Loisirs et culture

Le plus grand jury d’enfants d’un prix littéraire a voté ! Pour cette édition 2024-2025, ils étaient 37 000 votantꞏes. Vingt-cinq livres avaient été lus, analysés, et sélectionnés par un comité de prospection et des groupes de lecture locaux. Des bénévoles les ont amenés vers les principaux et principales intéressé·es et lus en classe, en bibliothèque, en famille ou ailleurs. Voici aujourd’hui les dix lauréats et labels du prix de littérature jeunesse Bernard Versele de la Ligue des familles, répartis en cinq catégories, les fameuses Chouettes.
1 CHOUETTE (dès 3 ans)
Le monstre du lac, Léo Timmers * (Cambourakis)
Lauréat
L’illustrateur et auteur flamand Leo Timmers suit quatre petits canards : un blanc, qui choisit le but de la promenade, un brun, un noir et un colvert, Éric, qui ferme la marche. Lui craint le monstre dont parle la rumeur. Ses comparses s’en moquent… Les quatre amis représentent quatre personnalités différentes : le meneur un peu arrogant, les suiveurs, l’inquiet. Prenant son courage à deux pattes, Éric, curieux, plonge sous l’eau et découvre les abysses et leurs étranges créatures.
La langue est d’une remarquable sobriété. Les dessins opposent le foisonnement des profondeurs du lac (formes, objets, couleurs, mimiques, en particulier du monstre dont le regard est tellement expressif) à la simplicité de ce qui se passe en surface. Une étonnante double-page se déploie au centre de l’album et éblouit par l’abondance du milieu sous-marin. L’inquiétude d’Éric se mue en audace, ce qui nous vaut une fin pleine d’humour, teintée d’un caractère un brin revanchard. On imagine le plaisir pris par les jeunes lecteurs et lectrices à être plongé·es dans ce foisonnant monde sous-marin et découvrant ce colvert faussement timide.
Label
Mais où est-elle ?, Marie Mirgaine (Les Fourmis Rouges)
Cet album repose sur le comique de répétition, très prisé par les jeunes lecteurs et lectrices. Mais ici, la maitrise et l’expérience de l’artiste y apportent comme un souffle de fraicheur. N’est-elle pas irrésistible cette perruque jaune que cherche désespérément un propriétaire myope et qui – une fois trouvée – est cédée élégamment à une merlette et ses petits ? Un minimum de mots à leur juste place, parfaitement choisis, parfois répétés.
Et pour les images ? Des papiers découpés, utilisés tels quels ou aquarellés au préalable. Cette technique permet à Marie Mirgaine de créer, dans un style audacieux, des décors pièce par pièce et de construire des personnages en les articulant comme des marionnettes dont elle teste et modifie les attitudes avant de les coller. Les jeunes (é)lecteurs et (é)lectrices ne s’y sont pas trompées et le talent de Marie Mirgaine ne leur a pas échappé. Son éditrice parle d’elle comme une « touche à tout » aux techniques variées qui collabore avec la presse, expose ses œuvres de par le monde, crée des spectacles, réalise des vitrines, anime des ateliers pour enfants et peaufine dans le temps restant des albums comme ce Mais où est-elle ? Dès la sortie du premier de ses albums, Kiki en promenade, l’artiste a été fêtée à Bologne, à Montreuil, au Festival des illustrateurs de Moulins !

