Vie pratique

Seul face à la révolution numérique

Christophe Butstraen, ancien prof, a pris à bras-le-corps la problématique de l’écran. Son livre Internet, mes parents, mes profs et moi (de Boeck) est le parfait outil pour dialoguer en famille autour des problèmes liés à l’utilisation du web. Pour sa troisième édition, il donne la primeur au Ligueur. L’occasion de faire un petit bilan sur la place que l’on consacre à l’éducation aux médias dans notre société.

Vous agrémentez votre ouvrage de trois nouveaux chapitres. Lesquels et pourquoi ?
Christophe Butstraen : « Pour commencer, c’est une troisième mouture parce que beaucoup de choses ont changé depuis la première il y a quatre ans. De nouvelles plateformes sont apparues. Des phénomènes comme le cyber-harcèlement ont explosé. On en dit un peu tout et n’importe quoi. Une des nouveautés dans mon livre, c’est tout ce qui touche à la pornographie. Je trouvais sa place trop faiblarde dans les premières éditions. Or, le rapport à la nudité, par exemple, est devenu une grosse composante du cyber-harcèlement. Se lancer là-dedans quand on s’adresse à des parents, donc inévitablement à des ados, ça ne se fait pas n’importe comment. Que faut-il dire avant, puis quand ça arrive, et quid de la consommation du porno sur internet ? Ce sont toutes ces questions qui m’ont guidé. Puis les deux autres chapitres sont consacrés au commerce en ligne, à ses innombrables pièges. Et enfin, un autre aux jeux vidéo. Je me rends compte que les parents sont de plus en plus désorientés par rapport à cela. »

Depuis la première édition, votre livre a connu un parcours inattendu. Vous avez rencontré beaucoup de monde, donné des tas de conférences, quels sont les combats gagnés, et les combats perdus ?
C. B. : « (Il réfléchit et répète plusieurs fois). Rah… Je ne la voyais pas venir celle-là. Bon, rapide retour en arrière. Le livre s’est vendu plus vite que prévu, en effet. On a dû écouler pas loin de 8 000 exemplaires avec les deux premières versions. À l’époque, naïvement, je pensais vraiment que j’allais secouer le cocotier et changer le regard de l’école d’abord, puis de la société sur son comportement vis-à-vis d’internet. En vain. Le gros combat perdu - et qui est un de vos dadas aussi au Ligueur -, c’est la question de l’éducation aux médias. Hier, j’entendais sur les ondes quelques spécialistes parler d’éducation civique aux nouveaux médias. Rien que le mot ‘nouveaux médias’, ça fait dix ans que j’entends ça. Dix ans que je me bats pour ça. Mais rien ne se fait. Les parents sont dépassés et hormis quelques initiatives comme Child Focus, Média animation, l’asbl Loupiote et quelques autres, il ne se passe rien. On peut citer du côté de l’enseignement Passeportic, de la 1re primaire à la rhéto. Hélas, sur base de bénévolat d’un enseignant. Or, ce n’est pas la garantie de pérennité d’un dispositif. Dans le draft du Pacte d’excellence, cette problématique occupe quelques lignes seulement. Qu’est-ce qu’on attend ? L’écriture a révolutionné la société. L’école a permis de sortir les mômes de l’analphabétisme. Quand va-t-on sortir du Moyen Âge numérique ? La société est de plus en plus sévère pour le permis de conduire, mais qu’est-ce qu’on fait pour la bonne conduite sur l’autoroute de l’information ? »

« Je trouve que l’attitude des ados et celle des parents est un peu semblable à celle d’un troupeau de gnous cerné par des lionnes »

Qu’est-ce que vous proposez pour faire avancer la machine ?
C. B. :
« Une heure de citoyenneté combinable avec la bonne utilisation sociale des médias. Parce que, de façon un peu inconséquente, on a tendance à se dire : ‘Oh, allez, ce n’est pas si grave que ça ce qui arrive à nos gamins sur les réseaux sociaux’. Mais combien de parents qui nous lisent ont assisté à des catastrophes sur le web qui impliquaient leurs enfants ? Ça peut aller jusqu’au suicide. Heureusement, c’est assez rare. Mais dans la balance, n’oublions pas les abandons, les échecs, les traumatismes… Tout cela est indélébile. Et facilement évitable. »

On a l’impression que ces questions de dérapages sont devenues monnaie courante et qu’il faut vivre avec. Le Ligueur a consacré un article relatant le témoignage édifiant d’une jeune de 15 ans qui disait, en gros : « Ça ne tombe pas sur moi, tant mieux ».
C. B. :
« Je trouve que l’attitude des ados et celle des parents est un peu semblable à celle d’un troupeau de gnous cerné par des lionnes. Si la lionne attaque, tout le monde court. Elle choisit sa proie. Et une fois qu’elle mange, on arrête de courir. On reprend le cours de son existence tranquillement. Et on se dit : ‘Ouf, c’est pas moi’. Il est pourtant impératif de travailler à partir de là. Tant avec la personne harcelée qu’avec le harceleur et les témoins. J’inclus dedans les parents et certains membres du personnel. Ça, je le répète un peu partout, autant dans mes conférences que dans les médias francophones depuis des années. Et je perds un peu espoir. Un exemple ? La Fédération Wallonie-Bruxelles a refusé mon agrément, c’est-à-dire que mon livre soit au programme de l’école. Pour des prétextes et des raisons futiles. C’est comme si elle envoyait le signal que l’école n’était pas prête à envisager l’éventualité de réfléchir au sujet. Paradoxalement, certains établissements l’ont rendu obligatoire, car ils considèrent que c’est un manuel de bon comportement. »

