Vie pratique

« Pour les enfants porteurs d’un handicap, le numérique offre un potentiel extraordinaire »

Depuis une dizaine d’années, la littérature jeunesse se décline aussi en mode numérique. Après l’effervescence du début, c’est surtout auprès des enfants dyslexiques et porteurs d’un handicap que le pendant dématérialisé du livre fait recette.

Applications, livres audio, livres augmentés, albums filmés, podcasts, les réalités de l’univers numérique sont diverses et variées. Nous avons frappé à la porte de la maison d’édition l’École des loisirs pour mieux comprendre les formes qu’il recouvre.
Dans la famille de l’édition numérique, il y a d’abord le livre numérique homothétique. Entendez par là la copie conforme du livre papier en version numérique, consultable sur une liseuse, un téléphone ou encore une tablette. À l’École des loisirs, c’est seulement pour les romans destinés aux enfants à partir de 8-9 ans et aux adolescent·es que ce format est proposé.
« Pour les plus jeunes, répliquer un album en homothétique n’aurait aucun sens. C’est même contre-intuitif de découvrir un livre jeunesse sur un écran fixe », explique Guillaume Fabre, directeur général délégué de la maison d’édition. Cette dernière constate également que l’appétit pour le numérique augmente avec l’âge, autre motif qui justifie le critère d’âge minimum pour ce format numérique.
C’est pour les gros lecteurs que l’ebook - le livre numérique - recouvre le plus d’intérêt. « Pour un enfant qui lit au kilomètre, le livre numérique est à la fois plus économique et plus pratique à transporter qu’une brique. On est alors dans un format super-poche assez avantageux pour ce public ».

Un livre et un peu plus encore

Passons au livre numérique enrichi, à savoir un livre agrémenté d’éléments interactifs. L’École des loisirs a testé cette formule avec quelques œuvres comme Les trois brigands de Tomi Ungerer (développée par la maison d’édition suisse allemande de l’auteur), mais n’est pas convaincue par l’expérience.
« Alors même que l’auteur s’est impliqué pour décider de ce qu’on allait ajouter, où et comment, on s’est rendu compte que cela dénaturait le livre. Paradoxalement, plus on ajoutait d’éléments et de fonctionnalités, plus on appauvrissait l’œuvre de départ. L’interaction perturbait la lecture. »
Le retour d’expériences de ces deux premiers formats a conduit la maison d’édition à développer un nouveau support : l’album filmé. Format hybride, à la fois numérique et audio-visuel, l’album filmé se présente sous la forme d’une vidéo qui propose une trajectoire de lecture très naturelle avec des images fixes, simplement animées par des mouvements de zoom et de prise de recul de la caméra comme le fait l’œil de l’enfant au fil des pages.
Forte de cette expérience, la maison d’édition étend son offre numérique à un nouveau panachage : le livre numérique agrémenté d’une version audio. « Le fait d’accompagner la lecture numérique d’un fichier audio peut contribuer à l’apprentissage de la lecture et soutenir l’entraînement des enfants porteurs d’un trouble dys, explique Guillaume Fabre. Cette version offre deux lectures, une avec les yeux et l’autre avec les oreilles ». Le jeune lecteur ou la jeune lectrice a la possibilité d’activer le fichier audio indépendamment de sa lecture ou en simultané.

Le secteur du livre tiraillé entre le numérique et le papier

Après ce petit tour d’horizon de l’expérience numérique de l’École des loisirs, voyons à quel jeune public cela s’adresse. Les enfants accèdent-ils à la lecture via le numérique ? Et si oui, lesquels ? Pour y répondre, nous avons sollicité l’expertise de Vincianne D’Anna, journaliste, co-auteure du livre Comprendre la littérature de jeunesse (Pastel - L’école des lettres) et spécialiste de l’édition numérique.
C’est avec sa casquette de maman que Vincianne D’Anna répond. « Je suis bien placée pour y répondre, j’ai un fils de 9 ans dyslexique et féru de littérature sans lire pour autant ». Via l’application Audible, en quelques clics, le fiston a accès à sa playlist et c’est parti pour des heures d’histoires aux côtés de comédien·nes.