2 CHOUETTES (dès 5 ans)
C'est moi qui décide !, Ingrid Olsson et Anete Melece (Versant Sud *, Petites histoires nordiques)
Lauréat
Une séparation peut conduire à une recomposition. Et ce n’est pas toujours simple de trouver sa place parmi les meubles et surtout au milieu des enfants du nouvel amoureux de sa maman. C’est ce qui arrive à la narratrice de cette histoire bien sentie. Elle n’a pas choisi cette situation et en a marre de se coltiner le petit Arnold, rivé à sa tétine.
Cet objet anodin va jouer un rôle déterminant dans la résolution du conflit intérieur de l’héroïne qui croit venir à bout du petit garçon en lui jouant des tours. Mais, fort de son innocence, celui-ci s’amuse des pièges tendus par la gamine qui va se retrouver dans la peau de l’arroseuse arrosée. Un sujet peu abordé, traité avec justesse et beaucoup d’humour, rendu vivant par le trait aux crayons gras, de facture enfantine, de la Lettone Anete Melece. S’y ajoutent des décors truffés de jouets et la force des expressions. Une pépite de plus dans la collection des Petites histoires nordiques des éditions bruxelloises Versant sud.
Label
Dépêche-toi, Alphonse Aubert, Gunilla Bergström (L'étagère du bas)
Après Bonne nuit, Alphonse Aubert et Bien joué, Alphonse Aubert, voici la suite des aventures de ce sympathique personnage venu de Suède, dont la version originale de Dépêche-toi, Alphonse Aubert remonte à 1975. S’intéressant à la vie au jour le jour de son héros emblématique, sa créatrice, Gunilla Bergström, est parvenue à garder toute leur fraîcheur à ces histoires très évocatrices pour les parents et nos jeunes lecteurs et lectrices.
Alphonse a 4 ans et doit se mettre en route pour l’école maternelle. Mais voilà, Alphonse vit dans son monde. Quand son père, oui, son père, le titille pour qu’il se prépare, il y a toujours autre chose qui retient son attention, dont sa poupée Lisa qui, elle aussi, doit se préparer. Du coup, Alphonse n’a que trois mots à la bouche, « Faut juste que… », qui reviennent tel un refrain et rythment la narration. Cette antienne devient même l’argument central de la relation qui se joue entre le père et le fils, avec un joli retournement final.
Par un dessin très expressif, l’illustratrice a donné une vraie personnalité à ses deux personnages. Elle inscrit son récit dans des décors simples et évocateurs, colorés, semés de détails qui parleront aux enfants. Dans un coin, une astuce graphique reprend le père en miniature durant tout le temps de l’attente, sous une horloge où figure le décompte des minutes.
Sachant que Gunilla Bergström, décédée en 2021, a publié vingt-cinq aventures de cette série au succès international, gageons que l’on reverra l’adorable bouille d’Alphonse Aubert en français dans les années à venir à l’Étagère du bas.

3 CHOUETTES (dès 7 ans)
Les trois boucs bourrus, Mac Barnett et Jon Klassen (L'école des loisirs, Pastel *)
Lauréat
Dès la couverture de l’album, on découvre un personnage inquiétant assis sous un pont de bois. Entouré d’os, il est présenté à la Picasso, de profil mais avec le regard de face. Deux dents blanches sortent de sa mâchoire inférieure. Ce troll crasseux et affamé attend patiemment le passage d’un animal à croquer. Mais les trois boucs qu’il convoite sont des rusés…
Mac Barnett et Jon Klassen revisitent un conte populaire norvégien publié pour la première fois entre 1841 et 1844. Le récit reprend les codes du conte et y ajoute une forte dose d’humour. Le texte, à rengaine, est direct et va à l’essentiel. Les répétitions bien rythmées, la sonorité des sabots de chaque bouc sur le pont renforcent le suspens. Les illustrations dans des dégradés de brun-orangé terreux et les jeux de cadrage variés et soignés contribuent au climat clair-obscur de l’album. Parfois, l’image s’étend sur toute la page, parfois elle est réduite en bas de page. Ce qui donne une perspective humoristique à l’histoire, c’est la vision en coupe autour du pont : le troll dans son antre sous le pont et les boucs de passage au-dessus.
Nos juré·es ont peut-être aussi été conquisꞏes par des lectures à voix haute de ce livre qui peuvent devenir jubilatoires tant les différents personnages et la répétition des dialogues sont captivants.
Label
Dans le noir de l'ascenseur, Constance Ørbeck-Nilssen et Øyvind Torseter (La Joie de lire)
Voilà un genre rare en littérature jeunesse : un thriller. Le ton est donné dès la couverture noire et son titre orange fluo. Un enfant dépité nous regarde. Il est coincé dans un ascenseur. La page de titre a été supprimée nous plongeant immédiatement dans ce suspens. L’écriture de Constance Ørbeck-Nilssen est haletante. Les phrases courtes et les questions expriment l’angoisse. La langue, aisée, proche de l’oralité, décrit les sensations haletantes du garçonnet.
D’emblée, nous ressentons de l’empathie pour ce jeune garçon. Le trait délicat, peu appuyé, fragile, du dessin, cette palette sombre, la référence à la peinture de Munch, Le cri, expriment toute sa sensibilité. À travers une perception imaginaire mais forte, il retrouve la présence de son père. Et cette casquette fluo, depuis le début, en porte tout le symbole !
D’une manière enfantine, Øyvind Torseter s’amuse à préciser chaque détail de cette réalité fabulée, rythme le récit en alternant les pages obscures et celles bercées d’une lumière portant le souvenir du père ou l’enlacement final de la mère. Ode à notre fragilité à être au monde, cet album sensible de deux artistes norvégiens est une invitation à rester nous-même.