Vous êtes beaucoup lu par les parents ? Quel retour vous font-ils ?
C. B. : « Le retour que j’ai le plus fréquemment est qu’ils ont le sentiment que le livre permet de renouer le dialogue. En général, ils font un truc que je trouve très bien : ils le laissent traîner dans la maison. Comme le sujet passionne les mômes, à un moment ou un autre, ils le lisent. Ils adorent le passage que faire si, où je dresse un tableau avec une colonne parent, une autre enfant et une dernière justice. Ça aide chacun à savoir comment agir et quels réflexes avoir en fonction des situations. Finalement, ce que les parents me rapportent beaucoup, c’est qu’ils ont besoin de conseils pratiques pour agir face à cet outil qui les dépasse. »

Vous avez le sentiment qu’au niveau numérique, ils ont toujours du retard sur leurs enfants ?
C. B. : « Aujourd’hui, les parents ont le sentiment d’avoir rattrapé leur retard en matière de réseaux sociaux. Parce qu’ils maîtrisent Facebook, peut-être Twitter, Instagram. Mais, du coup, les ados vont ailleurs. Autre phénomène, c’est qu’au fil des ans les parents sont de plus en plus à l’aise avec le numérique. Un jour, les enfants du numérique seront parents, ils sont déjà profs. Mais ceux de 30-35 ans que je rencontre sont complètement dépassés par le savoir-faire des gamins. Parce qu’il y a une grande différence dans la façon dont ils utilisent l’outil. Les parents vont sur le web pour aller plus vite : les courses, les achats, les infos, etc. Les enfants, eux, y vont pour socialiser. Ils ne font donc pas la même chose. Et tout évolue vite. Les nouveaux réseaux sociaux naissent de façon fulgurante. Même les internautes les plus geeks sont dépassés par l’ampleur du phénomène. Le sentiment général qui naît de mes rencontres avec les parents, c’est un sentiment d’impuissance. Alors, on fait ce que l’on fait toujours en cas d’impuissance : on renvoie la faute aux décideurs, à ceux qui font l’école, à ceux qui fabriquent les appareils, aux politiques, etc. ‘Ils n’ont qu’à…’. »

Pourquoi cette numérisation de la société pose-t-elle tant de problèmes ?
C. B. :
« Parce que ça va très vite. Pour revenir à ce que je connais, l’école. Vous avez connu cette période où si deux élèves se bagarraient, on les séparait. Ils se serraient la main. Chacun rentrait chez soi. Le week-end passait et tout était oublié.
Prenez la même situation aujourd’hui. La sauce monte tout de suite auprès des copains. Et même ceux d’établissements voisins. Là où ça se calmait le week-end, aujourd’hui, ça s’amplifie. Et ça donne des affrontements très violents. C’est comme ça pour tout. Alors, on peut lancer de gentilles petites initiatives comme la journée d’un internet plus sûr (le safer day, ndlr), mais ce sont des one shot. Les élèves vont paramétrer leurs profils, faire un peu plus attention les jours qui vont suivre et puis quoi ? Ça n’ira pas plus loin. Alors qu’on pourrait prodiguer de bons usages en début d’année, par exemple. Comme un cap à tenir. Expliquer à chacun l’importance de se protéger sur le web. Pourquoi ça paraît si difficile à comprendre à l’heure où l’informatique envahit tout ? »

On a le sentiment que les personnes qui font l’école refusent de prendre ce problème à bras-le-corps. Pourquoi ?
C. B. :
« C’est exactement la question que je me pose. Pourquoi les fédérations de parents ne bougent-elles pas ? On attend quoi ? Heureusement qu’il existe des initiatives intelligentes. Elles sont petites, mais de plus en plus nombreuses. Je pense à l’ISM de Rèves dont vous avez parlé dans le dernier Ligueur. Des écoles qui se servent du potentiel high-tech et reflètent la société numérique. Je regrette simplement que ces quelques initiatives soient la marque d’un manque de créativité au niveau central. Elles sont la preuve que c’est possible. Pourquoi ne pas systématiser les bonnes pratiques ? On devrait les partager. On a les outils pour. Il en découlerait de la créativité. Parce que ça vient du terrain, pas d’un bureau. »

Alors qu’est-ce qu’on pourrait vous souhaiter pour une éventuelle quatrième édition ?
C. B. :
« Avant toute chose, je tiens à préciser que je ne suis pas occupé à vendre ma soupe ! Je constate et j’essaie de faire avancer les choses avec mes moyens. Aujourd’hui, les bouleversements arrivent vite. On vit une révolution et, à force de le répéter, je crois qu’on oublie de s’en rendre compte. Regardez les exemples récents. L’hémorragie Carrefour, c’est une crise qui vient d’un manque de performance numérique. On attend d’être étouffé avant de maîtriser ce potentiel ? Je demande juste une heure de cours de citoyenneté numérique par semaine. Ce serait une solution face à l’intolérance, au racisme, à la radicalisation, à l’environnement… Parce qu’aujourd’hui le web est le point de convergence de tout ce qui régit la vie des enfants. Alors, ce que l’on peut souhaiter pour une hypothétique quatrième édition ? Qu’elle soit inutile. Ou au moins vidée de la moitié de son contenu. »



Yves-Marie Vilain-Lepage

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