Vie pratique
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Sans pistes cyclables sécurisées, quel parent prendrait le risque de faire ses déplacements à vélo avec ses enfants ? À Bruxelles, le tournant a été pris. En Wallonie, en revanche, c’est l’alerte rouge qui résonne plutôt que le coup de sonnette.
C’est une grande route nationale qui traverse le village de Léglise, en province de Luxembourg, comme on en voit beaucoup dans les villages de Wallonie. La maison de Bénédicte, Jean-Philippe et leurs deux filles, Clémence (9 ans) et Lou-Anne (13 ans) se trouve le long de cette N40 qui mène droit à Neufchâteau, là où le papa travaille et où les deux filles vont à l’école. Un bus y passe et l’arrêt se trouve juste à côté de la maison.
« S’il y avait davantage d’infrastructures, oui, j’inciterais mes enfants à combiner le vélo avec le bus. Ce serait plus économique si les tarifs étaient adaptés et la route sécurisée. Mon mari pourrait faire les trajets avec elles. Pour le moment, il les conduit en voiture, car en bus, même si le trajet ne dure que vingt-cinq minutes, trois zones sont traversées, c’est donc l’abonnement le plus cher. »
Quant à l’option vélo uniquement, la maman n’y pense même pas, tellement c’est dangereux. « Il n’y a pas de piste cyclable. Même s’il y a des panneaux 50 ou 70, les véhicules roulent toujours à 90, voire plus. Nos vélos, des VTT, c’est uniquement pour des balades dans les bois. Hors de question qu’on aille rouler sur la route. Trop risqué. C’est quand même rare d’avoir une Nationale en Wallonie avec des pistes cyclables aménagées et entretenues ».
Le constat que fait cette maman est tout à fait représentatif de l’état de l’infrastructure cyclable en Wallonie. C’est l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps) qui le dit dans un rapport publié il y a quelques semaines : s’il y a peu de déplacements à vélo dans la région, c’est parce qu’il y a peu d’infrastructures dédiées. L’Institut fait le lien entre aménagement du territoire et moyens de transport. Il constate que ce ne sont pas que les trajets domicile-travail ou école qui sont à l’origine du « tout à l’auto », mais aussi les trajets vers les loisirs.
Vu les prix de l’énergie, il est complètement aberrant que des citoyens soient actuellement contraints d’utiliser leur voiture pour de courts déplacements
« Ces lieux d’implantation, parfois même inaccessibles en transports en commun, à vélo ou à pied, renforcent de ce fait la nécessité pour le Wallon (clients, travailleurs et autres usagers) de disposer d’une voiture et d’avoir un accès relativement proche du réseau routier à grand gabarit s’il souhaite accéder au lieu en un temps acceptable », peut-on lire dans cette étude.
Autrement dit, plus on favorise les transports via les grandes routes, plus il y a de voitures. L’Iweps recommande donc de repenser le territoire pour favoriser les autres moyens de transports qui ne nous rendent pas aussi dépendant·es des énergies fossiles et qui permettent la transition climatique.
« Réduire la place de l’automobile n’est rien d’autre que la meilleure manière d’améliorer ces alternatives (…). Vu les prix de l’énergie, il est complètement aberrant que des citoyens soient actuellement contraints d’utiliser leur voiture pour de courts déplacements parce que le manque d’aménagements cyclables ou piétons les rebute à changer de mode. »
Le RAVeL, inadapté aux déplacements quotidiens
Les parents comme Bénédicte et l’Iweps ne sont pas les seuls à dresser ce constat. La Cour des Comptes a elle aussi analysé l’état de l’infrastructure cyclable en Wallonie. Elle met en avant plusieurs points. Le premier, c’est que la Région base sa stratégie cyclable sur le RAVeL, un réseau de pistes cyclables touristiques et non pas de déplacements quotidiens.
« Les contraintes liées à la nature même du RAVeL empêchent celui-ci de remplir un rôle de réseau structurant, explique la Cour des Comptes. Les cyclistes quotidiens se déplacent principalement sur des voiries communales. »
Une réalité bien connue de Sofia. Cette maman bruxelloise a l’habitude de se déplacer à vélo en Wallonie pour son travail, à Charleroi exactement. Si cette cycliste aguerrie se dit prête à rouler à vélo dans cette ville avec ses enfants, elle est bien consciente du risque lié au manque d’infrastructures.
« J’irais, mais avec des gilets phosphorescents. En attachant bien le casque. Tu peux prendre le RAVeL, mais quand tu es cycliste au quotidien, tu n’es pas prêt à perdre dix minutes sur une route de cyclotourisme, tu vas au plus vite. Quand tu dois aller bosser le matin, tu ne te balades pas. »
Autre constat dénoncé par la Cour des Comptes et vécu par cette maman : le manque d’articulations entre la politique régionale et les stratégies communales. On se retrouve ainsi avec des pistes cyclables qui s’arrêtent au milieu du jeu de quilles.