4 CHOUETTES (dès 9 ans)
Ni chien ni méchant, Laurent Gautier (Thierry Magnier, Petite Poche)
Lauréat
Ce mini-roman très drôle plaira sans aucun doute aux enfants, les rôles étant ici inversés ! Un papa célibataire détestant le monde entier, surtout les voisins et les voleurs, invente un énorme mensonge pour les éloigner de son domicile : une abracadabrante histoire de chien imaginaire. De dissimulations en quiproquos, il s'entête et s'empêtre dans cette supercherie, dont il sera finalement sauvé par le hasard.
Le narrateur de cette histoire est le fils de cet imposteur inattendu. Le petit garçon assiste impuissant à cette escalade de bobards imaginés par son paternel. Enlevé, rythmé, au ton juste, le texte se lit d'une traite, tellement le lecteur ou la lectrice a envie de savoir comment les personnages vont se sortir de cet imbroglio. On finit par s’attacher à ce père qui s'obstine, à cet enfant obligé à son tour de mentir, à ce chien irréel qui finira par prendre chair.
À la fin du livre, l'infernal engrenage s'arrête, la constante mauvaise humeur du père s'adoucit, et au grand soulagement de son fils, il se met à apprécier la compagnie des animaux (enfin de Fred, le faux chien devenu réel !) et même de ses voisins. Ni chien ni méchant, au titre si bien trouvé, incite joyeusement à se méfier des mensonges, à éviter les préjugés et la peur de l'autre.
Label
Blancaflor : la princesse aux pouvoirs secrets, Nadja Spiegelman et Sergio Garcia Sanchez (Rue de Sèvres/Bandes dessinées jeunesse)
Arrêtons de croire que les jeunes filles, dans les contes, se consument dans l’attente d’un prince qui les sauvera en les épousant. Non, elles prennent leur destin en main pour devenir femmes. Et rapellons-nous que les contes traditionnels - exception faite de ceux (ré)écrits par Perrault ou Andersen notamment – ont été pour la plupart dits et repris par des femmes… pour un public majoritairement féminin, et que les situations très codifiées qui s’y trouvent mises en scène indiquent le contexte culturel patriarcal de l’époque et non une situation idéale ou souhaitée.
Cette BD dynamique et joyeuse est la version moderne d’un conte ancien mondialement répandu, en particulier dans l’ère culturelle hispanophone, et plus encore en Amérique latine, où il a croisé la route orale de contes locaux, mayas et aztèques entre autres. L’héroïne défie son père, brutal et très puissant, et oppose à l‘ogre étonné des pouvoirs équivalents. Peu importe la naïveté proche de la niaiserie du prince, puisqu’il est celui qu’elle a choisi. Ses qualités et dons propres révèlent une femme indépendante, moderne, en recherche croissante d’égalité, mettant en valeur l’action des femmes !
Nadja Spiegelman, écrivaine américaine, fille de l’auteur de Maus, a glissé malice et dialogues savoureux dans cette BD, qui soulignent la détermination et l’indépendance de son personnage. Sergio Garcia Sanchez développe dans sa mise en page une inventivité magistrale. Jouant notamment avec l’horizontalité et la verticalité, il multiplie les découpages de planches originaux, qui participent directement du décor et de l’action. Sa ligne claire colorisée dans des aplats de bleu pâle, mauve et jaune paille par Lola Moral se déploie dans une profusion de spirales et d’ondulations où les corps jaillissent et se distordent joyeusement hors des cases, dans un effet spectaculaire de mouvement et d’énergie.

