, est particulièrement reconnaissant envers le REP : « Ces visites nous remontent le moral, ça nous booste. Ça nous fait évacuer tout le stress en cellule. C’est comme si on était dehors. On se sent libre. C’est très important ». Si ces visites sont d’abord organisées dans l’intérêt supérieur de l’enfant, elles visent également à favoriser la réinsertion sociale et prévenir la récidive.
Photos souvenirs
16h10. « Joyeux anniversaaaaaire » chante la salle en cœur devant les yeux ravis de Sami prêt à souffler sur les huit bougies de son gâteau. Son père, Ameer, n’avait pas vu ses fils depuis plusieurs mois. Grâce au Relais, il peut fêter l’anniversaire de son cadet aujourd’hui : « Je suis heureux quand ils sont là. Je ne vais à nouveau pas les voir pendant les deux mois de vacances et ça m’agace. Je ne fais que penser à mes enfants. J’ai peur qu’ils m’oublient car ils sont en pleine croissance ». Pour immortaliser ses moments importants, Yolima photographie chaque famille et distribuera les clichés souvenirs à la fin de la visite : une pour le parent et une pour chaque enfant.
16h25. « C’est la première photo qu’il aura de lui où son père n’est pas habillé en prisonnier ! », confie Christelle, la maman d’Ilan, 1 an et demi, et Zora, 4 ans et demi. Cela fait deux ans que le papa est détenu. Avant, la famille se rendait à Saint-Gilles pour les visites. En comparaison, Haren est une bénédiction à ses yeux : « Je suis déjà sortie de Saint-Gilles en pleurant. Il faut réserver les visites à l’avance, mais ils sont souvent injoignables : une fois, j’ai tenté de les appeler 98 fois sur la journée ! Un autre jour, ils m’ont laissé dehors pour exactement une minute de retard. Et si vous pouvez entrer, vous attendez d’abord 1h15 dans une petite pièce sans airco. Puis, il n’y a pas d’ascenseur et rien pour transporter ton enfant… ». Son mari enchaîne : « C’est un monde de différence ! Pour vous donner une idée, Saint-Gilles, ce serait l’Éthiopie et ici, Los Angeles. Que ce soit humainement, hygiéniquement ou pour la nutrition : tout ! Ici, je peux prendre ma douche, je peux m’habiller en civil pour recevoir mes enfants et il n’y a pas de barreaux. À Saint-Gilles, c’est douche deux fois par semaine et en tenue qui date du temps du bagne ! C’est interdit, et la Belgique paye une amende d’astreinte, mais ils s’en foutent ! Après presqu’un an à Saint-Gilles, je suis forgé pour toutes les prisons d’Europe ! ». Alors que leurs enfants jouent sagement à la dînette, Christelle reconnait que la plus grande attend ses visites REP avec impatience : « Ils sont H24 avec moi. Je suis tout le temps avec eux. Ils ont peut-être envie d’autre chose. Le plus petit ne sait pas encore s’exprimer, mais la grande me dit souvent : ‘Aujourd’hui, je vais être seule avec papa’, fièrement. Elle adore ».
Pouvoir montrer ses émotions
16h35. Face à ces dossiers, Philippine rappelle le but principal des visites organisées par le REP : « Normalement, les visites sont juste pour les enfants et le parent incarcéré, ce qui permet d’avoir un focus uniquement sur les enfants et que cela ne devienne pas des retrouvailles familiales complètes ou des retrouvailles conjugales. Mais que le parent puisse se concentrer à 100% sur ses enfants et en profiter. On travaille dans l’intérêt de l’enfant en premier lieu, et sur le lien avec leur papa ou leur maman ». Aujourd’hui est une visite spéciale, comme celle de la Saint-Nicolas ou les vacances de printemps, où les mamans peuvent accompagner les enfants. L’asbl fêtera ses 30 ans en 2025. Elle est active dans neuf prisons en Belgique francophone et prend en charge environ 700 détenus et 1 800 enfants. Les visites à Haren ont démarré peu de temps après son inauguration : « On a de plus en plus de demandes, ça prend de l’ampleur, c’est chouette ». Quand on lui demande pourquoi ces visites sont importantes, la psychologue est catégorique : « Pour plusieurs raisons. Mais la principale est que les visites qu’on propose sont plus chouettes pour les enfants. Car en visite à table, le parent ne peut pas avoir de contact physique, pas vraiment toucher, pas bouger, ce qui met une certaine distance ».
16h55. « On raaaange », scande Yolima pour la troisième fois, comme un doux rappel à l’ordre, « Allez, on raaaaange ». La princesse Nadia trie toutes les pièces de son jeu, court le ranger dans l’armoire ,puis improvise une partie de cache-cache avec son père. Sa grande sœur termine en vitesse son bricolage et souffle sur la peinture pour la faire sécher plus rapidement. Les garçons ont recommencé une partie de foot et deux papas s’y sont joints. « On y va. On dit au revoir. À la prochaine fois », mentionne Yolima. Quand son papa la redépose par terre après l’avoir étreint une dernière fois, Manon fond en larmes. Un gros chagrin que sa mère ne parvient pas à calmer. Son père reste satisfait de cette première visite : « Ici, les enfants sont beaucoup plus libres, ils peuvent montrer leurs émotions, leur amour. C’est vraiment bien ».
16h59. Un dernier papa traîne : « Monsieur X, on vous attend. C’est la quatrième fois : on y va ! », lui rappelle Yolima avec une douce fermeté. Une fois les papas repartis, c’est au tour des enfants de quitter le local. Ce dernier garde quelques stigmates de la visite animée, les femmes de ménage prendront le relais.
17h. Une fois dans le sas de l’entrée de la prison, Yolima redistribue les cartes d’identité de chaque enfant. Nathan en profite pour montrer aux volontaires qui l’ont emmené son portrait avec son père : « Oh, ce que tu es photogénique ! ». Sourire gêné de l’intéressé. Manon, elle, a séché ses larmes et chacun repart visiblement ravi de ce moment. Quand on rattrape Kamal pour lui demander comment on pourrait encore améliorer ces visites, il répond d’abord sérieusement : « Que ce soit un peu plus long », puis, avec malice, « Ou en ajoutant un terrain de foot ? ».
*Afin d’assurer l’anonymat des enfants et de leurs parents, leurs prénoms ont été modifiés.
POUR ALLER + LOIN
Pour aller + loin
- Vous désirez faire un don à l’association Relais Enfants Parents ou simplement avoir plus d’informations sur leur travail : relaisenfantsparents.be
- Vous désirez devenir volontaire sur le projet Itinérance de la Croix-Rouge : maisons.croix-rouge.be
AGENDA
Lancée par le pôle éducation permanente de la Ligue des Familles, la Prison Box est un cube aménagé qui permet une immersion simulée. Par le biais de nombreux témoignages, accessibles par QR code, visiteurs et visiteuses prennent conscience des difficultés majeures rencontrées par les familles de détenu·es.
PRISON BOX du 7 au 28 novembre 2024 au Centre Culturel de Libramont.
Horaire et réservation : cclibramont.be/events/prison-box
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