Vie pratique

En rue, sans logement, sans domicile fixe… autant de réalités si éloignées des besoins vitaux propres à tout individu. Pourtant, aujourd’hui, à l’aube de 2022, de plus en plus de nos concitoyen·ne·s dorment dehors. De plus en plus de mamans. De plus en plus de papas. De plus en plus d’enfants.
Tou·te·s les intervenant·e·s de ce dossier appellent à ne pas trop se focaliser sur les chiffres. Trop politiques. Trop malléables. Le comptage de personnes sans logement ou dans la rue se fait sur base de méthodes avec lesquelles certain·e·s élu·e·s peuvent s’arranger. François Bertrand, directeur de Bruss’help, l’organisme chargé du développement de l'aide aux personnes sans-abri et mal-logées en Région de Bruxelles-Capitale, donne les chiffres sur lesquels lui et son équipe ont travaillé. Le nombre de personnes sans-abri et mal logées est passé de 4 187 en 2018 à 5 313 en 2020, une augmentation de 27%. Comment l’expliquer ?
32 enfants à la rue tous les soirs
« La hausse n’est pas à mettre sur le seul compte de la crise sanitaire, explique-t-il, mais bien de la crise sociale et économique qui préexiste et accompagne la crise covid pour les ménages les plus précaires. Cela a un effet de bombe amplificatrice ». Autres chiffres explosifs : 933 enfants et ados en situation de sans-abrisme en 2020 contre 612 enfants en 2018.
Au moment où nous évoquons la situation, François Bertrand découvre le comptage de novembre 2021. Bilan lourd : 32 enfants et ados dorment dehors chaque soir dans la capitale, alors qu’ils étaient 12 lors du comptage un an plus tôt. Le ministre Alain Maron a été interpellé à ce sujet il y a peu par les acteurs de terrain. Pas de chance, le variant Omicron est passé par là. Et l’élu aura été plus généreux dans les médias en propos quant à l’accès à la troisième dose que sur le sort de ces familles et du manque de perspective des gens du secteur. D’ailleurs, quels sont les besoins ?
L’allégorie des quatre allumettes
En Région Bruxelles-Capitale, comme dans les villes wallonnes et flamandes, l’aide apportée par les services publics, associatifs et/ou humanitaires se décline sur des interventions dites d’urgence. Pour bien comprendre, François Bertrand relate un conte qui circule dans le milieu, adapté par les travailleurs et travailleuses de terrain. Celui de La petite fille aux allumettes d’Andersen.
« La petite fille craque quatre allumettes. La première est un feu de bois qui correspond au besoin fondamental, être au chaud. Là où agissent les acteurs humanitaires, le Samusocial, la Croix-Rouge. La seconde allumette lui sert à cuire une dinde de Noël. Soit la symbolique de manger à sa faim. Avec la troisième, elle illumine un sapin de Noël. Il s’agit ici de ne pas être seul·e. Et de bénéficier du même droit que les autres enfants, ce qui fait appel tant au travail d’urgence qu’au travail social, comme les maisons d’accueil. Enfin, la quatrième allumette lui permet de rejoindre sa grand-mère. Ce qui correspond à l’idée de recevoir de l’amour de sa famille. Rien ne remplace un parent, symbole de pérennisation d’un foyer ».
De nombreux intervenants et intervenantes sociaux sont sur ce créneau : permettre aux bénéficiaires de trouver un logement, puis continuer à accompagner les personnes, parce que c’est souvent là que tout commence.
Les traumatismes de la rue
Sur ces questions d’accès au logement, toutes les pistes nous ont menés vers le travail remarquable de L’Ilot. Cette structure qui travaille en réseau propose entre autres 1 000 places en maison d’accueil, réparties sur plusieurs zones. Parmi elles, un point d’attention spécifique pour les familles qui va de quelques jours à plusieurs années d’accompagnement. Jean-Luc Joiret, directeur de la maison d'accueil pour femmes et familles à Bruxelles, relate l’urgence. « Très majoritairement, on reçoit des mamans seules avec leurs enfants. Dont certaines en situation de précarité avant la crise ont basculé dans la pauvreté, puis en rue ».