5 CHOUETTES (dès 11 ans)
La petite chienne et la louve, Marine Blandin (Biscoto)
Lauréat
Marine Blandin, que l’on connaît surtout dans l’illustration de presse, aborde dans ce premier album jeunesse la thématique de la violence avec beaucoup de justesse, sans concession. Elle porte un regard précis sur les dommages psychologiques de la maltraitance.
La petite chienne, c’est Nana, harcelée et brutalisée par son maître. La louve, c’est une sorte de double d’elle-même qui lui inspire des envies de liberté et d’accomplissement. Dans sa fuite, Nana affronte des épreuves et bénéficie de divers soutiens. Parallèlement, on découvre Sylvie qui vit entre home et famille d’accueil. Elle aussi fugue. Nana et Sylvie finiront par conjuguer leur solitude et destinée.
Grâce à une ligne nette et souple, une mise en couleurs équilibrée qui embrasse parfaitement les ambiances et l’évolution de l’action, Marine Blandin nous offre une bande dessinée d’une grande lisibilité. Influencé par le cinéma d’animation, son découpage génère une narration dynamique. On entend presque la bande son, les portes qui claquent, la voix enveloppante de la louve…
Nana réussit vaillamment à traverser les différents niveaux (cave, égouts, route, etc.) vers la liberté et la découverte de soi. On comprend au fil des péripéties la force qu’apporte le fait d’être entourée, accompagnée, soutenue. Émouvant, d’une belle fluidité, parsemé d’un humour bienvenu, La petite chienne et la louve est un album puissant dans la narration et dans l’évocation du ressenti de la petite chienne face à la violence subie.
Label
Il court ! Jesse Owens, un dieu du stade chez les nazis, Cécile Alix et Bruno Pilorget (L'élan vert/Pont des arts Les carnets)
Voici un choix audacieux porté par nos jurés et jurées. Il s’agit d’un livre historique et politique qui retrace la vie d’un sportif inspirant qui a affronté ségrégation et misère. James Cleveland Owens, dit Jesse Owens, est un athlète américain considéré comme le premier sportif noir de renommée internationale et le meilleur sprinter de l’entre-deux-guerres. En alliant détermination et lâcher-prise, ce petit-fils d’esclave a fait chanceler l’idéologie nazie lors des Jeux olympiques de 1936.
Avec son allure de carnet de voyage, fermé par un élastique, cet ouvrage à la facture soignée nous entraine dans un récit biographique très narratif. Le texte est ponctué de photographies d’époque en noir et blanc et de dessins à l’encre épaisse monochrome, ce qui est la marque de fabrique de Bruno Pilorget, illustrateur et carnettiste breton. Les dernières pages du livre fournissent des informations documentaires sur le contexte historique. Voilà un biopic (comme on dit aujourd’hui) inspirant sur un homme qui ne l’est pas moins et qui a su marquer nos jeunes lecteurs et lectrices.
*Auteurs-autrices, illustrateurs-illustratrices, traducteurs-traductrices et maisons d’édition belges

EN ACTION
Rejoindre nos lectrices et lecteurs
Si le prix Bernard Versele tient sa réputation du fait qu’il est attribué par quantité d’enfants - peut-être un record à inscrire au Guinness Book ? -, son existence tient aussi à la mobilisation de centaines d’adultes volontaires. Celles-ci et ceux-ci s’inscrivent dans une démarche d’éducation permanente en affinant leur regard citoyen, responsable, actif, critique et solidaire (un regard de CRACS !) à travers le miroir que leur tend la littérature jeunesse sur le monde et la société.
Tout un processus de sélections, d’analyses, de rencontres a lieu chaque année. Une vingtaine de volontaires au sein du comité de prospection se réunissent mensuellement, le vendredi soir, à Bruxelles pour éplucher la production éditoriale d’une année et retenir 80 coups de cœur à propos desquels ils rédigent un argumentaire.
Ensuite, 250 à 300 volontaires répartiꞏes dans 17 comités de lectures régionaux (dont un à Cachan, près de Paris !) lisent à leur tour les livres présélectionnés. À leur intention, la Ligue des familles organise deux séances de formations et de discussions à leur propos au printemps, avec deux spécialistes françaises, impartiales, avant la grande journée de vote fixée en mai, durant laquelle sont choisis les vingt-cinq titres de la sélection définitive.
Enfin et surtout, les principaux concernés, des milliers d’enfants découvrent ces titres, selon leur âge, pour élire leurs livres préférés et communiquer leur vote par internet ou par voie postale. Lors de cette étape, à nouveau, des adultes les accompagnent soit dans leur école, soit en bibliothèque, voire en famille, et leur proposent lectures vivantes, animations, expressions autour des ouvrages sélectionnés.
EN SAVOIR +
Un projet citoyen et culturel
Les volontaires et l’équipe du prix Versele souhaitent que tous les enfants aient un accès à cette littérature singulière. Certains groupes se mobilisent pour rencontrer via le livre des publics fragilisés : hôpitaux, prisons, alphabétisation, maisons de quartier… La volonté est de se mettre dans une dynamique d’intelligence collective et démocratique.
Cette dynamique permet d’avoir des avis différents, d’apprendre, de reconfigurer savoirs et croyances, d’évaluer, etc. Car le livre nous libère d’idées préconçues. Il questionne le carcan familial et sociétal par l’ouverture au monde, à d’autres registres. En cela, la littérature jeunesse apporte une dimension politique à la lecture…
Les exemples ne manquent pas de livres jeunesse qui permettent de vivre des réalités de l’enfance comme la timidité, la découverte de l’inconnu, les différences, les séparations, les peurs, etc. ou d’interroger des réalités d’aujourd’hui comme les questions de genre, le pouvoir, le racisme, la migration, la guerre, etc. Sans oublier l’objectif premier qui est d’alimenter le goût et le plaisir de lire, tout en développant la sensibilité esthétique, tant les livres du prix Versele présentent des univers artistiques originaux.

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