Aujourd’hui, une grosse partie de l’offre numérique en littérature jeunesse se consacre aux publics dits ‘empêchés’

« Cela me fait penser à une phrase de Nathalie Brisac, directrice de la communication à l’École des loisirs, qui disait : ‘La littérature et la lecture doivent devenir les amies de chaque enfant’. Je nuancerais, car il y a beaucoup d’enfants porteurs d’un handicap ou dys qui ne sont pas en capacité de lire. Je dirais plutôt que la littérature peut être l’amie de chaque enfant grâce au numérique qui permet de contourner la lecture ou de la rendre plus fluide. »
C’est d’ailleurs ce qui explique la grande bifurcation opérée depuis 2016 par l’édition numérique jeunesse, selon Vincianne D’Anna. Si, à ses premières heures, elle se déployait avec effervescence vers un public le plus large possible, son champ s’est fortement restreint ces cinq dernières années. « Parce que le développement des applications coûte cher et nécessite d’être régulièrement mis à jour. Et, aussi, il faut le dire, car le monde de l’édition était frileux, craignant que le numérique ne phagocyte le papier ». Un secteur tiraillé entre l’envie de déployer le potentiel du numérique et la crainte de scier la branche du papier sur laquelle il est assis.

Les publics empêchés, cœur de cible du numérique

Aujourd’hui, une grosse partie de l’offre numérique en littérature jeunesse se consacre aux publics dits ‘empêchés’. Entendez par là tout enfant qui, pour une raison physique ou mentale, n’est pas en capacité de lire de façon classique. « Pour les enfants porteurs d’un handicap, le numérique revêt un potentiel extraordinaire », confirme Vincianne D’Anna. Un livre audio ou traduit en braille, une application qui allie l’ebook et une traduction en langue des signes, la technologie facilite l’accessibilité de l’œuvre en faisant tomber les barrières du livre papier.
Un exemple ? L’offre Mobidys qui a fait du public dys son cœur de cible. En collaboration avec différentes maisons d’édition, la société propose des livres au format Frog (free your cognition) qui intègre des outils pour faciliter la lecture. Police, taille des caractères, écartement des lettres, insertion d’un cache, support audio… tout peut être paramétré en fonction des besoins de chaque enfant.
D’autres pépites sont épinglées dans le chapitre numérique de Comprendre la littérature jeunesse, comme la collection Écoutez-lire (Gallimard Jeunesse) dans la catégorie livres audio. Parmi les albums proposés en téléchargement, on retrouve entre autres Le Petit Nicolas de René Goscinny, Harry Potter et les œuvres de Roald Dahl.
Vincianne D’Anna cite également l’application Dolphin Easy Reader qui permet d’adapter la taille de la police, la couleur des mots et de coupler avec une voix pour les enfants malvoyants. Le numérique offre aussi du soutien aux enfants autistes en synchronisant les textes avec des pictogrammes adaptés (par exemple, PECS).
Malheureusement, toutes ces formules sont encore trop méconnues du grand public et particulièrement des enseignant·es, selon Vincianne D’Anna. « Très peu sont formé·es à ce genre d’outils et les a priori ont la vie dure. Pour certain·es, écouter un livre audio, c’est de la triche. Il y a un vrai travail de prise de conscience à opérer sur le rapport différent, mais tout aussi riche, qui peut se nouer avec la littérature jeunesse grâce au numérique. »

EN SAVOIR +

Lire avec les yeux ou les oreilles, du pareil au même ?

On constate encore une réticence à considérer le livre audio comme un vrai support de lecture. Comme si le fait de ne pas établir un contact oculaire avec l’imprimé empêchait la lecture. Des chercheuses de l’institut allemand Planck ont mesuré le niveau de concentration mobilisé à l’écoute d’un livre audio. Leur conclusion : « Il existe une forte correspondance entre la forme de concentration requise par la lecture de l’imprimé et celle requise par le livre audio ».

Le toucher, un sens qui entre en jeu dans la mémorisation ?  

« Je me souviens qu’au début où je lisais en numérique, j’avais l’impression d’oublier des passages entiers, comme si j’étais dans une consommation un peu ‘fast food’ de lecture. Des chercheurs étudient l’impact du toucher et le travail de mémorisation. Par contre, en ce qui concerne le plaisir de lire ou l’imagination qui découle de la lecture, on est, pour moi, vraiment sur des niveaux équivalents. Aujourd’hui, je ne sais plus dire si j’ai lu tel ou tel livre en format papier ou numérique ». Vincianne D’Anna, co-auteure du livre Comprendre la littérature de jeunesse.

POUR ALLER + LOIN

  • Le site La souris grise compile une série d’avis de professionnel·les sur les applications et livres numériques.
  • Comprendre la littérature jeunesse. Le livre du MOOC (Massive online open course) de l’Université de Liège, corédigé par Valérie Centi, Vincianne D’Anna, Daniel Delbrassine et Björn-Olav Dozo.

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