Auprès de ces parents, il faut travailler l’estime de soi. Les mamans ont le plus souvent enduré des violences. Les enfants subissent les séquelles de la trajectoire de leurs familles. Une vie dans la rue ne va pas sans son lot de traumatismes, ce qui n’est pas sans conséquences dans les relations familiales. « Il peut y avoir des crises d’autorité, reprend le directeur, notre mission est reconnue également comme soutien à la parentalité. Nous devons permettre aux un·e·s et aux autres de se reconstruire ».
Se reconstruire de quoi ? Des maux qui conduisent les familles à trouver des solutions de fortune, faute de toit sur la tête. Beaucoup de violence, de précarité, d’assuétude, d’isolement. Mais attention à ne pas céder aux généralités, nous explique l’équipe. Ce serait occulter toutes les problématiques des personnes isolées. Personne n’est à l’abri d’un accident de la vie.
Intéressons-nous à cette épineuse problématique du toit au-dessus de la tête. Pourquoi est-ce qu’avec tous les services mis en place, des personnes dorment encore dehors ?
Loyers inabordables
Le pourcentage de logements sociaux par rapport au marché locatif est très faible. Seulement 3% sont réservés aux sans-abri. Et pour y prétendre, il faut que les familles restent minimum six mois en maison d’accueil. L’immense problème dans les villes comme Bruxelles (mais aussi de plus en plus de villes comme Liège ou Anvers), c’est la difficulté à trouver des logements adaptés aux situations des familles. Les loyers sont trop hauts, les grands appartements trop rares, le niveau des revenus des familles monoparentales insuffisant.
« Pour y palier, nous avons mis plusieurs choses en place. Notre premier axe, explique Pierre-Arthur de Béthune, chargé de projet immobilier à l'Ilot, c’est d’accompagner les personnes que l’on accueille dans les démarches immobilières. Car, même quand un logement est abordable, c’est rarement une famille sans-abri qui en bénéficie. Paradoxalement, c’est un public qui n’est pas prioritaire pour les logements sociaux. Redisons-le aux propriétaires, un partenariat avec les Agences immobilières sociales (AIS), c’est tout bénéf’ pour eux comme pour les locataires, et c’est un vrai mécanisme solidaire. Dans ce sens, un autre de nos axes de travail consiste à accompagner les investissements. On se greffe sur un projet. On achète un appartement que l’on loue en AIS. Enfin, on a mis sur pied une coopérative immobilière sociale active à Bruxelles et en Wallonie. Elle vise à l’acquisition de logements pour des publics sans-abri ou en situation de grande précarité ».
Bien, mais loin d’être suffisant, l’asbl ne fait que répondre à une infime partie du problème. « On a créé 35 logements durables, ce qui est bien en soi, mais qui ne résout que 5% de la situation des familles sans-abri. Il faudrait créer 2 500 logements. Rageant quand on sait que rien que sur la capitale, si l’on cumule les millions de mètres carrés vacants, on obtient l’équivalent d’une commune… ».
Le post-logement
Un toit sur la tête. Génial, mais ce n’est pas tout. D’où l’importance de la guidance à domicile. Soit l’ADN de Sacado, pour lequel Catherine Colson œuvre. L’assistante sociale explique qu’une fois relogées, beaucoup de familles sont encore dans la survie.
« Notre travail prioritaire consiste à sortir les familles précaires des logements privatifs pour les mettre en AIS. De cette façon on peut les accompagner, les sortir de l’aspect de survie et les aider à se mettre en sécurité financière. Mais la réglementation joue contre nous, puisque le travail de guidance à domicile est aujourd’hui réduit à cinq ans par les élu·e·s. On est un service de dernière ligne. On se retrouve avec des familles qui ont parfois attendu un logement pendant quatre ans, il ne reste alors qu’un an pour les remettre sur les rails. On nous limite. Le risque ? Que les familles se retrouvent à la rue. Le problème, c’est cette volonté constante de faire du chiffre. D’attendre des résultats là où nous, on raisonne en termes de réalités. Tout ce dont on parle nécessite un accompagnement à long terme. Notre mission s’arrête quand une personne est autonome. Quand elle va chercher de l’aide où elle en a besoin. »
On demande à l’équipe de L’Ilot ce qu’elle ferait si on lui donnait une baguette magique pour endiguer le problème du mal-logement. Les trois avis se complètent pour en arriver à une conclusion qui fait consensus : « Le vœu, ce serait qu’il y ait une vraie volonté politique de sortir tout le monde de la rue et permettre à chacun d’avoir un logement décent ».