« Il y a de chouettes infrastructures ici et là, mais c’est ici et là, confirme Sofia. Et c’est problématique parce que ça peut être traître. Tu te dis, ‘Trop chouette, il y a de l’infrastructure cyclable !’. Et puis, tout à coup, paf, la piste s’arrête et tu te retrouves en plein milieu des voitures. Dans cinq ans, Charleroi sera peut-être le paradis du cycliste. En attendant, tu as des chaussées avec des trous, des pistes impraticables et tu es obligée de rouler au milieu des voitures. »
Et de résumer la façon dont les Wallons utilisent le vélo : « Mon ressenti, c’est que le cycliste wallon est un cycliste sportif. Il va mettre son cycliste, son casque, prendre les RAVeL, faire beaucoup de bornes, mais une fois rentré chez lui, il va prendre sa bagnole pour aller chercher les bières et la viande pour le barbecue. Il est différent du cycliste bruxellois. Il commence à y avoir des cyclistes quotidiens, y compris à Charleroi, mais on se compte sur les doigts d’une main et on se connaît tous à force de croiser toujours les mêmes têtes ! ».
Un constat qui ne risque pas de changer si la Wallonie ne prend pas le tournant, analysent l’Iweps et la Cour des Comptes. Pour cette dernière, s’il y a des plans mis en place par la Région, ils ne sont ni évalués, ni assortis d’objectifs précis. Résultat : ils ne sont pas concrétisés.

Rouler à Bruxelles avec mes enfants ? Tu m’aurais posé la question il y a trois ans, je t’aurais répondu non. Aujourd’hui, oui.
Bruxelles, le début d’un tournant
Ce tournant, la Région bruxelloise l’a pris pendant la crise sanitaire. Sur une quarantaine de kilomètres, des pistes cyclables sécurisées ont été dessinées. Pour Sofia, c’est le paradis. Cette fois, elle n’hésite pas à embarquer ses enfants à l’arrière de son vélo.
« Rouler à Bruxelles avec mes enfants ? Tu m’aurais posé la question il y a trois ans, je t’aurais répondu non. Aujourd’hui, oui. Je trouve que les automobilistes sont plus sympas. Quand je prends une rue à sens unique pour les voitures, mais à double sens pour les vélos, et que j’arrive de front, auparavant, les automobilistes étaient surpris, klaxonnaient ou m’insultaient. Maintenant, je vois que les voitures se disent qu’il y a peut-être un cycliste qui va débouler de l’autre côté. Il y a eu un avant-après confinement. Un virage à 180°. Aussi dans les mentalités. On n’a pas encore rattrapé la Flandre, mais Bruxelles se défend très bien. »
Ainsi, même s’il n’existe pas encore de résultats précis, le nombre de trajets effectués à vélo a, a priori, augmenté ces derniers mois dans la capitale. « Même si ces pistes cyclables sont de facture intermédiaire et qu’on espère aller vers une plus grande qualité dans le futur, cette action en urgence a permis de récupérer de l’espace pour assurer davantage de place aux cyclistes », constate Florine Cuignet, du Gracq, le Groupe d’action des cyclistes quotidiens, de Bruxelles. Il y a encore du boulot à accomplir dans la capitale, mais le cercle vertueux est enclenché.
« C’est un vrai produit d’appel. Quand vous faites un bon aménagement de pistes cyclables et autres, ça met davantage de gens en selle. Et c’est un indicateur pour les pouvoirs publics qu’il faut aller dans ce sens-là, car il y a une vraie demande. »
Une demande et surtout une nécessité, une urgence, comme le rappelle l’Iweps dans son rapport en faisant référence à la situation en Ukraine et aux rapports compliqués entre l’Europe et la Russie, son fournisseur de pétrole. « La transition énergétique et environnementale que les scientifiques appellent depuis longtemps, à partir d’une vision à long terme, s’impose à présent dans l’urgence par la situation économique et géopolitique. La Wallonie, comme d’autres territoires, paie aujourd’hui, et paiera encore demain, les décisions qui n’ont pas été prises ces dernières d’années, notamment en matière d’aménagement du territoire ; elle paie également le prix de notre inertie collective à ne pas vouloir changer de modèle, le prix du déni climatique et des limites physiques de la Terre ».
LE BON EXEMPLE
La Flandre et le mobiscore
Même si les chiffres datent un peu (2017), on voit la différence d’utilisation du vélo entre les Régions : 18% en Flandre contre 4% à Bruxelles et… 2% en Wallonie. On vous entend déjà : « Oui, mais le territoire n’est pas le même, c’est beaucoup plus plat ».
En effet. Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi des politiques pro-cyclistes qui sont mises en place, évaluées et coordonnées. L’une d’entre elles s’appelle le mobiscore, qui donne un indice d’accessibilité en mobilité durable pour toute localisation ou adresse.
« Il calcule la distance aux différents types d’équipements du territoire : commerces et restaurants, crèches et écoles, médecins et hôpitaux, infrastructures sportives et culturelles et transports en commun. Le score tient compte du nombre prévu de déplacements pour des installations spécifiques et du mode de transport qu’un Flamand moyen utiliserait pour ces déplacements. Il fournit ainsi une information éclairante au citoyen sur une localisation résidentielle (en vue d’un achat p.ex.) et les facilités/ressources territoriales disponibles à proximité et accessibles en modes de transport bas carbone (TC, marche, vélo...). À quand un mobiscore wallon, outil d’information, de sensibilisation et de meilleur aménagement du territoire ? » s’interroge l’Iweps dans ses recommandations.
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