Vie pratique

« C’est quelqu’un qui m’a dit », chantait la poétesse. Vous les connaissez, les mécanismes de la rumeur. Les « Il paraît que.. ». Les « L’ami d’un ami sait de source sûre… ». Trop flagrant. Alors, pour corser l’affaire, internet s’en est emparé. Fini, les potins, les ragots, les on-dit. On parle de Gossip. Comme l’appli putassière du même nom pour échanger des rumeurs de façon anonyme. Et vous vous en doutez, le drame n’est jamais bien loin. Nos ados nous en font l’écho.
Camil, 20 ans
En internat, il y avait une nouvelle, très jolie, dans ma classe. Elle s’est vite retrouvée à l’écart. On prétendait qu’elle se lavait les parties intimes pendant la récré. Et très vite, ça s’est transformé en incontinence. Elle aurait passé la nuit avec un mec et ça se serait fini de façon immonde. Bref. On retrouvait des mots sur Facebook, des inconnus la contactaient pour l’accabler. Elle a pété les plombs. Elle n’est plus venue pendant des mois. Puis, plus du tout. Des années après, j’ai entendu dire qu’elle avait fini hospitalisée. Mais n’est-ce pas la suite de la rumeur ? »
Seve et Magg, 15 et 17 ans
Magg commence : « Je suis à fond de ces applis comme Gossip ou Chuck. C’est canon. C’est le côté potins sur les people que je kiffe. Après, en classe, ça n’existe pas trop. »
Seve : « Si tu vois des trucs du genre ‘La prof se tape le dirlo’, ça reste drôle ». On demande si ça fait rire les personnes qui sont victimes de ce genre de rumeur. Magg répond avec sérieux : « Ça va, ça reste sur le net, ça compte pas. »
Kiki, 18 ans
« Un mec de notre âge qui vole ou qui bédave (ndlr : qui fume du H), il est puni par l’école ou par la loi. Un autre qui fait la moindre crasse sur internet, on le laisse faire. Au pire, il va voir un psy. Il y a deux ans, toute une bande a commencé à raconter que j’étais gay. On a collé ma tête sur des photos qui me ridiculisaient. Et je voyais que ça tournait sur beaucoup de sites. Ça m’a dézingué. Je ne sais pas qui a fait ça, J’ai déprimé, je ne voulais plus voir personne. Aujourd’hui, on m’en parle encore. »
Alice, 21 ans
« Le truc stupide. Un copain prend mon smartphone et me fait une blague innocente, il écrit : ‘Je me sens bien chaude aujourd’hui’ sur mon compte Twitter. Très vite, on m’écrit des ‘Il paraît que t’as pas froid aux yeux ?’. Ça se calme vite. Mais un type ne lâche pas. Il devient de plus en plus agressif. ‘Je sais où tu habites, on dit que t’es vraiment une salope’. Puis, je reçois des SMS. Là, je commence à avoir peur. J’en parle à mes parents. Nous allons au poste de police. À l’époque, on nous rit un peu au nez. On en parle à l’école, on se renseigne auprès d’une plateforme française, Netecoute, qui prend le problème au sérieux. Je me fais spamer mon mail, les SMS s’intensifient. Un jour, je me fais suivre par deux types et je hurle pour qu’ils me laissent tranquille. Je craque. Je sombre. Est-ce ma parano ou non ? Impossible à dire. Je ne suis pas allée à l’école pendant des mois. Ça s’est calmé. Mais je me sens fragile. Vous n’imaginez pas à quel point. Je ne serai plus jamais à l’aise nulle part. »
L’avis de l’expert
Aurore Van de Winkel, conseillère en gestion des rumeurs et e-réputation
Dans ces témoignages, il s’agit avant tout de ragots. Le ragot, c’est un bavardage évaluatif sur la vie privée de notre entourage. Une personne est prise pour cible pour que d’autres puissent se rapprocher à ses dépens. Elle devient un bouc émissaire et est écartée du groupe. Le ragot est très utile pour le groupe, il permet de savoir qui y est admis ou pas. On échange d’ailleurs de façon négative sur ses ennemis et de manière positive sur ses amis. Il informe aussi sur les codes de la bande. Et puis ça rassure. Je ne suis pas « sale », moi, je suis « normal ». En dénigrant autrui, je me mets en valeur. Il est important de l’expliquer aux ados. Et de dire aussi qu’avec la libération de la parole sur le web, on se déresponsabilise de ses propos par l’anonymat et on peut vite aller trop loin. Or, il faut rappeler que l’utilisation de ragots (surtout faux) peut devenir de la calomnie, de la diffamation ou du harcèlement moral et que ces pratiques sont condamnables par la loi. Même si les témoignages nous montrent que ces situations ne sont pas toujours prises au sérieux par la police. On peut le comprendre, l’amplification du phénomène par le web est récent et la loi n’est pas faite en fonction d’Internet. Heureusement que les débordements comme ceux que décrivent Alice ne sont pas majoritaires. Son témoignage est intéressant, elle montre à quel point il est important d’en parler et d’être écoutée. Autre conseil pour désamorcer la situation, pas toujours évident à appliquer : l’humour. À un « Il paraît que tu n’as pas froid aux yeux ? », on peut répondre un « En effet, j’ai une bonne écharpe ». Ça crée une distance immédiate. Alice raconte également qu’elle a reçu des messages, des SMS, ce qui montre bien qu’il est capital de bien contrôler son image sur le net. Un compte Facebook verrouillé, des informations pas trop intimes, un choix judicieux de ses contacts et le réflexe de supprimer les commentaires injurieux, ce qui peut couper court à la rumeur. Dans tous les cas, le ragot existait avant Internet, et existera toujours ! Cela fait partie de la communication du groupe. La meilleure chose à transmettre à votre enfant pour lutter contre ses dérives : l’empathie.
Les coulisses du journaliste
J’ai trouvé les réactions majoritairement très inconscientes et peu solidaires. Un proche est victime de rumeur ? « C’est son problème ». Sous-entendu : « Ce n’est pas tombé sur moi ». On se croirait face à un troupeau d’antilopes qui regardent un collègue se faire dévorer par un fauve, soulagées d’être toujours en vie. Ceux plus conscients du danger sont désemparés. « Je trouve ça dégueulasse, mais on ne peut rien faire ». Je leur ai dit de se serrer les coudes. Ils m’ont gentiment écouté. Et à l’heure qu’il est, un message de 140 signes alimente peut-être les réseaux sociaux : « Journaliste donneur de leçon circule dans la rue, à éviter ».
À l’essentiel
Elle court, elle court la rumeur. Depuis la nuit des temps. Sauf que les mots que l’on écrivait au marqueur sur les portes des W.-C. ou les on-dit que l’on colportait sont exposés aux yeux du monde. Tout ça va vite, personne ne l’a anticipé. Le rôle des parents consiste donc à prendre au sérieux ces enfantillages qui peuvent déraper, être à l’écoute, discerner les gros mots des grands maux, pour éviter de faire couler des larmes, de l’encre ou pire encore.
Yves-Marie Vilain-Lepage
À lire
Comment gérer les rumeurs, ragots et autres bruits, Aurore Van de Winkel (Edipro).